Une discussion dans le détail sur les rapports entre les requisits de la démocratie moderne et les exigences religieuses.

L’ouvrage se présente de manière apparemment disparate en trois parties précédées d’un prologue consacré à la philosophie kantienne de la religion, et traitant d’abord du "naturalisme" (les conceptions modernes des sciences cognitives et de la philosophie de l’esprit étayée sur la neurobiologie), de la "religion" ensuite (dans la perspective des rapports entre religion et sphère publique), enfin des limites de la démocratie libérale confrontée au pluralisme culturel. En réalité, le livre expose dans le détail l’état actuel de la discussion sur les rapports entre les requisits de la démocratie moderne et les exigences religieuses qui se font jour sous diverses formes, y compris agressives. C’est donc très logiquement que le recueil débute par la constellation théorique à partir de laquelle s’élabore un régime politique fondé sur la partition kantienne entre intelligible et sensible, sur le principe d’une législation issue de la délibération fondée sur le sens commun et entraînant du même coup l’exigence de réciprocité lorsque des intérêts opposés entendent faire valoir leur prétention à la validité.

La conception française de la "laïcité" est ainsi jugée trop étroite et trop restrictive puisqu’elle a inévitablement tendance, conformément au complexe historique de ses origines, à exiger des adeptes de telle ou telle confession toutes les concessions, tandis que les "agnostiques" n’auraient qu’à tolérer l’existence de cultes dont par ailleurs ils jugeraient la pratique "retardataire". Habermas montre qu’il est impossible de concevoir la réalité sociale et politique des confessions sous ce seul angle : quel cours eût connu, par exemple, l’évolution du mouvement des droits civiques aux États-Unis sans l’apport décisif du pasteur Martin Luther King ? Il pointe ainsi, dans d’autres conceptions de la "laïcité", moins agressives et plus inspirées par un esprit de neutralité, l’existence néanmoins persistante d’une asymétrie des exigences puisque les lois et le droit ne peuvent plus émaner de telle confession particulière.

Les solutions qu’il préconise sont dans le droit fil de ce qu’il a depuis longtemps défini comme la formation délibérative de la volonté politique : les différentes confessions doivent chercher à traduire leurs contenus fondamentaux dans un discours susceptible d’être reçu par ceux qui n’en font pas partie, tout de même que ces derniers doivent également être instruits de ces contenus et en accepter l’apprentissage, faute de quoi ils se couperaient des délibérations dont de nouvelles lois procèderaient face aux revendications des multiples composantes de la société en matière de vie pratique, familiale et sociale.



Certes, la notion de "traduction" dont Habermas fait le pivot de ses solutions ne résout pas totalement l’asymétrie qu’il admet : en effet, il est évident que des contenus confessionnels ne peuvent être traduits qu’au terme d’une allégorisation qui, d’une manière ou d’une autre, porte atteinte à la valeur historique essentielle que chaque confession accorde aux textes dont elle tire ses normes pratiques et les cadres essentiels de sa vision du monde. La ligne de partage politique qui se dessine immédiatement distingue inévitablement des religions au regard desquelles la confrontation avec cette forme de "sécularisation" sera supportable, et les courants contemporains (l’évangélisme et l’orthodoxie radicale) qui refusent la rencontre délibérative ainsi esquissée. On comprend alors qu’Habermas ait voulu ouvrir son livre par le rappel de la philosophie kantienne puisqu’elle est au principe de l’idéal politique démocratique et qu’elle reconnaît en même temps qu’il "est bon d’avoir de la religion", car elle sert de mobile à notre action morale.

Mais il fallait, en outre, reprendre la vieille discussion sur "liberté et déterminisme" puisque les discussions qui devraient être menées au sein des démocraties présupposent, bien évidemment, une liberté "discussive" qui ne préjuge pas de l’issue des débats. Cette liberté, les diverses formes de réductionnisme moderne la contestent en reprenant la tradition de la psychologie scientifique de la fin du XIXe siècle. C’est ainsi qu’Habermas passe en revue les thèses des "sciences cognitives", de la neurobiologie, de la sociologie (de Libet à Davidson et Rorty en passant par les solution adorniennes jonglant avec la psychanalyse et le marxisme).

Il n’est pas surprenant de le voir alors argumenter sur une base néokantienne et pragmatiste où il fait valoir que la singularité qui s’exprime à travers les jeux de langage des pronoms personnels n’implique aucune instance rectrice du "moi", mais bien la possibilité pour tout individu d’occuper à la fois la place du "je", celle du "tu" et celle du "il", positions qui permettent en outre à l’"esprit", d’emblée soumis aux conditions culturelles de son apprentissage, de déterminer à son tour d’autres conditions d’exercice de ses fonctions ; il est en revanche étonnant qu’il n’ait alors jamais recours à la philosophie de Rickert bien que Weber lui soit évidemment très familier. En effet, c’est Rickert qui a su développer un système des valeurs qui admet d’emblée l’historicité des remplissements de ces valeurs, c’est-à-dire la nature foncièrement historique des "biens culturels", et, tout à la fois, le nombre limité des "formes" de remplissement : ainsi la question toujours délicate de l’articulation d’une historicité des biens culturels et des valeurs sur l’anhistoricité des types trouve-t-elle une solution qui permet de penser plus clairement la relation politique entre principes démocratiques et pluralité des croyances effectivement encadrées par des confessions concurrentes.


Reconnaître l’existence d’un système des valeurs est plus facile, même du point de vue confessionnel, que de recourir à la notion de "traduction". Habermas la met au centre des processus essentiels à la formation d’une volonté politique capable de parvenir à des consensus, dans la sphère publique ; mais elle ne gagne pas en consistance lorsqu’Habermas en voit une illustration dans l’œuvre de Benjamin, car ce dernier n’est en rien le porte parole autorisé de la tradition juive, ne serait-ce que parce qu’il se réclame, dès le début de son œuvre, de la tradition scolastique, mais aussi parce qu’il est très difficile de lire dans cette œuvre, souvent ésotérique lorsqu’elle aborde les questions propres à la philosophie de l’histoire, une traduction de contenus propres à la tradition juive : le messianisme, par exemple, tel qu’il est représenté par Benjamin, est explicitement référé au nihilisme et à une "catastrophe", ce qui oriente cette conception vers un gnosticisme qui est historiquement aussi bien chrétien que juif. La "traduction" imaginée par Habermas implique d’ailleurs qu’elle soit lisible par le plus grand nombre, et, d’abord par des gens qui précisément n’ont pas de culture religieuse ou l’ont depuis longtemps oubliée ; or le cryptage benjaminien de multiples contenus esthétiques, philosophiques et, parfois seulement, religieux ne repose pas sur une connaissance intime et approfondie du judaïsme, en dépit de son amitié avec Scholem qui, lui, en revanche, s’est efforcé au moins de faire véritablement connaître certains aspects jusqu’alors pratiquement inconnus de la tradition juive

 

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