Avancer sans cesse, mesurément mais inexorablement. Ainsi pourrait se résumer le parcours de Rachida Dati, qui se confie à Claude Askolovitch dans cet entretien.  

Les problèmes de drogue de son frère Jamal, la mort de sa mère, les souvenirs des interminables périples estivaux en voiture vers le Maroc, son rapport privilégié à un père libéral et incroyablement aimant malgré une apparente dureté, son combat pour faire annuler un mariage accepté impulsivement, Rachida Dati en parle volontiers, mais avec pudeur. Laisser entrevoir l’intime, pour mettre fin au voyeurisme. Pour que la page de la curiosité malsaine soit tournée. Satisfaire une fois pour toute l’intérêt suscité – un intérêt tantôt engoué, tantôt malveillant. Le laisser derrière soi et pouvoir avancer. Car c’est de cela qu’il s’agit tout au long du parcours de la Garde des Sceaux, dont l’histoire procède d’une construction permanente.

Si la liberté est au cœur de cette progression, elle n’est cependant pas synonyme d’émancipation. Voir dans l'histoire de Rachida Dati une lutte pour se délester du poids de ses origines serait une méprise que la ministre de la Justice entreprend de rectifier à travers cet entretien.


Purger les fantasmes

Si Rachida Dati a accepté de se confier à Claude Askolovitch, journaliste au Nouvel Observateur, c’est avant tout par souci d’échapper à une lecture fantasmée de son itinéraire.

Dès les premiers échanges, elle s’empresse d’évacuer le cliché réducteur – relayé par les questions du journaliste – de ministre issue de l’immigration, de symbole d’intégration réussie. "Mon histoire personnelle n’est pas le levier de mon action. Je n’ai pas immigré en France. Ce sont mes parents qui ont immigré. Mais mon parcours ne dicte pas ma politique. Si je m’écarte de cela je perdrai toute légitimité, et je détruirai toute la confiance que l’on peut placer en moi."

Jamais d’ailleurs la ministre n’a-t-elle ressenti un quelconque "besoin de reconnaissance culturelle". Par chance, sans doute, d’avoir été épargnée par son époque : "dans mon enfance, les questions qui ont agité la société française depuis n’apparaissaient pas encore (…). Les questions d’identité, cette traque pointilleuse des particularismes n’avaient pas encore cours. Ni le repli, ni la tension, ni la violence. (…) Ma génération est intermédiaire. Celle qui est venue juste avant moi est encore marquée par la guerre d’Algérie. Ceux d’après – les gros bataillons des enfants du regroupement familial – vivront au rythme des débats sur l’"ntégration", ce mot étrange qu’on leur imposera."

De sa condition sociale initiale (père ouvrier, mère élevant ses douze enfants au foyer), elle ne tire aucun esprit de revanche ou de révolte. "La révolte n’est pas un moteur. Pas le mien en tout cas. Ni la frustration". Simplement, son ascension participe d’une détermination forcenée, une progression minutieuse et mesurée reposant sur une nécessaire lucidité. "Evacuez le côté magique, les bonnes fées se penchant sur une pauvre petite et la hissant au sommet de la société ! Ça n’existe pas, ces choses là. Ce qui existe ce sont des étapes. Elles sont rudes, mais il n’y a pas de miracle. Il y a des doutes, des échecs, des chutes, et après on repart. On met un genou à terre, et après on repart. On avance. Il y a des rencontres…"

Avancer pas à pas donc, sans céder au renoncement.  Travailler tour à tour comme vendeuse, caissière, animatrice de centre aéré et aide-soignante pour financer ses études de médecine puis d’économie. Et "aller vers les gens, pas pour se faire adopter ou pistonner, mais parce qu’on en vaut la peine, parce qu’on a énormément travaillé, et qu’on va être reconnu. Convaincre le monde qu’on le mérite."


Provoquer les rencontres d’une vie

Le premier convaincu est Albin Chalandon. Rachida Dati le croise lors d’une réception organisée par l’ambassade d’Algérie à laquelle elle avait sollicité une invitation alors qu’elle n’a que 22 ans. Son père lui avait parlé de l’ancien Résistant. Elle décide de l’aborder. "Je lui ai parlé comme si ma vie en dépendait". Il accepte de la revoir. Et de l’aider : "Albin Chalandon m’a dit : "Je vais vous mettre un pied à l’étrier, mais c’est à vous de mettre le deuxième"." Il l’introduit à Elf-Aquitaine deux mois plus tard. "Après, j’ai passé ma vie à lui démontrer qu’il ne s’était pas trompé."

Vont suivre de nombreuses rencontres déterminantes dans l’ascension de la future ministre : celle de Jean-Luc Lagardère, qui l’introduit chez Matra et finance ses études de management à l’Institut supérieur des affaires ; celle de Marceau Long et Simone Veil, qui l’encouragent à présenter le concours de l’Ecole nationale de la magistrature (E.N.M.) ; celle de Jacques Attali, qui l’envoie à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement… et, bien sûr, celle de Nicolas Sarkozy.

Chacune de ces rencontres est provoquée par une démarche personnelle (solliciter par écrit un entretien avec Marceau Long ; frapper à la porte de Nicolas Sarkozy…), une volonté de progresser, et une persévérance inébranlable. Une démarche que Rachida Dati se défend d’entreprendre par ambition, et explique ainsi : "j’ai une constante : aller vers les autres et m’enrichir de ce qu’ils sont."

De cette détermination à "aller directement vers les gens" sans attendre d’être trouvé par eux, d’être secouru, on comprend  mieux l’aversion de la ministre pour "l’assistanat" et une certaine forme d’intransigeance, à l’égard d’elle-même mais aussi des autres. Un refus de la fatalité et de la victimisation. On comprend mieux également les raisons de son appartenance politique.


Refuser le paternalisme

Certes, la présence de Rachida Dati dans un gouvernement de droite procède avant tout de la volonté de s’engager aux côtés de Nicolas Sarkozy, objet d’une admiration assumée, et en qui la ministre voit un personnage "clair, direct, sans fioritures", qui tranche radicalement avec les autres professionnels de la politique. "Etre avec Nicolas Sarkozy, ce n’est pas simplement un engagement à droite : c’est le choix d’un homme".

Mais de cet entretien ressortent les causes plus profondes de son engagement à droite : une forme d’individualisme conquérant conduisant à rejeter toute forme de paternalisme – étatique du moins - et le refus de tout déterminisme politique.  Issue de l’immigration, elle aurait pu se tourner vers la gauche. Mais la gauche l’a déçue.

Evoquant la politique "des grands frères" et les tentatives de la gauche de promouvoir l’ascension sociale des jeunes issus de l’immigration, la ministre fait grief au Parti Socialiste d’avoir "écrasé les talents, uniformisé, et participé à la ghettoïsation." On retrouve dans son discours tous les tenants du libéralisme tendant à pourfendre des modes d’intervention jugés anesthésiants : "L’assistanat ghettoïsation. Le saupoudrage des subventions, qui maintiennent les gens en vie, mais les empêchent de décoller".

Claude Askolovitch en fait le constat dans une de ses questions : Rachida Dati ne veut pas sauver les populations discriminées, mais apporter du sang neuf aux élites. Elle déplore la monoculture et le cloisonnement des élites françaises mais refuse de faire de l’interventionnisme un remède miracle.

Du parcours de la garde des Sceaux, on pourrait tirer les mêmes conclusions et se convaincre qu’il suffit d’une détermination telle que la sienne pour faire voler en éclat ce "plafond de verre" qu’elle évoque et qui prive d’ascension sociale tant d’individus victimes de l’exclusion. Mais ce serait oublier un peu vite que Rachida Dati est issue d’une génération qu’elle admet elle-même avoir été épargnée par la traque des particularismes.


> Florent Bouderbala, juriste, coordonne le pôle "droit, justice" de nonfiction.fr


* En complément, vous pouvez également lire sur nonfiction.fr :

La critique du livre d'Alain Renaut, Egalité et discriminations (Seuil), par Céline Spector.

La critique du livre de Patrick Savidan, Repenser l'égalité des chances (Grasset), par François Dietrich.

La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.

La critique du livre de Marco Oberti, L'école dans la ville (Presses de Sciences Po), par Olivier Rey.

La critique du livre de Frédérick Douzet, La couleur du pouvoir (Belin), par Romain Huret.

La critique du livre d'Olivier Ihl, Le mérite et la République (Gallimard), par Ludwig Speter.

Le compte-rendu de deux articles du New York Times, par Boris Jamet-Fournier.