A. Renaut plaide pour une "action positive" attentive aux différences, tout en étant capable de maintenir une égalité de traitement par le droit.

L’ouvrage d’Alain Renaut entend revenir sur le modèle de l’élitisme républicain et sur le type de réponse qu’il apporte à la question des inégalités. Il rappelle que la lutte contre les discriminations fait partie des tâches constitutives d’une société démocratique. Dès 1789 est énoncée la proscription de toute discrimination, à mérites et talents comparables, dans l’accès "à toutes dignités, places et emplois publics". L’égalité doit être produite par abstraction des différences, aussi bien entre les ordres d’Ancien Régime qu’entre les sexes, les âges et les groupes ethniques. Mais cette égalité "indifférente aux différences" n’est-elle pas devenue caduque ?


Agir pour restaurer l’égalité des chances en donnant des chances raisonnables à chacun

Selon A. Renaut, qui se fait ici l’écho d’une voix désormais audible, nous sommes parvenus au moment où se fait jour la nécessité d’agir positivement en faveur des exclus, en prenant des mesures remédiant aux situations inégalitaires qui se sont perpétuées ; il faut dorénavant favoriser, dans les recrutements, l’accès aux fonctions et places de membres de groupes sociaux jusqu’alors discriminés. Ce sont ces politiques préférentielles, objet de la "discrimination positive" ou de "l’action positive" (l’auteur dit préférer la seconde expression) qui se trouvent ici au cœur de l’interrogation : ces politiques ne fragilisent-elles pas la valeur suprême de la modernité démocratique, à savoir le droit des individus ? Ne contredisent-elles pas le principe méritocratique qui est le nôtre en France – une conception de la justice qui veut attribuer à chacun ce qui lui revient en fonction de son talent ou de son "mérite" ? A. Renaut montre à quelles conditions la discrimination positive ne contrevient pas au principe d’égal traitement des individus par le droit : pour peu que l’on écarte la politique des quotas, déclarée incompatible avec les principes de notre droit, il est possible de concilier égalité de droit et attention aux différences grâce à une justice dite "restauratrice". Assurer une véritable égalité des chances suppose non seulement d’écarter les discriminations, mais aussi de mettre en œuvre une égalisation volontariste. Une fois le principe posé, l’université fournit le terrain d’application choisi : "Entre l’égalité formelle des chances (la non-discrimination à l’embauche, par exemple), qui est une condition nécessaire de l’égalité, et l’égalité des résultats (qui est utopique et irréalisable), ne faut-il donc pas envisager une forme plus complète d’égalité des chances qui consisterait à faire en sorte que chacun obtienne (sous la forme, dans le cas des études, de compléments de formation) de quoi entreprendre ses études avec des chances raisonnables de réussite ?"   L’hypothèse du livre est dès lors la suivante : ménager ces chances raisonnables de réussite, ce n’est pas promettre l’égalité des résultats puisque la réussite dépend des talents et efforts de chacun, mais ce n’est pas non plus s’en tenir à l’égalité "tour-de-piste" qui abandonne les plus faibles à leur (triste) sort. Il faut donc ménager des compléments de formation que la troisième partie de l’ouvrage entreprendra d’évoquer, en défendant l’apprentissage de la culture générale et de l’expression écrite, accordé selon leurs besoins aux étudiants les plus défavorisés socialement et culturellement.


Une fondation philosophique incomplète

    L’ouvrage d’A. Renaut constitue ainsi une tentative pour fonder philosophiquement l’égalité des chances, en la rapportant à deux pères fondateurs : John Rawls, théoricien anti-méritocratique s’il en est (les dons naturels et les aptitudes à l’effort apparaissant dans la Théorie de la justice parmi les contingences que les principes de justice doivent corriger) et Amartya Sen, dont la théorie des "capabilités" introduit la nécessité, pour les individus, d’être capables d’user des libertés formelles qui leur sont conférées, comme des ressources qui leur sont octroyées. Mais, ces références, brièvement évoquées, ne suffisent pas à fournir une armature théorique conséquente pour cerner le sens de l’égalité des chances et les multiples paradoxes que cette notion recèle : il ne s’agit pas seulement de distinguer l’égalité des chances de l’égalité des résultats, et de refuser l’illusoire égalité formelle qui consiste à prétendre que la démocratie a fait son œuvre lorsqu’elle a offert à tous la possibilité formelle de postuler à des emplois ou de s’inscrire dans des formations scolaires et universitaires. Il faut à l’évidence aller plus loin, et ne pas se contenter de découvrir, à l’issue de l’ouvrage (p. 189-190), qu’une telle conception de l’égalité risque bien de laisser sur le carreau les fils et filles d’ouvrier qui, on le sait, sont sous-représentés dans les filières universitaires (et plus encore dans les filières "d’excellence"). Repenser l’élitisme républicain ne saurait se résumer à exhumer un texte bien désuet de Louis Liard, antérieur à tous les problèmes liés au multiculturalisme, consistant à vouloir distinguer l’éducation des masses et la sélection des élites (les "meilleurs" qu’A. Renaut évoque encore comme tels).

Si Bourdieu fait l’objet d’un déni qui laisse songeur (son nom n’est cité qu’une fois pour stigmatiser sa critique de la culture générale comme instrument de distinction sociale), son œuvre aurait cependant pu nourrir une réflexion dénuée de tout appui sociologique. D’un point de vue philosophique (de la philosophie politique appliquée que revendique l’auteur), la difficulté est plus grande encore : tout propos sur l’action positive demeure purement incantatoire tant que l’on n’a pas analysé en profondeur les concepts de "mérite" et de "chance" (de réussite) en leurs différentes acceptions. Dire que, pour instaurer une véritable égalité des chances, la société doit consacrer plus d’attention aux plus démunis socio-culturellement ressemble à un truisme et les mesures préconisées (améliorer le système des bourses, diversifier les formations en tenant compte des inégalités d’acquis culturels, en proposant des groupes de TD "de niveau") ne suffiront sans doute pas à résoudre le problème de la massification des universités. Faut-il dès lors restreindre l’accès aux études supérieures afin de ne pas promouvoir une démocratisation en trompe-l’œil ? Selon Alain Renaut, la sélection, refusée à l’entrée de l’université, doit être défendue au sein du parcours universitaire. Mais le propos, là encore, reste abstrait : ne serait-il pas nécessaire de "réfléchir aussi" sur ce qu’il faut aménager en amont de la sélection de ceux qui sont destinés aux "recherches savantes" pour que leur formation soit mieux adaptée, et de penser pour les autres aux trajectoires de professionnalisation ? L’initiative, en effet, paraît heureuse.

En guise de conclusion, Alain Renaut laisse à son lecteur le soin d’extrapoler, à partir de l’exemple des politiques universitaires, quelle forme pourrait prendre une action positive dans d’autres secteurs où il y a matière à compléter la pratique classique de la justice distributive par une dimension de justice compensatrice. Espérons que ce lecteur ingénieux saura imaginer des mesures inventives et efficaces pour résoudre une difficulté d’une telle ampleur.


* En complément, vous pouvez également lire :

La critique du livre de Patrick Savidan, Repenser l'égalité des chances (Grasset), par François Dietrich.

La critique du livre de Rachida Dati, Je vous fais juges (Grasset), par Florent Bouderbala.

La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.

La critique du livre de Marco Oberti, L'école dans la ville (Presses de Sciences Po), par Olivier Rey.

La critique du livre de Frédérick Douzet, La couleur du pouvoir (Belin), par Romain Huret.

La critique du livre d'Olivier Ihl, Le mérite et la République (Gallimard), par Ludwig Speter.

Le compte-rendu de deux articles du New York Times, par Boris Jamet-Fournier.