Dossier : La politique extérieure de l'Union européenne à l'heure du SEAE

 

La politique étrangère européenne existe sous sa forme rudimentaire (la "coopération politique européenne") depuis 1970, et depuis 1992 sous une forme juridique (la politique étrangère et de sécurité commune, PESC, créée par le traité de Maastricht). Mais les conditions d’exercice de cette politique étrangère se sont considérablement transformées depuis une dizaine d’années avec la création d’un poste de "Haut Représentant" (1999) renforcé par le traité de Lisbonne (2009), avec le lancement de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD, 1999), et avec l’élargissement de l’Union européenne à l’Est (2004-2007) qui a modifié les possibilités d’action géopolitique de l’Union.

On ne fera pas ici un recensement des travaux de nature formelle et juridique qui ont traité de l’organisation complexe des relations extérieures de la Communauté et de l’Union (ex. J.-V. Louis – M. Dony (s. d.), Le droit de la CE et de l’UE – tome 12, relations extérieures, Commentaire J. Megret, Ed. Université de Bruxelles, 2005 ; ou Marise Cremona – Bruno de Witte (s. d.), EU foreign relations law. Constitutional fundamentals, Hart Publishing, "Essays in European law", 2008).

On ne recensera pas non plus les compilations de la politique étrangère européenne dans ses différentes dimensions matérielles, telles que l’ouvrage de Romain Yakemtchouk (La politique étrangère de l’Union européenne, L’harmattan, 2005) ou celui de Fraser Cameron (An Introduction to European Foreign Policy, Routledge, 2007). Plus récemment, on peut trouver chez Fabien Terpan, La politique étrangère, de sécurité et de défense de l’Union européenne (La Documentation française, 2010), une description complète, à la fois historique et thématique, des mécanismes, instruments et objectifs de la politique étrangère européenne. Une analyse plus élaborée, et très lucide, sur les différentes facettes de la puissance européenne a fait l’objet du rapport Anteios 2009 (Europe : la puissance au bois dormant, PUF).

On s’étendra davantage sur les débats qui ont déterminé la portée de la politique étrangère européenne, car ces débats et controverses éclairent bien mieux à la fois l’état de l’Union et ce que peuvent être ses ambitions sur la scène internationale. Dès lors que l’UE se dote d’instruments de politique étrangère, et en particulier d’outils véritables d’intervention militaire et de gestion des crises, quelle doit être sa stratégie, autrement dit la mise en adéquation des moyens par rapport à ses objectifs ?

Notons pour commencer qu’il n’est guère possible de penser la politique étrangère européenne sans son référent quasi-naturel qu’est la puissance américaine. Non seulement parce que les Etats-Unis et l’UE font partie du même monde "occidental", et sont reliés par un troisième pôle qui est l’OTAN, fondement de la défense européenne depuis 1950 (21 pays européens sont membres à la fois de l’UE et de l’OTAN). Mais aussi parce que l’équilibre du partenariat transatlantique est à l’ordre du jour au moins depuis au moins un demi-siècle, quand le "grand dessein" du Président Kennedy envisageait, en 1962, une "Communauté transatlantique" reposant sur deux "piliers" (Etats-Unis et Europe occidentale, celle-ci étant unifiée mais néanmoins dépendante des Etats-Unis pour sa défense).

La fin de la Guerre froide a bouleversé le charme discret de la communauté transatlantique. On aurait pu penser que c’est l’Europe qui aurait mis à profit la disparition de la menace soviétique pour prendre son autonomie. Elle l’a tenté, avec le traité de Maastricht et la création de la PESC, mais elle n’a pas su mettre fin aux conflits de Yougoslavie sans recourir au partenaire américain et à l’OTAN (accords de Dayton sur la Bosnie en 1995, guerre du Kosovo en 1999). Et c’est des Etats-Unis qu’est venu le choc intellectuel qui l’a en quelque sorte réveillée, avec la célèbre comparaison osée en 2002 par le néo-conservateur Robert Kagan entre la "puissance" américaine (Mars) et la "faiblesse" européenne (Vénus) – La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Plon, 2003. Les idées et la politique des néo-conservateurs américains ont doublement souligné la faiblesse européenne : d’une part en dénigrant le "paradis postmoderne" des Européens face à la supériorité supposée de la puissance militaire américaine, consciente d’agir dans un monde non pas "kantien" mais "hobbesien" ; d’autre part en cassant littéralement l’Europe au moment de la guerre en Irak (alors que la France et l’Allemagne s’y opposaient ouvertement, dix-huit pays de l’actuelle Europe à 27 prenaient le parti déclaré de Washington).

L’Europe aurait pu tirer parti de cette cassure pour modifier les ressorts fondamentaux de son action sur la scène internationale. Il n’en a rien été. Désireuse de surmonter ses divisions dues à la crise irakienne (qui étaient d’ailleurs plus des divisions entre les gouvernements qu’entre les opinions publiques, unanimement critiques de l’action américaine), l’Union européenne a adopté en 2003 une "stratégie européenne de sécurité" qui a constitué un véritable négatif de la stratégie nationale de sécurité adoptée par l’Administration Bush l’année précédente. Partant du constat qu’elle devait répondre aux mêmes menaces que l’Amérique (le terrorisme, la prolifération, les conflits régionaux, les Etats faillis, la criminalité organisée), elle a défini ses réponses propres (une action civile et pas seulement militaire, le soutien au multilatéralisme, la stabilisation de son voisinage). L’UE a continué à déployer des opérations civiles ou militaires de basse intensité, par exemple dans les Balkans (Macédoine, Bosnie) ou en Afrique (République démocratique du Congo, Tchad, lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes). Elle a été puissance de paix (par exemple le règlement du conflit entre la Russie et la Géorgie en 2008, mais selon des modalités qui doivent beaucoup au volontarisme personnel de Nicolas Sarkozy, alors en présidence de l’Union européenne). Elle n’a cependant pas défini un projet géopolitique appuyé par une véritable puissance militaire. Elle est, sur ce plan, restée en position infantile par rapport aux Etats-Unis. Les avancées réalisées sous la présidence française de l’Union européenne en 2008 (l’actualisation de la stratégie européenne de sécurité, l’accent mis sur le développement des capacités militaires) n’y ont pas changé grand-chose.

La posture "postnationale" de l’Europe est défendue par maints auteurs européens. Robert Cooper, un diplomate britannique devenu haut fonctionnaire au Secrétariat du Conseil de l’Union européenne, a analysé l’environnement dans lequel une puissance "postmoderne" comme l’Union européenne peut et doit répondre aux défis émanant d’un monde resté "moderne" ou "pré-moderne" (The Breaking of Nations: Order and Chaos in the Twenty-First Century, Atlantic Monthly Press, 2004). Il prétend montrer ainsi la voie aux Etats-Unis, restés dans la vision "moderne". Tout aussi optimiste sur le pouvoir "transformationnel" de l’Union européenne est Mark Leonard dans son opuscule Why Europe will run the 21st Century, Public Affairs, 2005 : l’UE serait la plus capable de répandre ses normes et ses valeurs démocratiques sur toute la planète, alors que l’Amérique de G. W. Bush prétendait à la même époque répandre la démocratie dans le monde entier. On trouvera pour le moins surprenant que ce soit précisément des auteurs britanniques, venant d’un pays réputé pour la frilosité de son engagement dans le projet européen, qui se montrent aussi laudatifs sur la "puissance européenne". Faut-il y voir la révolte d’intellectuels éclairés contre une opinion noyée dans les préjugés ? Ou bien, plus subtilement, la tentative de rétablir l’unité anglo-saxonne entre une Europe qui devient de plus en plus britannique (déjà par la langue, mais aussi par son approfondissement économique libéral et par son élargissement territorial), et une Amérique qui a trop tiré la corde vers l’unilatéralisme ?

Partant d’une analyse critique de la politique irakienne de l’Administration Bush, le Français Tzvetan Todorov (Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Robert Laffont, 2003) y oppose quant à lui le modèle européen reposant à la fois sur le pluralisme et le droit, et il appelle l’Union européenne à se transformer en "puissance tranquille", non pas désarmée, mais tranquillement neutraliste, armée seulement pour sa propre défense et pour empêcher des génocides (l’expression "puissance tranquille" a en fait été lancée par Andrew Moravcsik dans un article de Newsweek en 2002 : "The Quiet Superpower"). Ces réflexions rejoignent les prises de position de nombreux intellectuels (ex. Habemas et Derrida, "Europe : plaidoyer pour une politique extérieure commune", Libération, 2 juin 2003, à propos de la guerre en Irak), et aussi le rapport de Barcelone du groupe sur les capacités de sécurité européenne (A Human Security Doctrine for Europe, 2004, consultable sur internet) : selon ces personnalités mandatées par le Haut Représentant de l’époque, Javier Solana, l’Union européenne doit penser avant tout en termes de "sécurité humaine" et mettre en avant les droits de l’homme, le multilatéralisme, la règle de droit, l’adaptation au contexte local – en fondant sur ces principes la spécificité de ses interventions civilo-militaires. Même si ces personnalités ne renient pas une certaine dimension militaire de la politique européenne, elles adoptent une culture de retenue stratégique qui a été au cœur, soulignons le, de la politique étrangère allemande (cf. le concept de "puissance civile" développé par le Professeur Hans Maull à propos de l’Allemagne et du Japon). Sans parler de la position spécifique des pays neutres comme la Suède, pour laquelle le rejet de tout impérialisme militaire s’accompagne de positions morales fièrement revendiquées sur la scène internationale, notamment face à "l’impérialisme" américain.

D’autres auteurs, privilégiant une optique plus économique que stratégique, ont voulu dans ce contexte démontrer la spécificité de la puissance européenne reposant sur le droit et la norme, sur les "préférences sociales" (environnement, agriculture), sur la souveraineté partagée, face au souverainisme de la politique américaine (Zaki Laïdi, La Norme sans la Force : L’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2e éd., 2008). De même, Michel Foucher, dans une approche plus géopolitique (L’Europe et l’avenir du monde, Odile Jacob, 2009), a voulu mettre en évidence la capacité de l’Union européenne à réguler la mondialisation et à agir dans l’environnement mondial, qui passe par sa capacité à produire des compromis multilatéraux. Il appelle les Européens à définir leurs intérêts, à passer du "forum" à l’ "arène" (comme dans la résolution de la crise géorgienne en 2008), ce qui se résume en un triple commandement : agir comme centre de pouvoir, prendre conscience d’eux-mêmes, et faire preuve de solidarité. Mais Michel Foucher ne méconnaît pas non plus les faiblesses de l’Europe : le "doute" qui est dans sa nature même, et la difficulté à fixer les frontières (dans un précédent ouvrage, L’obsession des frontières, Perrin, 2007, l’auteur dévoilait d’ailleurs la logique américaine, inspirée du containment et puissamment relayée en Europe, visant à élargir l’UE jusqu’à la Turquie et aux frontières de la Russie).

La journaliste Florence Autret est sans doute l’un des rares auteurs, avec l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, à plaider pour une approche plus réaliste, et elle nous ramène de ce point de vue au référent américain dans son ouvrage L’Amérique à Bruxelles (Seuil, 2007). L’approche de Florence Autret est plus économique, se fondant notamment sur les enjeux de la politique de la concurrence et de la politique normative, qui suscitent toute une activité de lobbying à Bruxelles de la part des entreprises américaines. Mais si elle n’approfondit pas les questions de sécurité, elle ne les néglige pas non plus, en montrant comment les Européens ont su mettre en chantier (dans une "immaturité politique") un projet aussi stratégique que Galileo, et ont été pris au piège des dérives américaines de la lutte contre le terrorisme. L’appel final de l’auteure à plus de réalisme et de volontarisme, y compris sous la forme d’une avant-garde dans les questions de défense, mérite d’être salué.

Alors que l’Administration Obama paraît afficher une relative désinvolture face à l’Europe (comme l’a montré l’annulation récente d’un sommet UE/Etats-Unis), l’heure est peut-être venue pour les Européens de se prendre davantage en main. Jeremy Shapiro et Nick Whitney, deux chercheurs issus d’un think tank atlantiste, le European Council on Foreign Relations (ECFR), ont publié à la fin 2009 un rapport intitulé "Towards a post-American Europe : a power audit of EU-US relations". Ils ne vont pas jusqu’à préconiser une Europe de la défense autonome, mais appellent l’Europe à se montrer moins dépendante, moins "infantile", moins "fétichiste" à l’égard des Etats-Unis, et plus "responsable", en particulier en affirmant une politique propre en Afghanistan, en Russie et au Moyen-Orient. On peut cependant s’interroger sur ces propositions : si cette émancipation de l’Europe découle d’une "bienveillante négligence" de la puissance tutélaire américaine, n’est-on pas dans un scénario inversé par rapport aux années Bush, mais dans une même logique de puissance et de faiblesse ?

De toutes ces analyses, des constantes paraissent malgré tout dériver : que le multilatéralisme de l’Union européenne fait sa force en même temps que sa faiblesse, qu’il faut en passer par là pour définir des intérêts et une volonté, et que l’enjeu ne peut être d’imiter la puissance américaine (c’est-à-dire devenir un acteur géostratégique mondial) mais bien de défendre les intérêts européens d’une autre manière dans la gouvernance mondiale en gestation

 

 

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