Un livre d'hommages à l'historien disparu en 2007. 

René Rémond figure au nombre de ces historiens qui ont révolutionné l’histoire contemporaine du politique dans la seconde moitié du XXe siècle, avec Raoul Girardet   , Maurice Agulhon   , voire Pierre Nora et ses Lieux de mémoire. Sa tripartition des droites – légitimiste, bonapartiste, orléaniste- a subi le sort de ces intuitions qui passent dans la lingua franca du public cultivé, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus en attribuer la paternité avec précision. Si ce coup d’essai que le jeune historien tira au mitan des années 1950 était déjà un coup de maître,   , il fallait pourtant y voir un équivalent de ceux qu’on frappe au théâtre, avant le lever de rideau. De la fin des années 1950 à sa mort, l’œuvre de René Rémond n’allait en effet cesser de se déployer dans l’espace – tenu en suspicion par certains héritiers abusifs de Lucien Febvre ou de Marc Bloch- du politique et du contemporain. Jusqu’à conquérir sur la mer du présent et du passé proche des terres d’études nouvelles pour l’historien : ce qu’on appellera, après René Rémond, l’histoire du temps présent, cette portion du temps passé dont les acteurs sont toujours vivants. Quand il y a archives – orales ou écrites –, il y a histoire, pour peu que le chercheur respecte une démarche scientifique : qui en douterait désormais ? Cette victoire-là fut principalement remportée par René Rémond.

Tombeau


Elle justifierait au besoin l’hommage que des historiens, politistes, enseignants et journalistes lui ont rendu à l’occasion d’un colloque organisé à la Bibliothèque nationale de France par Jean-Noël Jeanneney, le 29 novembre 2006. Les actes viennent d’en paraître. Ils relèvent d’un genre inédit en histoire, mais courant en musique : le Tombeau. Un tombeau érigé du vivant de René Rémond, mais publié après sa mort. On ne saurait en effet parler de "Mélanges" au sens de ces articles qu’offrent des chercheurs à l’un d’entre eux au moment de sa retraite, comme témoignage de reconnaissance et de postérité scientifique. C’est bien au "Tombeau" que l’émotion devinée dans de nombreuses communications renvoie, le "Tombeau" que la "vénération quasi filiale" dont parle Bruno Racine dans sa préface rappelle. Ne retrouve-t-on pas ces émotions-là dans les hommages de Maurice Ravel à Louis Couperin   d’Olivier Messiaen à Paul Dukas   , de Maurice Ohana à Claude Debussy   ? Un chœur d’admirateurs, de disciples et d’anciens élèves structure donc ce livre en une polyphonie d’admirations.


Le prétexte en était offert par la remise des archives de René Rémond à la Bibliothèque nationale. Ces papiers d’historien ne manqueront pas de s’imposer comme une source de première qualité pour la connaissance de la France au XXe siècle. Les chercheurs qui voudront comprendre la "redécouverte" de Vichy par la France des années 1990 devront par exemple se reporter aux archives de René Rémond. L’historien présida en effet la Commission instituée par le cardinal Decourtray sur les rapports entre Paul Touvier et l’Eglise. On pourrait multiplier à l’envi les cas où les "papiers Rémond" nourriront la réflexion historique dans les années à venir.


Une vie "dans le siècle

C’est que l’œuvre n’est pas seule exceptionnelle de probité, de clarté et d’originalité chez René Rémond. L’homme fit en effet le choix d’une vie "dans le siècle", à l’opposé de ces spécialistes sourcilleux qui préfèrent à leur temps les paradoxales blandices d’une existence monacale. Etudiant à Paris sous l’Occupation, le jeune catholique conduisit des actions de renseignement pour le compte des mouvements de Résistance, en jeune émule de Marc Bloch, dont il ne connut heureusement pas le destin tragique. A la Libération, il continua de militer au sein de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), association membre de l’Association catholique de la Jeunesse française (ACJF), jusqu’à en prendre le Secrétariat général en 1946. L’engagement au service du monde de la connaissance –comme président de Paris-X Nanterre à partir de 1968, ou de la Fondation nationale des Sciences politiques de 1981 à 2006 – ne devait jamais empêcher René Rémond de prendre part à la vie publique de son pays en citoyen libre. Loin de la "secrète condescendance" qu’affichent trop d’universitaires pour les journalistes, il intervint régulièrement dans les media pour faire entendre une voix singulière dans son exigence. Comme le souligne Alain Duhamel dans sa communication, René Rémond ne sacrifiait pas aux modèles de l’universitaire éditorialiste   ou considéré comme spécialiste   . Il s’est imposé dans un rôle sans précédent, celui de "mémoire de la République" et de "juge de paix suprême", en particulier dans les soirées électorales télévisées où ses analyses désarmaient les polémiques à force de rigueur. L’universitaire n’allait pas "dans le siècle" ni sous les caméras guidé par un banal appétit de publicité. L’y poussaient au contraire la passion d’expliquer, le feu sacré du pédagogue et peut-être aussi le goût de l’influence.

La Rémondie

Soit pudeur, soit défaut d’archives, il est un mot qui manque en effet dans ce livre d’hommages : celui de puissance. René Rémond fut, pendant de nombreuses années, un des "grands électeurs" du monde universitaire, de ceux qui peuvent faire –et défaire – des carrières. Jean-François Sirinelli, à qui il revient dans ce livre d’hommages d’évoquer la famille scientifique des élèves de René Rémond, souligne que la "Rémondie"   ne tenait pas sa cohérence d’engagements politiques communs mais de liens affectifs autant qu’intellectuels. Famille articulée autour de lieux symboliques : l’université de Paris-X Nanterre et Sciences-Po. Famille ouverte comme un compas entre des générations de fils aînés – nés autour de 1930 – et des benjamins apparus au seuil des années 1950. Famille dont quelques membres seulement intervinrent lors de la journée d’études du 29 novembre 2006, pour célébrer chacun un des talents du "père". Philippe Levillain consacre ainsi un très beau texte à l’art de conclure un colloque tel que le pratiquait René Rémond, tandis que Jean-Jacques Becker loue les qualités de management du président de Paris-X Nanterre. Il est permis toutefois de rêver à une thèse de sociologie qui étudierait le fonctionnement des réseaux universitaires en prenant notamment appui sur l’exemple de la "Rémondie"…

On entend d’ici les grincheux : à quoi bon un livre pour mémoire ? Cet hommage à René Rémond ne pêche-t-il pas par complaisance ? Au mieux, ne s’agit-il pas d’une borne qui indique la fin d’une époque ? Le risque est fréquent, pour qui a commis quelque œuvre marquante dans l’ordre des idées en France, de subir l’épreuve de la révérence, puis celle de l’indifférence et de l’obsolescence. Les sciences humaines et sociales ont leur mode ; dès lors, le meilleur service à rendre aux pensées qu’on admire est de leur payer l’hommage de la liberté. En d’autres termes, "il faut être infidèle pour demeurer fidèle à l’héritage que l’on s’est choisi"   . En présence de l’intéressé, qui se savait déjà malade, il était difficile pour les participants au colloque du 29 novembre 2006 de respecter cette obligation-là. Les historiens de l’éducation ou les spécialistes de la formation des élites   accorderont toutefois une attention particulière au texte d’Alain Lancelot   . L’ancien membre du Conseil constitutionnel y souligne le rôle de René Rémond et de Jean Touchard dans la transformation qui permit à Sciences-Po de devenir un lieu de recherche scientifique, puis un "grand établissement" habilité à délivrer des diplômes nationaux de troisième cycle à partir de 1984.


Le lecteur referme ce Tombeau avec l’impression de tenir une source plus qu’un livre d’histoire. Qui s’en plaindra ?

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- René Rémond, Chroniques françaises 1973-2007 (Bayard), par François Quinton.