Dans ce livre, Patrick Savidan entend repenser le principe d’égalité des chances à la lumière de la philosophie de John Rawls et de la tradition solidariste.

Dans son dernier livre, Repenser l’égalité des chances, Patrick Savidan s’essaie à un exercice d’imagination sociale, rappelant les mots de Tocqueville pour qui cette dernière ne saurait trouver de limite en matière de constitution sociale. Car nous n’avons toujours pas dépassé l’inaboutissement dans lequel a été laissée la question de l’égalité des chances suite à la Révolution française. "Penser avec l’égalité des chances contre l’égalité des chances. Tel est donc le défi qu’il nous faut relever"   . Est restée sans réponse la question sociale telle que la résumait Guizot dans De la démocratie : "Comment abolir la propriété ? Comment la transformer du moins, de telle sorte que, dans ses effets sociaux et permanents, elle soit comme abolie ?". En puisant largement dans la philosophie de John Rawls, sous le signe duquel se place l’auteur dès la préface, ce livre entend justifier la réouverture de cet important débat, et cherche une réponse aux apories liées aux notions de mérite, de talent, et d’iniquité du principe d’égalité des chances, dans la réactivation de la tradition solidariste française.


L’histoire du principe d’égalité des chances : "les circonstances modernes de la justice"

Pour mieux comprendre le consensus qui semble régner sur le principe d’égalité des chances, l’auteur s’attache d’abord à dessiner le contexte historique de son émergence. Il s’agit surtout de comprendre où la question a été abandonnée, faute d’avoir été résolue, question d’autant plus urgente que l’état économique de la France ne permettrait plus de laisser dans le flou la définition des inégalités, et appellerait la reprise du projet moderne d’égalisation. 

Que faut-il entendre par le principe d’égalité des chances ? Ce principe renvoie directement à une conception capacitaire de la justice sociale : c’est en fonction des capacités et des usages qu’ils en font, que les individus sont rétribués. Il dit quelles inégalités sont des injustices, discours transformant de simples différences en objets d’injustice, et réinvente immédiatement les hiérarchies sociales, légitimées par le critère du mérite. Telle serait l’œuvre de la Révolution française et de son héritage, l’auteur situant de manière classique l’avènement de la modernité à cette période charnière de dénaturalisation du lien social. Dans la société démocratique qui émerge, une nouvelle perception d’autrui le considère comme un semblable. Les devoirs individuels ne sont plus dépendants de la naissance, suivant la longue chaîne des êtres que Lovejoy avait décrit à sa manière. On ne peut plus se contenter de naître et d’hériter, il faut mériter. Une nouvelle "expérience démocratique du monde" s’oppose à une autre plus ancienne, où les principes arbitraires de l’ordre et des rétributions ne disaient pas leur nom sous le masque du naturel et du surnaturel. 

Le guide du lecteur est Tocqueville, choisi à juste titre parce qu’il a fait entendre deux voix. Il a été l’observateur d’une nouvelle conception de soi dans les circonstances démocratiques de la justice, caractérisées par un intérêt pris aux inégalités économiques et à l’égalisation des conditions, soucieuses des dangers des libertés économiques sur l’exercice des libertés politiques. Mais Tocqueville a aussi été l’homme horrifié par les destructions de l’ "amour de l’égalité", le critique de l’Etat social et de la "vieille maladie démocratique". L’individu démocratique, selon la description connue, s’isole de la masse de ses semblables et se retire à l’écart avec sa famille. L’individualisme s’accompagne d’un repli sur soi et d’un abandon de la sphère civique : l’aristocratie avait fait de la société une longue chaîne reliant tous les statuts, la démocratie l’a remplacée par des ingrats qui ne se veulent les héritiers de personne. Cette terreur face aux excroissances de l’esprit démocratique a été manifestée par plusieurs autres penseurs, chacun à leur manière.

Où doit s’arrêter le projet d’égalisation ? Patrick Savidan nous propose un panorama des différentes réponses qui ont été données, et souligne un point commun à ces dernières. L’aboutissement du projet d’égalisation dans l’abolition du droit de propriété est plus justifié, selon ces auteurs, par un tempérament que par une dynamique de justice. L’abolition du droit de propriété est le pas de trop qui brise le lien social. La "question sociale" institue partout une lutte fratricide entre les citoyens qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Elle est l’hubris de l’individu démocratique, qui loin de se contenter de transformer le mode de gouvernement, veut changer la constitution sociale. D’autres contemporains, comme Germaine de Staël ou François Guizot, dirent aussi à leur manière la discontinuité entre la révolution politique et les déviances des penseurs socialistes qui ne surent pas "terminer la révolution".

La Révolution française nous abandonna ainsi dans le flou quant aux fins réelles de l’égalisation des conditions. D’un côté, des penseurs libéraux comprirent l’aspiration des révolutionnaires comme celle d’une égalisation des chances, au sens de "conditions". Mais qui trouve-t-on de l’autre côté ? Il n’est pas si évident d’y placer la caricature d’auteurs aspirant à l’égalité extrême, au nom de sentiments nobles de fraternité et de solidarité. Patrick Savidan y voit plutôt, reprenant les analyses de La Révolution des droits de l’homme de Marcel Gauchet, les auteurs d’une réflexion portant sur la réciprocité entre un type de régime et les membres qui l’instituent. Le régime démocratique, sur lequel la plus grande majorité s’est accordée, repose sur la libre volonté des individus. Réciproquement, c’est à la société démocratique d’assurer aux individus le statut sans lequel elle ne saurait persévérer. Le projet d’égalisation est une condition de survie du régime non pas tant d’abord du fait de nobles sentiments, mais parce que le régime a pour fondement la représentation d’individus libres, autonomes et indépendants, et que c’est par la redistribution, l’éducation, que la société pourra seulement se donner ce fondement sûr et légitime.   


La justice contre le mérite

Les "sources morales", pour reprendre l’expression de Charles Taylor, auxquelles a puisé ce long débat de l’égalité des chances sont nombreuses, et l’auteur s’attache à les rappeler, de l’ "individualisme possessif" au tournant "expressiviste" du 19ème siècle. Mais l’essentiel est le consensus sur lequel nous nous accordons : l’intensité des débats en ce 19ème siècle sur la notion de mérite s’est conclue sur notre conception d’une justice satisfaite d’une situation où la répartition des places est fondée sur les capacités, dont les individus sont propriétaires. Les inégalités sociales doivent être compatibles avec l’affirmation de l’égale dignité des individus, et c’est l’œuvre du concept de mérite que de permettre cette compatibilité. A cela, l’ouvrage répond par plusieurs objections. Une première est constative. Un des mérites de l’ouvrage est de s’appuyer, ou tout au moins de renvoyer, aux travaux des sociologues de l’éducation pour "sonder le terrain". Les travaux de Marie Duru-Bellat et de François Dubet, pour ne citer qu’eux, rappellent que les inégalités scolaires témoignent du caractère abstrait de la distinction entre égalité des conditions et des résultats, les situations étant toujours tributaires de résultats antérieurs. De même, le mérite scolaire, censé être une propriété éminemment personnelle, a la fâcheuse tendance à ne pas être réparti aléatoirement. On trouvera aussi parmi ces objections une discussion intéressante de Friedrich Hayek sur les conséquences inacceptables du principe d’égalité compris comme principe de redistribution et de correction des différences d’opportunité.

Mais plus profondément, l’auteur entend mettre en valeur une contradiction au sein même du principe d’égalité des chances, et non simplement entre un idéal et la réalité toujours en défaut. Cette contradiction explique le recours à Rawls, le penseur critique de la méritocratie. Notre principe d’égalité considère les inégalités de talents et de mérite comme moralement insignifiantes, ce pourquoi nous sommes restés tributaires d’une définition des inégalités comme privilèges. Mais ceci conduit à une mésinterprétation du rapport entre individu et société : nous croyons promouvoir une principe dont la valeur est la neutralité éthique. Parce que nous assurons l’égalité des conditions, libre à chacun, par la suite, de valoriser ses talents. Or loin de se contenter d’une telle neutralité, l’Etat valorise certains talents : la configuration éthique sur laquelle repose notre représentation de l’individu valorise l’existence sur le mode du projet et de la carrière. Autrement dit encore, nous avons oublié que le mérite est une institution. La notion de responsabilité individuelle n’a rien de naturelle, et l’auteur rappelle à juste titre que c’est à l’intérieur d’un cadre de droits et de devoirs qu’elle fonctionne, cadre sans lequel nous aurions bien du mal à savoir où commence et où s’arrête la responsabilité de chacun. Loin d’être une véritable aporie, cette absence de délimitation naturelle de la responsabilité individuelle est la marque de son objectivité, au sens ici de son caractère social. Libre à nous de redéfinir les contours de cette notion.

C’est vers Rawls que se tourne la fin de l’ouvrage : la conception démocratique du principe d’égalité des chances ne peut se contenter de son héritage, mais doit aussi mettre un terme à la possibilité, pour les individus, de tirer avantage de leurs talents naturels. Le fameux "principe de différence" rawlsien, loin d’obéir à une logique de répartition et de redistribution – les individus les mieux dotés en talents doivent aider les plus handicapés – réaffirmerait en réalité la dimension institutionnelle de la notion de mérite – les individus les mieux dotés en talents doivent rendre à la société ce qui lui est due, puisque c’est la société qui valorise les talents et leur attribue récompenses et honneurs. Tel est finalement le souci principal de l’ouvrage : faire passer la notion de mérite de la morale à l’institution. Mettre un terme aux avantages sociaux tirés des talents : ce qui peut à première vue sembler choquant, n’est en fait qu’une conséquence de cette nouvelle manière d’aborder la notion de mérite et le rapport de l’individu à ses talents. C’est la prétention de l’individu sur ses talents, et l’appropriation de son activité, qui sont remises en question dans la philosophie de Rawls et son rejet de l’individualisme possessif. Ce que résume Savidan de la manière suivante : "L’individu n’est que le dépositaire de ces aptitudes socialement définies, le lieu où elles s’exercent, l’espace de leurs instanciations"   . Mériter sa place, ce n’est pas déclarer un droit naturel sur les fruits de son activité, mais s’être engagé dans une voie que la société valorise. C’est retrouver une tradition solidariste pour laquelle la justice sociale n’est pas tant une affaire d’altruisme, que d’honorer la dette que chaque citoyen contracte en naissant dans une association humaine.

Un des problèmes de ce projet est qu’il semble d’une certaine manière aller contre une intuition morale profonde de notre temps. Comme le fait remarquer François Dubet, avec lequel s’accorde Savidan, le mérite reste un discours dans lequel beaucoup d’entre nous vivent leur vie morale, et cette fiction ne s’oppose nullement à un principe de vérité. Nous ne savons donc pas toujours, à la lecture du livre, jusqu’où il faut aller dans la critique de notre notion de mérite. L’auteur insiste sur le fait que tout est affaire de juste proportion, entre l’exercice proprement individuel d’un talent, et la dimension sociale qui seule peut le valoriser. Mais qui nierait cela ? S’il s’agit simplement de rappeler aux mémoires l’aspect holiste propre à l’individualisme, on ne voit pas où se situe le caractère tragique du principe d’égalité des chances dont parle l’auteur. D’un autre côté, nous pouvons lire que repenser l’égalité des chances doit conduire au projet de "dé-substantialisation" du mérite, comme l’appelle l’auteur. Mais un tel projet court alors le risque de heurter une des autres sources morales de notre temps, qui voit dans l’activité individuelle le principal médium de l’expression et de la valorisation de soi. Quoi qu’il en soit de ces questions, le dernier livre de Patrick Savidan a le mérite d’en ouvrir de nombreuses autres, et ce, en recourant de manière enrichissante aux divers champs des sciences humaines.


* En complément, vous pouvez également lire :

La critique du livre d'Alain Renaut, Egalité et discriminations (Seuil), par Céline Spector.

La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.

La critique du livre de Marco Oberti, L'école dans la ville (Presses de Sciences Po), par Olivier Rey.

La critique du livre de Frédérick Douzet, La couleur du pouvoir (Belin), par Romain Huret.

La critique du livre de Rachida Dati, Je vous fais juges (Grasset), par Florent Bouderbala.

La critique du livre d'Olivier Ihl, Le mérite et la République (Gallimard), par Ludwig Speter.

Le compte-rendu de deux articles du New York Times, par Boris Jamet-Fournier.