Comme d’autres matériaux, la langue est une écriture. Mais plus que d’autres, c’est une signature. Cette écriture, signée, se destine à quelques-uns ou à plusieurs, provoquant par là une relation avec l’autre. Le texte est un propos, une intention ; il s’adresse à quelqu’un. Or une intention et une adresse forment, à l’évidence, des liens. Une relation entre auteur et lecteur. A fortiori dans le monde des réseaux que sont ceux du Web et du Net, nouveaux outils. Pour que ces liens se déploient, l’infrastructure du texte en question reste à être développée par l’éditeur – par éditeur j’entends ici tout travail éditorial, fait par un webmaster amateur ou un éditeur professionnel.
Pourtant il semble qu’encore aujourd’hui, malgré quinze ans d’expérimentations, la plupart des éditeurs proposent des livrels (soit des textes édités aux formats PDF, ePub) qui ne sont que des livres. On reprend les PDF "imprimeur" et on les envoie au diffuseur électronique. Ces PDF imprimeur, avec lesquels on a édité les épreuves puis les livres à imprimer, qui n’ont rien à voir avec les PDF conçus pour la lecture et la diffusion en ligne, sont-ils adaptés aux écrans ? Peuvent-ils aisément devenir des ePubs, format communément admis comme le plus aisé à lire sur les tablettes de lecture ?


Transformation de l’écriture


L’usage du numérique a-t-il transformé l’écriture – par le lien hypertexte, par l’image et le son ? Oui, sans nul doute. Les auteurs d’aujourd’hui l’utilisent-ils aisément ? Comment prétendre changer l’écriture sans cet outil-là ?
Un cinéaste me faisait remarquer que, dans un film, le téléphone portable avait modifié les relations entre les personnages, au point de jouer sur la structure du scénario, sur le rythme du film. Qu’un film sans téléphone mobile n’était pas écrit, découpé, de la même façon qu’un film avec téléphone mobile. Le temps est syncopé. La réalisation et l’écriture du film révèlent ce que nous ne percevons pas toujours dans notre vie quotidienne. Le temps est modifié, comme l’espace, par la simple présence d’un appareil téléphonique. L’absence du téléphone, dès lors qu’on sait son usage et sa puissance, donne même idée d’un rythme à prendre.


En ligne, c’est comme au cinéma. Sauf que le nouvel outil se nomme lien hypertexte. Ce lien a provoqué une écriture de blogs modifiant l’espace (longueur du texte), le temps du récit (non pas le temps grammatical mais la chronologie), l’architecture du texte (les appels de note, les folios, le découpage). L’absence du lien hypertexte n’empêche pas une écriture moderne, bien entendu. Mais peut-être ce lien, qui va à l’encontre de tout plan cartésien, qui nie les transitions et les règles dès longtemps enseignées, suggère-t-il une autre façon d’écrire   . Dès lors qu’on sait les possibilités qu’il offre, il induit, qu’il soit utilisé ou non, une nouvelle écriture. L’espace et le temps, là aussi, sont bouleversés.
Au cinéma, c’est un appareil quotidien qui le montre, en ligne, c’est le lien hypertexte. Outils nouveaux, d’un usage simple, quotidien, qui modifient en profondeur notre rapport au monde, à l’espace et au temps. Au cinéaste, à l’écrivain, de jouer avec cela pour en faire de l’or.

 


Confort de lecture


Ces habits neufs ne sont seyants, voire invisibles (ce qui est plus magnifique), que lorsque l’infrastructure est parfaite. Celle offerte par l’auteur, celle comprise par l’éditeur. Car l’écriture, pour exister, a besoin de son infrastructure complète : quelle que soit son intention   , l’écriture en ligne peut se développer en fonction de son rythme, de sa respiration, de ses blancs typos. Les auteurs savent bien donner cette infrastructure à leur texte. Aux éditeurs de la transcrire dans toutes les éditions qu’ils proposent. Avec respect envers l’auteur et ses lecteurs.


Une des choses qu’on apprend, dans les unités de fabrication des maisons d’édition, c’est la gestion des blancs. Le texte, c’est du noir, la page, des blancs. Ce qui compte, ce sont les blancs. Le changement de support ne change rien à l’affaire. Sur épreuves, le miroir de page préparé n’est pas le même selon que le livre est édité en poche ou en grand papier. Idem pour une édition électronique : le miroir s’étale pour une édition d’ePub puisque les marges disparaissent au profit de celles que figure la machine, tablette de lecture qu’on appelle indifféremment liseuse ou reader. Tandis que celles du PDF, idéal pour lire à l’écran d’ordinateur (avec ou sans clavier), s’élargissent pour un format à l’italienne, qui s’intègre dans un cadre horizontal. Les lignes et les justifications sont aérées en fonction de la proportion à établir. Les liens hypertextes sont posés pour faciliter la circulation dans le texte, voire en dehors, vers des références que le lecteur peut découvrir, approfondissant sa lecture en plusieurs niveaux. Les titres courants et les folios sont conçus comme des repères pour un livre dont on ne perçoit pas l’épaisseur - et le lien lui donne justement une profondeur que le papier ne lui offrait pas sur le moment   . Les titrailles et la typo en fonction du crénage des écrans, si fins soient-ils. Pas question de jouer avec des polices fantaisistes, à moins de demander à des typographes qui savent le faire. Du True-Type sinon rien, avec un juste équilibre des linéales et des romains, de l’œil et de l’interligne. Même si le lecteur s’en empare pour le modifier. À l’éditeur de proposer le plus confortable.


PDF ou ePub, ce qui compte n’est donc pas le format dans lequel on lit un livrel, mais sa mise en forme. Le format est une structure que l’appareil de lecture peut accueillir avec plus ou moins de bonheur. Certains préfèrent l’ePub, d’autres le PDF, quand les blogueurs sont rivés à l’HTML et que la plupart des professionnels du livre (et des lecteurs) regrette l’interface papier. La question n’est pas de choisir tel ou tel format. Mais de concevoir une mise en forme de son texte en fonction du confort de la lecture. Sur ordinateur, ce n’est pas la même chose que sur tablette ou sur téléphone mobile. Le PDF n’aura donc pas forcément la même mise en page que l’ePub ou la version imprimée.


Susciter l’interaction


Pour le reste, pourquoi un texte serait-il vendu sous la forme figée d’un PDF, d’un ePub tandis qu’en ligne, tout bouge ? Pourquoi ne pas lui laisser possibilité de se transmettre, aussi, selon d’autres interfaces ? Éditer un livre en ligne consiste à l’adapter – comme on adapte un roman au cinéma ou au théâtre, comme on traduit une langue vers d’autres.


On gomme, on reprend. On met en forme les index, les entrées et les tables pour une encyclopédie. La collection d’André Breton, archivée pour un catalogue de vente aux enchères avec photos, légendes et textes explicatifs pour un public d’amateurs spécialisés comptait huit volumes thématiques, un index par auteur lorsque les œuvres répertoriées n’étaient pas anonymes. Cette collection est en cours d’édition sous forme d’encyclopédie en ligne : photos, texte explicatif en wiki modéré, commentaires des lecteurs. Mais aussi : vidéos, entretiens enregistrés, liens vers sites et ouvrages, vers expositions et musées. Entrées par tags, par catégorie thématique comme dans une table des matières, par auteur, par personne citée, par ISBN ou par date, par "mot du titre" ou "mot du texte", etc. En français, pour le moment, en anglais dès 2011.

 


Le livre d’origine, qui ne comptait qu’un seul type d’index, se déploie en une infinité de directions. Toutes convergent vers le sujet qui nous occupe : André Breton et le surréalisme. L’édition se fait au fur et à mesure, comme on range des rayons au marché de la Poésie : dès l’ouverture. Aussi bouge-t-il perpétuellement, comme une échoppe vivante, avec des interruptions, des modifications, des essais. On range, on classe, on indique. Comme dans un musée ou une bibliothèque, on développe. Le catalogue de vente se transforme en encyclopédie vivante. Lecteur, on peut venir interrompre la webmaster dans la mise à jour de ses fiches pour lui laisser un commentaire qui va tout modifier, pour développer un article qu’elle a transcrit, adapté, mis en forme. On peut lui envoyer une image, une vidéo, un enregistrement ou un texte. On peut proposer des développements. Par exemple, une librairie en ligne, alliée à une librairie de quartier pour un rayon surréaliste. Par exemple, un colloque virtuel, pour rassembler des chercheurs autour du projet. Par exemple, l’édition numérique de textes qui existent sous forme imprimée, mais sans lien avec le site.


Mais la fiction ? mais la poésie ? Comment les éditer ? Eh bien, en suivant les indications de l’auteur, pardi – comme on a toujours fait. Poèmes et romans, récits et pièces sont éditables en ligne, naturellement. Mais leur accueil sera plus chaleureux si l’éditeur adapte la mise en forme du texte au support que le lecteur utilise. Et si l’on s’adapte aux outils et aux usages que développe le Web. Les réseaux, les communautés. Le confort de lecture prime. Mais les échanges, le partage de certaines parties du texte pour en faire acquérir d’autres par le client – car nous sommes des marchands, tout de même – sont des usages dont l’éditeur doit s’emparer. Chacun connaît maintenant les communautés de lecteurs, désormais évidentes.
Il en est une autre, plus soudée sans doute, qui forme un réseau d’auteurs. Ceux-ci fédèrent une communauté, active, qui pose le blogueur privilégié comme auteur possible. Pas de hiérarchie entre auteur et lecteur. Ce qui compte, c’est le partage des textes. Les blogs communiquent, tels des vases communicants. Ces Vases communicants se transmettent des textes de François Bon, Pierre Ménard, Arnaud Maïsetti et d’autres. Les textes sont confiés à l’édition sur le blog d’autrui en échange d’un texte du blogueur. Peu à peu la communauté s’étoffe. Composé en HTML, le texte est édité sous une interface différente de celle que son auteur connaît d’habitude. Sa mise en forme change.


Infrastructure et interfaces


Comment éditer un texte ainsi composé ? Conserver l’aspect multimédia du site quand on édite un livrel, ou livre électronique natif, que ce soit sur téléphone mobile ou sur ordinateur portable. Ou adapter le texte pour le rendre lisible sur le papier – et non pas une triste édition plaquée, couchée sur le papier, nue, comme si l’écriture s’avouait vaincue devant le poids de l’édition traditionnelle.


On voit de biens tristes exemples de récits multimédias tronqués de leurs images, de l’organisation qu’offrait l’interface. Les balises informatiques des éditeurs de texte sont pourtant conçues pour concevoir l’édition des textes et des images sur tous les supports. "Ceci est une image" ou "ceci est un titre de niveau 1" disent les balises TEI, ou DocBook, de tel ou tel éditeur XML. Et cette infrastructure développe les compétences de l’éditeur que je suis, que certains d’entre vous êtes, nous forçant à pousser notre lecture pour comprendre l’infrastructure que l’auteur a mise en œuvre. Nous incitant à comprendre telle et telle interface pour préparer la mise en forme du texte.


Ce n’est qu’après, au moment de la pose des feuilles de style, que le metteur en page, qu’il soit webmaster ou préparateur de copies, peut indiquer les graisses, les corps, l’inclinaison, le fer, la justification et les Pantones – ou CMJN et RVB. Chaque version du texte diffère, en fonction de son support, grâce à un travail au plus près entre l’auteur et l’éditeur. CSS et préparations visent à rendre le texte lisible par tous, sur tout support éditable. Pour l’instaurer dans une relation avec le lecteur. Pour mettre en valeur l’intention de l’auteur et son adresse. À l’adresse d’autrui

 

A lire dans ce dossier : 

- "Le mépris du lecteur", par Remi Mathis. 

- "Prix du livre numérique : s'accrocher au connu au risque de se tromper", par Mathieu Perona.   

- "Dépasser la conception fixiste du contrat d'édition pour s'adapter à l'environnement numérique", par Lionel Maurel. 

 

A lire aussi : 

- Alain Jacquesson, Google Livres et le futur des bibliothèques numériques, par Vincent Giroud.