Les mémoires d’un ancien lieutenant de VGE.

Un pays étrange, mince bande de terre qui ne cesse de gagner de la superficie sur la mer et voit au contraire ses frontières terrestres rongées progressivement par un voisin plus puissant : c’est ainsi que l’histoire du temps présent s’inscrit sur la carte de la science historique. Les bornes en ont été posées par René Rémond. En amont, cette histoire se définit comme celle d’un temps dont la plupart des protagonistes sont encore vivants. La Seconde Guerre mondiale, la Libération et les débuts de la IVème République ne s’inscrivent ainsi plus dans les limites du temps présent. Leur annexion par « l’histoire contemporaine » semble définitive. En aval, l’histoire du temps présent conquiert des terres sur l’océan noir et confus de l’immédiat ou du très proche. Elle procède par poldérisation   , l’efficacité de cette stratégie hollandaise demeurant suspendue à l’accès aux archives –orales ou écrites.

Quand l’histoire du temps présent annexe les « années Giscard »

Plusieurs entreprises scientifiques récentes ont permis de planter ce drapeau de l’histoire du temps présent sur le septennat de Valéry Giscard d’Estaing   . Si l’accès aux papiers de l’ancien chef de l’Etat et de ses ministres demeure suspendu au bon vouloir des archives nationales, les acteurs de cette époque offrent désormais leur témoignage avec libéralité. La prudence qu’impose l’usage de ces « archives suscitées » ne doit pas se muer en soupçon systématique. Elles offrent en effet des éléments d’information irremplaçables pour saisir l’ambiance d’une époque. N’est-ce pas une des tâches essentielles de l’historien que de donner à comprendre un air du temps passé, de rendre intelligible les horizons d’attente de ses non-contemporains ?

Evaluées à cette aune, les années 1970 apparaissent, en France, comme une ère de transition. Les cadres –la gangue ?- de la société industrielle structurée par la morale bourgeoise s’y défaisaient pour laisser la place à une modernité radicalement autre, fascinante mais lourde d’incertitudes : la France de Giscard connaissait les débuts du chômage de masse et manifestait les premiers signes de fébrilité sur le terrain sécuritaire. On aurait certes tort de minimiser le caractère progressif des mutations qui affectent la société française des années 1970   . Mais les contemporains avaient conscience de voir s’opérer alors des bouleversements très profonds dans l’ordre des représentations comme des modes de vies. Les responsables politiques les plus avisés s’efforçaient de traduire ce sentiment dans des projets ou des mouvements. Jacques Chaban-Delmas parla de « Nouvelle Société » dans un discours fameux prononcé devant l’Assemblée nationale le 16 septembre 1969. Peu d’années plus tard, Jean-Jacques Servan-Schreiber prétendit mêler l’eau bénite de la démocratie chrétienne et l’eau croupie du vieux radicalisme dans un « Mouvement réformateur » qui offrirait au désir de changement et d’ouverture des Français un débouché raisonnable.

Nul mieux que Valéry Giscard d’Estaing ne sut portant transformer cette aspiration au changement en ressource politique. Le « premier Giscard », celui de la campagne de 1974, souhaitait décrisper le débat public et promouvoir une société libérale avancée. Son talent se confondait avec une intuition historique autant que sociologique : la France nouvelle aspirait à rompre avec un modèle républicain étouffant et rêvait d’une nouvelle démocratie. Le confort du pouvoir et plus encore, la crainte de le perdre, aveuglèrent pourtant cette lucidité chez Valéry Giscard d’Estaing après sa victoire aux élections présidentielles de 1974, cependant que la crise économique renvoyait la droite libérale à ses remèdes miracles d’alors : austérité et rigueur.

Les mémoires d’un « second rôle » de premier plan

C’est à une réflexion sur cette France des années 1960-1970 qu’invitent les mémoires de Roger Chinaud, ancien député-maire du 18ème arrondissement de Paris. L’homme compta, avec Michel Poniatowski et quelques autres, au nombre de ceux qui se mirent au service de l’ambition (personnelle) et de la vision (modernisatrice) de Valéry Giscard d’Estaing dès les années 1960. Il livre aujourd’hui des souvenirs qui informent l’histoire du temps présent dans son acception politique. De Giscard à Sarkozy se compose de trois parties d’inégal intérêt.

La première moitié de l’ouvrage tient du chant d’amour -un amour blessé pour Valéry Giscard d’Estaing. Roger Chinaud décrit l’ancien président de la République en homme qui, depuis 1981, s’abandonne « aux traits les plus puérils d’un orgueil blessé    ». Le roman publié récemment par Valéry Giscard d’Estaing ne détrompe pas cette analyse… Or, l’ancien fidèle de Giscard ne se résout pas à cet interminable lendemain de défaite que vit son ancien « patron » depuis mai 1981. Au Giscard contemporain, Roger Chinaud superpose d’abord celui qu’il a servi jusqu’en 1981. Il ne livre guère d’informations inédites sur l’ascension de l’ancien élève de Polytechnique et de l’ENA jusqu’au faîte de l’Etat. Les historiens seront déçus par le laconisme des développements consacrés à la transformation des Républicains indépendants en autre chose qu’un fantôme de parti. Le public cultivé trouvera au contraire que le propos manque de hauteur et de profondeur, notamment dans le jugement porté sur de Gaulle et les gaullistes dans les années 1960. Le lecteur moyen peinera, lui, à accrocher son attention à des noms qui ont sombré dans l’oubli, comme ceux de Marcel Anthonioz   ou d’Aimé Paquet   , vice-présidents de la Fédération nationale des Républicains indépendants en juin 1966.

Dans ces 171 premières pages, le propos de Roger Chinaud se situe à mi-chemin des biographies complaisantes et superficielles que suscitent les leaders politiques d’avenir et des souvenirs passionnants que peuvent livrer des hommes de l’ombre qui n’ont plus rien à perdre. Des passages retiennent ça et là l’attention, lorsqu’il indique que Valéry Giscard d’Estaing et ses proches furent placés sur écoute par leur camarade de parti Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, avant le référendum d’avril 1969 ; quand il rappelle que Jacques Delors, conseiller du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, était notamment chargé de gérer les fonds secrets de Matignon   , ou fait l’éloge du très controversé Michel Poniatowski   C’est assez maigre cependant…

Une entrée en politique

Roger Chinaud propose ensuite des pages plus personnelles. Il livre les clefs de son parcours en politique et offre des aperçus précieux sur le monde des entourages, ainsi que sur les relations que le monde des affaires entretenait avec les milieux politiques dans les années 1960. Issu d’une lignée de fonctionnaires des postes, Roger Chinaud connaît une première forme de « socialisation » qu’on peut qualifier de politique au sein du mouvement scout. Il y gagne le goût de l’action collective et y noue des rapports confiants avec des hommes d’Eglise. Sa foi s’y affermit. A la Faculté de droit de Paris, il anime un groupe d’étudiants catholiques encadré par des dominicains ; le rôle de ce type d’associations dans la formation d’hommes appelés à intervenir dans la vie de la cité a notamment été souligné par l’historien Gilles Le Béguec   .

Troisième étape de cette socialisation politique  chez Roger Chinaud : le passage par les Jeunesses étudiantes fédéralistes, au début des années 1950. Il rejoint alors la nébuleuse du fédéralisme français. Mal connu des chercheurs   , ce mouvement, dont l’ancien résistant Henri Frenay fut une des figures de proue   ne se limitait pas à plaider en faveur d’une Europe fédérale. Attaché à une approche « institutionnelle » des problèmes européens qui tranchait avec le fonctionnalisme de Jean Monnet, l’idéal fédéraliste accoucha de structures comme le Conseil des communes et des régions d’Europe et, en France, le Mouvement national des élus locaux ainsi que les premiers comités d’expansion économique. Roger Chinaud ne s’attarde malheureusement pas sur l’engagement d’une frange du patronat français en faveur du fédéralisme dans les années 1950 et 1960. L’industriel Jacques Bassot –père du futur député de l’Orne Hubert Bassot- n’avait-il pas fondé La Fédération, dont il présida longtemps le Comité directeur ? Le Nordiste Bertrand Motte, administrateur de nombreuses sociétés, tenait également une place importante au sein du milieu fédéraliste. C’est du reste auprès de Bertrand Motte, comme responsable de La Fédération dans le Nord, que Roger Chinaud commença sa vie professionnelle.

Un jeune homme issu de la classe moyenne parisienne, passé par le scoutisme et par les milieux d’étudiants catholiques, qui s’engage au sein du mouvement fédéraliste, où il fréquente les milieux patronaux : ce profil conduisait l’intéressé à droite de l’échiquier politique, mais l’éloignait irrémédiablement des gaullistes. Délégué général du Mouvement national des élus locaux de 1961 à 1963, Roger Chinaud y acquit une connaissance très précise de la carte électorale et se constitua un « carnet d’adresses » très précieux auprès des responsables politiques de la « France d’en bas ». Cette expérience se mua en ressource dès lors qu’elle fut mise au service de l’ambition de Valéry Giscard d’Estaing, qui, à partir de janvier 1966, chercha à structurer autour de sa personne une force partisane éclatée et de taille très modeste. On eût aimé que Roger Chinaud s’attardât davantage sur la façon dont une PME vieillissante –les Indépendants- fut transformée, notamment par ses soins, en entreprise politique qui, à la fin des années 1960, faisait figure de « formation la plus incisive de la nouvelle droite »   .

Approximations et imprécisions

Les mémoires de l’ancien député valent donc surtout pour le récit de ses années de formation. Dès qu’on passe à celles où il exerça de réelles responsabilités politiques, notamment comme président du groupe UDF à l’Assemblée nationale à la fin des années 1970, le ton se fait plus convenu. L’ouvrage se clôt sur une série de réflexions désordonnées et schématiques, même si la comparaison entre Valéry Giscard d’Estaing et Nicolas Sarkozy pourra stimuler la plume des éditorialistes. Sans pécher par cuistrerie, on s’étonnera enfin des multiples erreurs ou coquilles qui rythment le récit de Roger Chinaud. L’ancien parlementaire écrit ainsi, à tort, que les gaullistes de l’Union pour la nouvelle République (UNR) disposaient de la majorité absolue à l’Assemblée nationale après les élections législatives de novembre 1958   . Il parle de « pleins pouvoirs » à propos des « pouvoirs spéciaux » accordés en février 1960 au Gouvernement pour ramener l’ordre en Algérie au lendemain de la semaine des barricades : cette maladresse du vocabulaire pourrait ouvrir la voie à bien des amalgames historiques ! Roger Chinaud retient le nombre d’un million de manifestants en faveur de De Gaulle le 30 mai 1968, alors que les historiens avancent désormais un chiffre compris entre 300.000 et un demi-million   . Décidément fâché avec les chiffres, Roger Chinaud rajeunit Michel Rocard de dix ans lorsqu’il évoque sa candidature à l’élection présidentielle de 1969   , situe l’accession d’Edgar Faure à la présidence de l’Assemblée nationale un an trop tard   , décrit Mitterrand en homme de « soixante-deux ans » en janvier 1981, alors que le futur chef de l’Etat était alors âgé de 64 ans et deux mois, et va jusqu’à confondre les municipales de 1983 et les législatives de 1986   ! La mémoire de l’auteur, pourtant spécialiste de la carte électorale, lui fait même écrire que Jean-Louis Debré était maire d’Evreux en 1995, alors qu’il ne le devint que six ans plus tard   .

Tels quels, les souvenirs de Roger Chinaud ne déshonoreront certes pas les rayons des bibliothèques qui croulent sous les autobiographies d’hommes politiques. Ils y figureront dans la rangée des « seconds rôles de premier plan » : un Claude Bartolone, lieutenant de Laurent Fabius, aurait aujourd’hui sa place dans cette catégorie. Sera-ce suffisant pour assurer une notoriété « historiographique » à Roger Chinaud ? On en doute. A trop négliger de revenir en détail sur des épisodes pourtant passionnants de sa propre existence, l’intéressé semble accréditer une remarque que fit autrefois Angelo Rinaldi à propos des écrivains. Pour l’ancien critique littéraire de L’Express, « l’oubli où sombrent certains auteurs n’est pas toujours inexplicable    . Faut-il en dire autant des dirigeants politiques ?