A l’occasion du premier débat de ‘La Cité des Livres’, organisé par nonfiction.fr et la Fondation Jean-Jaurès le lundi 15 février 2010, Lionel Jospin a évoqué avec verve et passion son parcours politique pendant près de deux heures. Le débat était animé par Frédéric Martel, rédacteur en chef de nonfiction.fr, et Nicolas Vignolles, collaborateur de la Fondation Jean-Jaurès. En s’appuyant sur les mémoires qu’il vient de publier, Lionel raconte Jospin (Seuil), le public a pu échanger avec l’ancien Premier Ministre sur des sujets politiques importants et des moments clés de sa trajectoire personnelle.



L’entrée en politique


La discussion s’est initiée autour de l’entrée de Lionel Jospin en politique. Enfant de militants de la SFIO, il baignait dans un milieu politisé très jeune. Un fait historique majeur marqua son engagement et son esprit critique : la guerre d’Algérie. C’est sur ce sujet fondamental pour sa génération que L.Jospin se forgea une opinion critique distanciée de celle de son père et de la majorité de la SFIO de l’époque. Il a insisté sur le fait que, souvent, les engagements politiques prennent tout leur sens à partir des événements historiques auxquels ils s'adossent. Son parcours individuel est donc indissociable de l’expérience décisive de la décolonisation en général, et de la guerre d’Algérie en particulier.


Mai 1968


C’est ainsi que L.Jospin a analysé 1968 comme une révolution manquée, qui n’aurait pas satisfait les aspirations qu’elle avait soulevées. Il a alors cité Mai 1968 : une répétition générale, livre co-écrit par Henri Weber   et Daniel Bensaïd, jeunes militants de la JCR à l'époque, pour expliquer l’ampleur des espérances révolutionnaires placées dans cet événement. Pour L.Jospin, mai 1968 associait ce désir profond de révolution à l’espoir d’abattre le Général de Gaulle et le régime autoritaire et centralisé qu’il incarnait. On peut donc rétrospectivement y voir une révolution manquée au sens où cet événement historique n’a fait que renforcer le régime en place et la droite, au moins provisoirement, jusqu’en 1969. Néanmoins, il a aussi accouché d’une volonté de changement dont l’évolution de François Mitterrand et le Congrès d’Epinay du Parti Socialiste en 1971 ont été les conséquences.


La phase trotskiste


L.Jospin a ensuite évoqué son passage au Quai d’Orsay, ses années d’enseignement, et sa proximité passagère avec l’Organisation Communiste Internationaliste (OCI), de tendance trotskiste. "Le fait d’enseigner, d’être en contact avec mes étudiants, d’échapper au conformisme du Quai d’Orsay et de militer au Snesup, puis de progresser au PS a été une période merveilleuse" a-t-il affirmé. Il a assumé son engagement dans l’OCI, et son admiration pour Boris Fraenkel qui, plus que Pierre Lambert, sucita chez lui une réelle curiosité intellectuelle pour les idéaux révolutionnaires à la fin de ses études. Seulement, c'est le socialiste qui supplanta ensuite le trotskiste à partir de 1973 lorsqu’il prit plus de responsabilités au Parti Socialiste, même s’il resta en relation avec certains amis trotskistes. L.Jospin a clos ce chapitre controversé de son parcours en affirmant qu’il assume de garder une part de mystère sur sa vie et s’agace des accents inquisiteurs de ceux qui insistent sur ce passage à l’OCI. Il a aussi tenu à situer son évolution vers le réformisme dans le cadre global de l’évolution de la société. Il n’y a selon lui aucun déterminisme qui pousserait quelqu’un à être révolutionnaire à 20 ans, réformiste à 40 ans, voir conservateur à 70 ans. Il a simplement, comme beaucoup, dressé le bilan de l’échec des régimes issus de la révolution d’Octobre. A l’évidence, il n’y avait aucune place pour une démarche révolutionnaire, a-t-il observé.
L'ancien Premier ministre a aussi refusé de se définir comme un homme d’allégeance, dont le parcours s’expliquerait par sa fidélité à des hommes, de Pierre Lambert à François Mitterrand. Il a eu de tous temps pour principe de préserver sa liberté propre. Même s’il était psychologiquement indépendant de Mitterrand, il lui était politiquement fidèle. Toute analyse qui confondrait le psychologique et le politique serait à ce titre erronée. Certes, il a vécu dans une sorte d’intimité avec François Mitterrand, mais c’est dans le domaine politique qu’ils se sentaient "les plus proches."

De 1971 à 1981


Le débat s’est prolongé devant un public attentif sur les années 1970 et l’importance de la stratégie politique du PS par rapport au Parti Communiste Français (PCF). Le PS était alors l’héritier de la SFIO, force politique décriée depuis la guerre d’Algérie. Selon L.Jospin, son mérite dans cette décennie est donc de s’être transformé et unifié, d’avoir résisté à la pression du PCF sans rompre avec lui, et d’avoir pris le pouvoir au bout de dix ans, après une série de victoires et de défaites électorales. Ce fut donc à ses yeux "une période extraordinaire" pour les socialistes. Il peut paraître incompréhensible aujourd’hui pour les jeunes générations d’expliquer en quoi le bras de fer avec le PCF a été fécond, ajouta-t-il. Il y avait en effet deux écueils à éviter pour le PS : prendre prétexte de l’hostilité du PCF pour rompre avec lui, ce qui était la tentation de Michel Rocard et de ses proches ; passer sous les fourches caudines du PCF pour préserver l'Union de la gauche et les chances de gagner aux élections législatives de 1978 et présidentielles de 1981. C'était la position défendue par le CERES de Jean-Pierre Chevènement.
Les socialistes débattaient alors entre eux pour savoir s’il fallait éclaircir les débats idéologiques avant de régler le problème stratégique de l’alliance avec le PCF. C’est à ce moment que François Mitterrand a décidé qu’il fallait d’abord établir une stratégie d’avenir et un programme commun. Le travail idéologique au sein du PS ne s’est fait qu’ultérieurement, une fois l’Union de la gauche établie. Pour L.Jospin, c’est seulement quand le PS a commencé à obtenir de meilleurs résultats électoraux que le PCF que F.Mitterrand a compris que Union de gauche lui serait préjudiciable.
 

La gauche au pouvoir

 

Quel aurait été le résultat des élections de 1981 si M.Rocard avait été désigné comme candidat du PS ? Pour L.Jospin, la réponse est évidente. M.Rocard n’avait pas le sens tactique et dramaturgique de F.Mitterrand, et il aurait échoué face à Valéry Giscard d'Estaing. Il ne faut pas oublier non plus que si le PCF, qui accusait le PS de virer à droite, avait pris le risque d’appeler au vote blanc au second tour des élections de 1981, il n’est pas sûr que F.Mitterrand aurait été élu. Le tour de force de ce dernier a donc été d’obtenir une majorité sans les communistes aux élections présidentielles, puis une majorité absolue aux élections législatives, avant d’intégrer des communistes au gouvernement en 1983.

Dans la logique de la Ve République, une fois élu, F.Mitterrand a clairement tenu à séparer les responsabilités politiques à l’intérieur de son parti et au service de l’Etat. C’est pourquoi, en conformité avec les status du PS, il a demandé à L.Jospin de faire un choix entre le poste de premier secrétaire et celui de ministre. L.Jospin a opté pour le premier en sachant que le PS ne serait pas un parti godillot mais serait associé aux décisions de la majorité.
Tout au long du premier mandat de Mitterrand, il y eut donc un petit-déjeuner le mardi matin réunissant le président, le Premier ministre, le secrétaire général de l’Elysée, et le premier secrétaire du parti. Etaient conviés à la réunion hebdomadaire du mercredi le Premier ministre, les principaux ministres et les principaux responsables du PS. L.Jospin a répété qu'il avait adopté une attitude discrète pendant cette période, en évitant d'ébruiter des rumeurs sur d’autres responsables politiques dans la presse. A ses yeux, la tendance répandue de la classe politique à utiliser les colonnes de presse pour se répandre en commentaires désobligeants sous couvert d'anonymat sont nuisibles à la salubrité du débat politique. L.Jospin se taisait donc le mardi matin pour rester à sa place et ne pas causer de désordre dans le fonctionnement de l’exécutif.  Le gouvernement comme la majorité se tenaient aux grandes orientations que constituaient les 110 propositions de François Mitterrand, établies pour la campagne présidentielle.

A la suite des longues interventions réfléchies de Lionel Jospin sur ces problèmes de stratégie politique, le public lui soumit une série de questions sur des sujets aussi divers que ses relations avec Jacques Chirac pendant la cohabitation,   , sur le programme de la gauche en 1997, sur le manque de diversité dans le gouvernement Jospin, sur sa vision actuelle des relations franco-algériennes, ou sur la crise économique...

Michel Rocard et Lionel Jospin, même combat ?

Un invité a également évoqué la similarité de son parcours avec celui de Michel Rocard. Les deux hommes ont tous deux été élèves de Sciences-Po et de l’ENA, sont d’origine protestante, ont été marqués par la guerre d’Algérie et l’anticolonialisme, ont milité à l’Union Nationale des Etudiants français (UNEF) et au Parti Socialiste Unifié (PSU), se sont retrouvés dans le combat antitotalitaire, ont défendu une conception semblable de l’éthique dans la vie politique et, une fois au pouvoir, ont appliqué une politique économique et sociale comparable. Le soutien de Lionel Jospin à François Mitterrand dans les années 1970 au détriment de Michel Rocard relevait-il donc plus d’un choix stratégique que d’un accord idéologique ?
Pour répondre à cette question, L.Jospin a rappelé avoir adhéré au PS en 1971, trois ans avant M.Rocard. Se sentant rebuté par la tendance "un peu nationaliste" du CERES, et mal à l'aise vis-à-vis de l’héritage pro-Algérie française de la SFIO, il se rapprocha de François Mitterrand   et mesura rapidement son "immense talent".  En 1971, M.Rocard était encore au PSU, où Jospin milita au début des années 1960 brièvement, et il ne rejoignit le PS que lors des 'Assises du Socialisme', en compagnie de Jacques Delors. Cela siginfiait clairement l’échec du PSU à incarner une force nouvelle entre une SFIO discréditée et un PCF encore rattaché à l’URSS. A ce moment-là, L.Jospin était plus proche du discours mitterrandien de rupture avec le capitalisme, favorable à l’économie mixte et aux nationalisations, que du discours plus réaliste et technocratique de M.Rocard.

La Françafrique


Un autre intervenant demanda à L.Jospin   comment il avait perçu la démission en 1983 du ministre de la Coopération, Jean-Pierre Cotte, un farouche opposant à la perpétuation de la Françafrique. L’ancien Premier ministre énuméra en guise de réponse les points fondamentaux où il fut en  désaccord avec François Mitterrand : l’amnistie pour les généraux factieux de la Guerre d’Algérie ; l’engagement dans la guerre Iraq-Iran sous la forme de fourniture d’armes à l’Irak, sous le prétexte de faire barrage à la révolution iranienne, et la privatisation de chaînes de télévision. "C’est vrai que j’aurais pu évoquer dans mon livre ce quatrième désaccord. Quand on est au pouvoir, on ne peut pas multiplier les désaccords avec ceux qui vous ont soutenu, qui vous font confiance, et vous ont amené à la victoire, comme avec François Mitterrand", précisa-t-il. L’éviction de Jean-Pierre Cotte fut donc ressentie comme une façon de céder à pression des chefs d’Etats africains. A l’époque, L.Jospin le mit à tort sur le compte d’une pointe de maladresse de J.-P.Cotte alors qu'il reconnaît aujourd'hui que ce  une façon de céder à pression des chefs d’Etats africains Pour lui, "c’était quand même le signe qu’y compris la gauche, en tous cas gouvernementale, ne romprait pas avec la Françafrique", et ne voulait pas remettre en cause la nature des liens établis avec les pays africains. Sur ce point, lorsqu’il gouverna à partir de 1997, il se vit contraint par la cohabitation avec Jacques Chirac. Il revendique au moins d’avoir posé les termes d’un changement en rattachant le ministère de la Coopération au ministère des Affaires étrangères. La gauche  fit même confiance à des opposants dans certains pays africains qui montreront, une fois au pouvoir, que leurs penchants étaient bien peu démocratiques. "Mener une politique africaine authentique sans tomber dans un néocolonialisme progressiste ou dans une ingérence systématique, trouver des responsables politiques prêts à accepter de quitter le pouvoir quand ils pourraient le perdre, c’est relativement difficile", a-t-il même avoué. En ce sens, l’éviction de J.-P.Cotte n’augurait pas du meilleur.


La position de François Mitterrand en 1995


L.Jospin s'est indigné qu'on ait pu prétendre que F.Mitterrand avait favorisé Jacques Chirac à lui-même dans la course à la présidence en 1995. Il aurait même fait savoir récemment à Frédéric Mitterrand qu’il était infâmant d’avoir dit qu’il avait voté à gauche toute sa vie, sauf en 1995, où il aurait voté Jacques Chirac sur le conseil de son oncle.
L.Jospin a rappelé que le jour du scrutin,  F.Mitterrand est passé dans l’isoloir avec un seul bulletin, le sien, ce qui était contraire à sa culture démocratique, pour faire taire les rumeurs de son soutien implicite à J.Chirac. 


La prise de pouvoir inattendue de 1997


L.Jospin a rappelé que le PS restait une force importante au début des années 1990, malgré ses difficultés sous le gouvernement Balladur. La victoire de 1997 fut aussi favorisé par "la campagne mensongère de Chirac en 1995 sur le thème de la fracture sociale." Sans oublier les facteurs individuels : Laurent Fabius- ignominieusement traité à propos de l’affaire du sang contaminé- Michel Rocard - affaibli par son échec aux élections européennes de 1994 où il obtint 14,49 % des voix- et Jacques Delors- s’il avait répondu favorablement à l’appel d’Henri Emmanuelli au congrès de Liévin- auraient tous pu rassembler la gauche. La victoire de 1997 n'a donc eu lieu qu'une fois les forces progressistes véritablement réunies.

Qui pour 2012 ?


Ce grand débat s'est terminé sur la question rituelle du candidat de la gauche le mieux placé pour l’emporter en 2012. Qui parmi les candidats potentiels du PS réunirait ces qualités de "force de caractère", de "sang-froid" et de "maîtrise du temps dans l’action" qui caractérisent, à en coire L.Jospin, le gouvernant accompli  ?

" - Tous ou presque, répondit-il.
-    Tous et toutes ? insista Frédéric Martel.
-    Oui, oui bien sûr, mais si je dis tous et toutes, je dis encore plus presque."

Je vous laisse deviner à quelle prétendante L.Jospin faisait allusion