Trois réfractaires qui ne confondent pas les valeurs avec la valeur marchande, splendidement indemnes de ses modernes et mercantiles ravages

Tout le monde parlant ces jours-ci des folies financières, la dénonciation prophétique rappelée dans ce livre semble bienvenue. On n’y trouvera pas, toutefois, une critique élaborée de l’argent : celui-ci n’est traité explicitement qu’au chapitre VIII, soit un dixième de l’ouvrage auquel il donne son titre. Cette réflexion vient pourtant à son heure, au moment où la tourmente financière qui menace d’effondrement notre économie révèle à quel point l’autonomisation des manipulations monétaires pénètre et ronge dans ses fondements l’ensemble de la culture.

Les trois auteurs regroupés par Jacques Julliard auraient été à coup sûr révulsés par les procédés et les débordements d’une économie financière qui se retourne d’ailleurs contre les bases même du capitalisme, et qui ne peut donc durablement parasiter celui-ci sans le mettre en crise. Les cabrioles purement spéculatives des traders exigent qu’une production et qu’une richesse réelles viennent des entreprises, à la façon dont le capitalisme entrepreneurial supposait lui-même, quand Péguy, Bernanos ou Claudel écrivaient contre lui, un monde précapitaliste pourvoyeur de valeurs que celui-ci était incapable de créer ni d’entretenir, mais dont il dépendait tout en contribuant à le détruire. La morale aristocratique de l’honneur, celle chrétienne de la charité, ou celle socialiste de la solidarité, ont ainsi précédé et permis la "morale" ou l’ethos capitaliste du profit, qui n’a fleuri et prospéré que grâce à des valeurs accumulées avant lui, et dont il accélère la disparition. On peut parler de catastrophe quand cette morale du profit l’emporte sur les trois autres – et d’une catastrophe pour le capitalisme lui-même. Or la même contradiction s’observe vis-à-vis des ressources naturelles accumulées au fil des millénaires, et qu’on voit aujourd’hui pillées et asséchées en quelques décennies d’exploitation forcenée.

Une solidarité se dessine ainsi entre l’aristocrate, l’ouvrier et le chrétien conséquent, auxquels on ajoutera, puisque nos trois auteurs sont aussi ou d’abord des écrivains, l’artiste dont les valeurs ne sauraient tout à fait s’aligner sur celles d’un marché laissé à lui-même. Un appel au sursaut, à une forme de marginalité, de sécession et donc de résistance peut se réclamer de ces morales irréductibles à celle du simple profit ; et toutes quatre peuvent aujourd’hui se reconnaître dans la sensibilité écologique, pareillement révulsée devant l’avidité à front bas, les profits à court terme et le monde désespérément plat des échanges générés par ce qu’on nomme à la suite de Rimbaud "l’horreur économique". On n’organisera pas cette résistance sans une claire conscience de ce que l’argent gouverne, et de ce qui par principe lui échappe ; d’où l’intérêt de revenir à ces trois auteurs, qui ont contribué à ce grand partage critique et civilisateur entre les valeurs, ou entre diverses formes de ce que Claudel, dans un titre majeur, a nommé l’échange.



"Face au monde moderne" : ce monde se définit comme celui qui réduit toute chose à son équivalent monétaire. Le cynique n’y demande pas, comme Staline : "Le Pape, combien de divisions ?" (réduction du pouvoir symbolique à la force), mais : "La banque vaticane, combien de devises ?" (reductio ad pecuniam). Avant de condamner cette réduction, il convient de bien mesurer son pouvoir quasi spirituel d’abstraction, de saisie et de pénétration : l’argent dédouble le monde en valeur d’usage et valeur d’échange ; équivalent universel, il apporte avec lui une formidable vertu (bien perçue par Marx mais aussi par Claudel) d’égalisation, de communication ou d’interopérabilité ; au nombre des grandes voies de circulation et de mise en relation du monde avec lui-même (canaux, routes, lignes ferroviaires et aériennes, satellites et ondes…), il faut compter l’argent qui tourne en orbite autour de la terre comme la mesure de toute chose. Ou presque. Le "doux commerce" dont Montesquieu fit l’éloge peut donc agir, quand il ne constitue pas l’alpha et l’omega de l’activité humaine, comme un puissant facteur de civilisation et d’apaisement des mœurs. La société de marché et de crédit développe la confiance (Claudel toujours) ; l’extension du capital industriel et commercial entraîne celle de la liberté ; et l’argent a plus fait pour la mondialisation que toutes les professions de foi internationalistes.

Sur les bienfaits de la relation de marché, Claudel se sépare de Péguy et de Bernanos ; les deux derniers insistent sur la simonie ou la prostitution qui accompagnent fatalement l’argent, quand il jette sur le marché des valeurs spirituelles, affectives ou "sacrées". La mercantilisation du monde avilit l’honneur, l’amour, le respect d’autrui ; elle réduit l’objet (ou le service) à une valeur nominale abstraite au détriment de sa substance. Elle gonfle d’importance le bourgeois ou l’entrepreneur qui, au nom de la valeur d’échange, se croit partout chez lui. "Combien ça coûte ?" : la question qui donne son titre à une populaire émission de TF1 exprime surtout le cynisme de la relation marchande quand elle sort de sa sphère. Or le centre de cette sphère du marché, comme l’infini selon Pascal, semble aujourd’hui partout et sa circonférence se perd dans les étoiles.

Pour réduire la valeur d’usage à la valeur d’échange, il fallut élaguer, rendre les choses et les services comparables ou "standards". Péguy et Bernanos dénoncent dans cette opération une dénaturation de la création, la destruction de sa substance, l’avènement d’un monde sans transcendance, désespérément plat ; Bernanos, dans La France contre les robots, condamne avec les mêmes arguments la technique, qui segmente, analyse et pense le monde en termes de meccano. Le solvant universel qu’est l’argent fait donc figure, pour cette critique, de quintessence ou de stade suprême de la technique, et c’est pourquoi Claudel en revanche, attentif aux progrès techniques autant qu’à ceux tirés de l’argent, y célèbre une précieuse conquête intellectuelle – du moins si l’on en croit l’un de ses porte-paroles dans sa pièce L’Échange, l’agent de change Thomas Pollock Nageoire qui remercie Dieu d’avoir créé le dollar. Mieux : on pourrait, à sa suite, argumenter que l’argent est un formidable amortisseur de tension entre les hommes, si l’on songe par exemple aux mécanismes inexpiables de la dette, du don et du contre-don ou de la vendetta dans lesquels tournent en rond quelques sociétés prémonétaires, que la relation de marché libèrerait. Les guerres économiques, fondées sur le simple appât du gain, font moins de ravages que les conflits raciaux, communautaires ou religieux ; et l’on allège généralement une querelle en la faisant "descendre" du plan identitaire de l’être sur celui de l’avoir.



Nos trois auteurs seront bien d’accord en revanche pour considérer dans l’économie un point bas de l’activité humaine, ainsi qu’une déchéance morale et spirituelle dans toute forme d’affairisme. La formule souvent citée de Péguy fait à cet égard clé de voûte pour la pensée qui parcourt ce livre : "Tout commence en mystique et finit en politique", écrit-il dans Notre Jeunesse, en réaction à l’évolution de Jaurès dont il blâme l’entropie politique. Parmi les nombreuses acceptions et interprétations de cette phrase, nous retiendrons qu’un élément ou une composante mystique doit en effet animer nos échanges ou surplomber nos communications ordinaires ; qu’il y a, en termes pascaliens, une hiérarchie des ordres, hiérarchie dont l’argent occupait jusqu’à hier le plancher. Le danger, vivement ressenti à présent, est que le monde devienne unidimensionnel et ses valeurs rabattues sur la valeur marchande, immergées sans retour dans "les eaux glacées du calcul égoïste".

Dans l’art, le sport, l’éducation, l’information dont on répète "qu’elle n’est pas une marchandise comme les autres" ou les relations humaines en général (donc la politique), ce nivellement est généralement perçu comme un pourrissement. Le chef de l’État a fâcheusement encouragé celui-ci en donnant l’exemple, dès le soir de son élection, d’un rapport "décontracté" à l’argent ; et quand il décrit son passage à l’Élysée comme une simple étape dans une carrière orientée par le gain maximum, on peut s’inquiéter en effet d’une dangereuse désacralisation de notre vie politique, et des envahissantes dérives de la société de marché.

Les écrivains font-ils rempart ? L’actuelle rentrée littéraire, elle-même recentrée par les médias dominants autour de quelques valeurs marchandes, a de quoi inquiéter celui qui persiste à chercher dans les livres une esthétique ou une "mystique" loin des échanges ordinaires. On rêve, à cet égard, d’un essai qui prendrait pour objet la façon dont les écrivains ont résisté, au nom de l’échange symbolique, poétique ou littéraire, à l’extension du modèle de l’échange marchand. Jean-Joseph Goux a fait mieux que l’esquisser dans ses études, notamment consacrées aux Faux Monnayeurs de Gide. Pour nous limiter au XXe siècle, il est certain qu’à côté des trois auteurs catholiques ici regroupés, l’enquête pourrait s’étendre aux surréalistes, ou à Georges Bataille, au collège de sociologie et aux spéculations développées autour de la "part maudite" et du don ; de même on trouverait dans Les Voyageurs de l’impériale d’Aragon une réflexion d’ampleur sur la bourse, sur John Law ou sur les tables de jeu qui parachèvent une certaine démoralisation de l’argent… Le livre de Jacques Julliard, en bref, nous fait rêver d’une enquête approfondie sur le grand partage, critique, entre les chiffres et les lettres. Raison de plus pour lire ou relire, grâce à lui, trois réfractaires qui ne confondent pas les valeurs avec la valeur marchande, splendidement indemnes de ses modernes et mercantiles ravages