Soudain, tout s’accélère. 2010 sera sans doute l’année durant laquelle le livre numérique aura commencé à toucher un grand public, occasion de vérifier la viabilité des modèles économiques mis en jeu et d’évaluer la pertinence de la stratégie de chacun des acteurs.

Du côté des tablettes de lecture, le Kindle3 semble une grande réussite commerciale aux États-Unis et le marché est envahi par des acteurs nouveaux, qui ont senti tout le profit à tirer de ces nouvelles machines. Le FnacBook est censé devenir le cadeau de Noël privilégié en 2010. Cependant, les éditeurs travaillent à rendre leur catalogue accessible, comme en témoigne la plate-forme Eden conjointement fondée par Flammarion, Gallimard et La Martinière.


Parallèlement, les pouvoirs publics, conscients de la nécessité d’évoluer et de proposer un cadre juridique qui permette l’innovation votent l’extension au numérique de la loi sur le prix unique du livre. Et l’on se dirige donc vers un modèle mixte, où, selon les usages, les lecteurs consulteront leur livre sur papier, ou sur un support électronique – ces derniers étant appelés à encore rapidement évoluer afin d’apporter le meilleur service au lecteur.

Oui, ainsi présenté, tout ceci serait bien beau. Hélas, cette légende dorée ne correspond nullement à la réalité et toute personne ayant déjà essayé d’acheter un livre numérique pour son usage personnel en est bien conscient.

Imaginons donc que vous désiriez lire un livre de littérature contemporaine. Disons le très beau livre de Mathias Énard, qui vient de recevoir le prix Goncourt des lycéens. Ah, non, vous ne le trouverez pas : son éditeur, Actes Sud, n'a pas jugé bon de le proposer sous forme de livre numérique. Nous nous serions bien rabattu sur le dernier roman de Houellebecq, puisqu’il a reçu le prix Goncourt et est, paraît-il, un best-seller. Mais la version numérique étant parue plus de deux mois après la version papier, il y a de bonnes chances que vous ayez préféré cette dernière. Ou que vous ayez acheté un autre ouvrage. Ou que vous l'ayez téléchargé de manière illégale, puisqu’on sait depuis bien longtemps que toute prohibition entraîne ses trafics.

Qu’à cela ne tienne, prenons un autre exemple. Je décide d’acheter Beau rôle de Nicolas Fargues, publié chez POL. Cela tombe bien, cet excellent éditeur a une politique active en terme de livres numériques : je le trouve donc sans difficulté sur la plate-forme de vente Immatériel   . Là, il coûte… 15,30 euros. Je suis extrêmement surpris car le texte existe au format de poche pour 5,80 euros : on me fait donc payer un simple fichier PDF 10 euros de plus qu’un livre sur papier, tout en me demandant d’acheter moi-même la machine qui me permettra de le lire !

Mais la question se corse encore quand on a téléchargé le livre. La simple lecture devient rapidement très complexe. D’abord, si notre ordinateur se trouve sous Linux, passons notre chemin, rien n’a été prévu pour nous et nous ne pourrons tout simplement pas lire le livre que nous avons légalement acheté.


Notre ordinateur est-il neuf et estampillé Microsoft ? On nous imposera cependant d’installer des logiciels spéciaux – qui ne sont bien entendu pas libres – afin de lire nos livres : la mise en œuvre est souvent complexe et rebute très rapidement toute personne qui éprouve des difficultés en informatique. Ceux qui parviennent toutefois au bout de cette laborieuse installation ne comprennent toujours pas pourquoi un éditeur nous dicterait un choix de logiciel, sur notre ordinateur personnel, pour afficher un simple pdf.

Pourquoi cela ? Parce que la plupart des éditeurs bardent leurs fichiers de DRM   – ces systèmes informatiques de gestion des droits, servant à contrôler l’usage que nous faisons du fichier que nous avons acheté. Utiliser des DRM revient à s’assurer du respect de ses droits par la force, en partant du principe que tout lecteur est un ennemi et un délinquant. On ne cherche même pas à faire tomber la répression sur le voleur mais on considère que tout lecteur est un voleur en puissance qu’il faut donc empêcher d’agir avant qu’il ne commette son odieux forfait.

Cet état de fait serait seulement extrêmement désolant (et preuve d’un problème de fond dans la politique des éditeurs vis-à-vis de leurs clients) si les DRM ne nous empêchaient par la même occasion de jouir pleinement de nos droits et de connaître l’usage légitime de tout propriétaire de livre.

Peut-être voudrons-nous également le lire sur notre téléphone portable, sur l’ordinateur de notre épouse ou sur notre iPad ? Là encore, nous pensons avoir acheté un livre et donc pouvoir en faire ce que nous désirons ? Erreur ! Il n’est que très rarement possible de lire ses livres numériques sur autant de machines qu’on le désire : quel éditeur est capable de m’assurer que je pourrai lire le livre que j’ai payé quand j’arriverai à la campagne ou chez des amis ? Les éditeurs actuels nous font croire qu’ils nous vendent un livre numérique alors qu’ils ne nous en concèdent uniquement un droit d’usage très limité et pour une durée courte dépendant du support sur lequel nous lisons le fichier. Je sais que je pourrai lire mon livre sur papier dans vingt ans et il serait normal qu’il en soit de même du livre numérique que j’achète : quel éditeur me l’assure ? Quel éditeur me promet la migration de mes fichiers vers mes nouveaux ordinateurs ou tablettes de lecture durant ma vie entière ?

Les éditeurs ne m’ont jamais interdit de prêter le livre à un ami, de le revendre ou de l’utiliser en plusieurs lieux. Ils ne m’ont jamais interdit de me servir de la 2e de couverture pour noter mes impressions de voyage, une marge pour me souvenir d’acheter du chocolat ou me rappeler le numéro d’un ami. Pourquoi alors les DRM de POL m’interdisent-ils de prendre des notes sur le livre que j’ai acheté ? Alors que la lecture est une des activités les plus sociales qui existent – discuter d’un roman est aussi agréable que le lire ; la lecture savante se nourrit de commentaires et de comptes rendus – les éditeurs décideraient que nous n’avons brusquement plus le droit de prêter notre propre livre à un ami ?

 


Les éditeurs ne semblent avoir aucune conscience et même aucun égard pour leurs lecteurs. Peu leur importent les pratiques, les envies, les besoins de ces derniers. Incapables de comprendre leurs lecteurs, ils se contentent d’agiter l’épouvantail du piratage en espérant que ce qui a tant fait scandale pour la musique devrait bien faire de même pour les livres. Ne vaudrait-il pas mieux regarder la réalité en face ? Accepter que 94% des livres piratés le sont… parce que l’offre légale n’existe pas   . Reconnaître que pour les 6% restant c’est l’inadaptation de l’offre qui est largement la cause du piratage : le lecteur va vers le plus facile à utiliser et… ce n’est actuellement pas l’offre légale, hélas.

Quelques marchés aisés à conquérir leur tendent les bras pourtant : les universités sont par exemple une opportunité nonpareille pour le livre numérique – marché protégé, stable, très rémunérateur… à condition d'être capable de penser en terme de besoins du lecteur et non d'essayer de calquer par habitude les modèles du papier sur le numérique. Or, la plupart des éditeurs, non contents de proposer des livres bardés de DRM, réfléchissent encore en termes d'exemplaires - comme si cela avait encore un sens - quand on leur demande de parler d'accès et de penser le livre comme un service, non comme un objet qu'il n'est plus.

Ce dossier ne se veut pas inamical à l’encontre des éditeurs, bien au contraire. Bien que certains éditeurs aient déjà compris les mutations à l'œuvre et agissent en conséquence (La Découverte par exemple), il ne s'agit pas non plus de donner des bons et des mauvais points.

Je suis, nous sommes, les premiers à prendre plaisir à la lecture des fictions que les éditeurs publient, à donner des comptes rendus d’essais historiques ou portant sur des questions de société. Nous sommes des lecteurs. Et le lecteur est aujourd’hui méprisé par la plupart des éditeurs, qui lui vendent très cher des contenus inadaptés. Le lecteur n’est pas écouté quand il demande que les technologies et les modes de lecture actuels soient pris en compte. Le lecteur est stigmatisé quand, de découragement, il télécharge des contenus illégaux – comme si casser le thermomètre résolvait le problème. Le lecteur est la vache à lait d’une édition qui cherche à être protégée par l’État plutôt qu’à s’adapter aux besoins de la société et de ses clients : les éditeurs croient trouver un refuge en des expédients que leur influence sociale leur permet d’obtenir. Mais leur mal vient de plus loin.

Déjà, nous voyons d’importants acteurs de la chaîne du livre se radicaliser : la librairie Dialogues, à Brest, a ainsi décidé de retirer des livres qu’elles proposent tous ceux dont l’usage est entravé par des DRM en parlant d' "arnaque au lecteur". Les bibliothèques ne supporteront pas indéfiniment qu’il ne soit tenu aucun compte de leurs demandes, telles que les dix recommandations du consortium Couperin (juin 2009). Des écrivains commencent à publiquement se révolter contre les pratiques de leurs éditeurs : une tribune a été publiée il y a peu dans Le Monde.

S’ils ne s’adaptent pas rapidement, les éditeurs traditionnels peuvent tout simplement mourir à moyen terme. Car si l’édition possède une inertie importante, ce n’est pas le cas d’Internet où des géants mondiaux se créent en dix ans. Il est donc totalement illusoire et parfaitement contre-productif de vouloir plaquer le système de fonctionnement de l’édition sur papier sur l’édition électronique. Poursuivre dans cette voie risque de conduire à la mort.

C’est ce que nous avons voulu montrer dans ce dossier, en abordant le sujet sous différents angles.

* Lionel Maurel, juriste et auteur d’un blog influent sur le droit et les sciences de l’information   , est conservateur à la Bibliothèque nationale de France. Il démontre que les contrats d’auteur reposent sur des concepts qui n’ont plus cours à l’heure du numérique et sont sources de tensions de plus en plus marquées avec les auteurs. Soulignant que des expériences innovantes existent, il appelle à l’évolution rapide de ces contrats – sans quoi la position des éditeurs risque d’être fragilisée.

*C’est aux modèles économiques que s’intéresse Mathieu Perona, docteur en économie et récent co-auteur de Le Prix unique à l'heure du numérique (Rue d’Ulm, 2010) afin de montrer que la stratégie des éditeurs à cet égard est contre-productive. Il démontre ainsi que les livres numériques sont trop chers par rapport aux livres sur papier et remet en cause l’opportunité de l’élargissement de la loi sur le prix unique au livre numérique, qui constitue un véritable piège pour les éditeurs.

* Constance Krebs est éditrice. Elle travaille cinq ans dans l’édition traditionnelle avant de plonger dans l’édition en ligne, comme éditrice aux éditions 00h00. En 2010, après un rapport sur les enjeux qu’implique le numérique, elle conduit l’édition du site encyclopédique André Breton. Elle remet en cause dans ce texte la forme même du livre numérique tel qu’il existe actuellement car ce modèle se contente de reprendre la forme du livre sur papier de manière homothétique, sans tenter de profiter des possibilités ouvertes par les nouveaux supports – s’isolant un peu plus des auteurs et des lecteurs

 

A lire dans ce dossier : 

- "Dépasser la conception fixiste du contrat d'édition pour s'adapter au livre numérique", par Lionel Maurel.  

- "Prix du livre numérique : s'accrocher au connu au risque de se tromper", par Mathieu Perona. 

- "Un livrel n'est pourtant pas un livre", par Constance Krebs. 

 

A lire aussi : 

- Alain Jacquesson, Google Livres et le futur des bibliothèques numériques, par Vincent Giroud.