La revue Politique européenne expose avec clarté les enjeux de la candidature de la Turquie à l’Union européenne.

Avec sa nouvelle publication intitulée "L’Europe au miroir de la Turquie", la revue Politique européenne (numéro 29, automne 2009) ― et le concours du laboratoire PACTE Grenoble et la Fondation nationale des sciences politiques chez l’Harmattan – rassemble et analyse, sous la direction de Nicolas Monceau, à travers cinq articles les grandes questions soulevées par la demande d’adhésion de la Turquie à l’UE.

La candidature d’Ankara interroge en effet la nature même du projet européen dans son identité, dans ses frontières géographiques, ses dimensions politiques et culturelles. Certes la définition de l’Europe demeure toujours aussi difficile. Plusieurs livres récents, pour n’en citer qu’un nombre très restreint, le rappellent. Ainsi lorsque Jean-Frédéric Schaub dans L’Europe a-t-elle une histoire ? (Albin Michel, 2008) observe la vie commune des Europe latine et byzantine, visible au travers de la basilique de Venise tout autant que dans les étonnantes conquêtes et assimilations normandes en Sicile ou en Irlande, en Espagne et Syrie, il illustre toute la difficulté d’enfermer dans une vision statique la richesse et la mixité de l’héritage qui a façonné cette idée : l’Europe. Dans un autre livre qui a connu le succès, Le Grand Turc et la République de Venise (Fayard, 2004), Sylvie Goulard était plus tranché, posant que la coopération renforcée était la solution idéale. L’Europe contre l’Europe (Hachette-Terra Nova, 2009) d'Olivier Ferrand reprend tous ses arguments sans parvenir à trancher.

Observer la trajectoire singulière de la Turquie comme pays candidat à l’adhésion à l’UE permet ainsi de mieux comprendre l’évolution du projet européen et ses différentes conceptions. La candidature turque est singulière, car ce pays a intégré l’OTAN dès 1952 et entamé des discussions avec la Commission européenne à partir de 1959, débouchant sur la signature d’un accord d’association en 1963. Jean Marcou   rappelle que lors de cette signature, le président Walter Hallstein prononça un discours emblématique, affirmant que la Turquie faisait partie de l’Europe et qu’un jour elle serait membre de plein exercice de la Communauté.

Plus de quarante années suivant ce discours, en 1989, la Commission a cependant rendu un avis défavorable sur la candidature d’Ankara déposée formellement en 1987, tout en continuant d’associer la Turquie a toutes ses initiatives, exprimant ainsi sa confiance dans sa capacité à satisfaire aux critères de Copenhague. La Commission, gardienne des traités, reste donc dans son rôle, veillant à la poursuite des négociations.

À la lumière des ambigüités de la Commission, chaque acteur de la politique européenne semble ainsi jouer un rôle, selon une répartition expliquée et étudiée par Jean Marcou. Il montre différentes lignes de fracture, entre les institutions travaillant sur une durée longue et les acteurs politiques, plus préoccupés de capter le moment et l’émotion. Les États ne jouent pas tous la même partition non plus. La présentation des arguments italiens ou espagnols est ainsi particulièrement intéressante (cet élargissement pourrait contribuer à l’approvisionnement énergétique, mais également, offrir des perspectives nouvelles contre l’axe Paris-Berlin, jugé trop dominateur).

 

 

De fait, la candidature turque constitue également un terreau pour l’expression d’émotions fortes. Sans parler de la question religieuse – la Turquie est un pays laïc – les questions migratoires ainsi que les questions liées aux minorités – on pourra se référer au livre d’Hamit Bozarslan Conflit Kurde : le brasier oublié du Moyen-Orient (Éditions Autrement, 2009) – soulèvent de nombreuses interrogations, faisant écho à celles émergeant dans de très nombreux pays de l’UE. Dans le même temps, la Turquie s’impose comme un acteur clef à la croisée de nombreuses zones de turbulences : Caucase et Asie Centrale, Israël, Iran, Irak et Syrie. Son adhésion pourrait contribuer à renforcer l’influence de l’UE comme acteur global. C’est pourquoi, d’ailleurs, il est intéressant de noter l’évolution de sa représentation, partant du "pont vers l’Orient", pour arriver aujourd’hui à être défini comme un "pivot entre UE et Moyen Orient". Une telle évolution démontre sans doute que la Turquie est dorénavant considérée comme un acteur important, possédant ses propres cartes à jouer.

La Turquie joue en effet un rôle important au niveau de l'énergie hydrocarbure en développant son propre circuit d’approvisionnement - un oléoduc nommé Main Export Pipeline (MEP)- et en assurant le transit international pour le gaz en partenariat avec Gazprom.  En convoyant son énergie, son rôle est décisif dans la politique énergétique européenne.

De plus, membre de l’ONU, de l’OSCE, du Conseil de l’Europe et de l’OTAN, elle est également membre de l’Organisation de la Conférence islamique (OIC) et bénéficie d’un statut de membre observateur au sein de la Ligue Arabe, contribuant au renforcement du multilatéralisme, objectif stratégique de l’Union   . Elle a également joué un rôle stabilisateur dans le Caucase et "a fourni des efforts pour faciliter la résolution du conflit Nagorno-Karabakh ou encore pour améliorer les relations entre l’Afghanistan et le Pakistan (déclaration d’Ankara, avril 2007).

Pour les États-Unis, l’adhésion turque permettrait clairement de stabiliser plusieurs frontières et de favoriser un modèle pour le monde de l’Islam : lors de son voyage, en avril 2009, le président Obama a ainsi martelé "je vais être clair, les États-Unis soutiennent fermement la demande turque de devenir membre de l’UE". Angela Merkel, avait alors répondu avec diplomatie “qu’un lien étroit avec le monde musulman et en particulier avec la Turquie est pour nous une chose intéressante".

Une telle modération illustre cependant la difficulté des principaux acteurs politiques européens à se positionner clairement. Elle démontre également que cette question ne peut être éludée et devient même urgente.

 

 

Les quatre articles prennent donc aujourd’hui acte des controverses et des différences rhétoriques, argumentaires ou, enfin, des positionnements des multiples acteurs (États, organisations, partis, etc.) pour découvrir et analyser ce que cela révèle de l’Europe en tant qu’espace géographique, politique et culturel. On notera alors que les auteurs possèdent des vues quelque peu divergentes sur l’Europe, montrant que dans l’espace scientifique, également, rien n’est vraiment résolu même en atténuant l’aspect émotif de cette candidature qui ferait pourtant basculer le fonctionnement même de l’Europe. Car, curieusement, les contributions de Politique européenne ne présentent aucunement cet angle, certes technique : avec le traité de Nice, la question démographique est devenue la règle de l’attribution des sièges de députés au P.E mais également dans le système de vote – par répartition – lors des Conseils.  Cette donnée est capitale pour comprendre les réticences de la France ou de l’Allemagne, autant que l’intérêt d’autres pays.

On pourra enfin regretter, bien que la piste ait été évoquée   , que L’Europe au miroir de la Turquie ne comporte aucune entrée proprement turque. La relance de la dynamique du processus d’intégration européenne depuis le sommet d’Helsinki a contribué à développer en Turquie un nouveau champ d’investigation sur les études européennes, en particulier au sein de la science politique turque, concernant les relations entre la Turquie et l’UE. Il aurait été intéressant de connaitre le regard turc sur l’Europe, les modalités du processus d’européanisation, ou les formes de convergence sociales, politiques, culturelles en Turquie. Ces convergences et divergences, ainqi que les débats et arguments nationaux auraient également contribué à éclairer l’Europe sur ce qu’elle est ou bien comme elle est perçue. Il faudra alors lire les livres de Jean Marcou et Jean-Paul Burdy, La Turquie à l’heure de l’Europe (Presses Universitaires de Grenoble, 2008), et de Alexandre Mirlesse, En attendant l’Europe (La Contre-Allée, 2009)

 

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Michel Rocard, Oui à la Turquie (Hachette Littératures, 2008), par Riva Kastoryano.

- Michel Rocard, Oui à la Turquie (Hachette Littératures, 2008), par Diego Melchior.

- Jean-Frédéric Schaub, L’Europe a-t-elle une histoire ? (Albin Michel, 2008), par Xavier Carpentier Tanguy.

- Jean-Frédéric Schaub, L’Europe a-t-elle une histoire ? (Albin Michel, 2008), par Christophe De Voogd.

- Olivier Ferrand, L’Europe contre l’Europe (Hachette-Terra Nova, 2009), par Yves Bertoncini.

- Olivier Ferrand, L’Europe contre l’Europe (Hachette-Terra Nova, 2009), par Éric L'Helgoualc'h.

- Hamit Bozarslan, Conflit Kurde : le brasier oublié du Moyen-Orient (Éditions Autrement, 2009), par Théo Corbucci.

- Alexandre Mirlesse, En attendant l’Europe (La Contre-Allée, 2009), par Alina Girbéa.

- "Bruno Cautrès et Nicolas Monceau : Europe et Turquie, jeux de miroirs", par Nicolas Leron.