Un livre qui invite à ouvrir de nouveaux chantiers sur un sujet mal connu.

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Malheur aux vaincus

Vae Victis. L’adage antique frappe de damnatio memoriae ceux à qui l’histoire a donné tort, ceux qui, dans une période de conflit, se sont rangés aux côtés des vaincus. La réflexion acquiert une résonance particulière pour l’histoire socialiste : la naissance de l’aurore révolutionnaire, en Octobre 1917, jette dans l’obscurité les idées, les dirigeants, les militants qui n’entrent pas en conformité avec un discours formulé a posteriori par le communisme : le socialisme de la Seconde Internationale s’est compromis dans l’Union sacrée ; une minorité s’est dressée contre le massacre à Kienthal et à Zimmerwald ; puis cette minorité s’est imposée en restaurant la rectitude du socialisme, au prix d’une scission à Tours en 1920. Des majoritaires, il ne peut être question : ils ont trahi le socialisme ; ils ont tort face à l’histoire.

Rappelons les faits. En août 1914, les partis socialistes acceptent l’entrée en guerre sous la bannière de l’Union sacrée en votant les crédits de guerre. La suspension des clivages politiques pour la défense de la Patrie prend la forme d’une participation des socialistes au gouvernement (Marcel Sembat aux Travaux Publics ou Jules Guesde comme ministre sans portefeuille, fin août 1914). Mais cette mise entre parenthèse de la lutte de classe prend une signification nouvelle lorsque le conflit s’installe dans la durée. Au printemps 1915, la Fédération de la Haute-Vienne publie un manifeste contestant la politique suivie par la direction du parti jusque là : c’est l’acte de naissance d’une "minorité" qui se constitue d’emblée comme une "faction indépendante"   , alors que l’entrée d’Albert Thomas au sous-secrétariat d’État aux Munitions approfondit la participation des socialistes au gouvernement. Avec la réunion socialiste internationale prévue à Stockholm en 1917, visant à reprendre le dialogue avec la social-démocratie allemande, éclate l’Union sacrée. Le refus des autorités d’accorder les passeports nécessaires à la délégation française sonne le glas de la collaboration ministérielle, et les minoritaires parviennent à s’imposer. La parenthèse de la guerre est refermée, ceux qui se sont compromis sont écartés, puis oubliés. Les socialistes majoritaires ont donc le statut curieux du héros dans la Chambre de Jacob de Virginia Woolf : un personnage qui n’est connu que par les témoignages extérieurs, jamais par sa propre voix qui se dérobe au lecteur. Vincent Chambarlhac le montre de façon frappante en introduction, en évoquant la manière dont s’est constituée la mémoire des majoritaires. Que les témoignages proviennent de communistes (Alfred Rosmer) ou d’anciens socialistes gagnés ensuite par le discours patriote (Hubert Bourgin), jamais ils ne parviennent à restituer l’épaisseur historique des majoritaires, qui restent assis sur le banc des accusés ou parlent comme faire-valoir d’un communisme en gestation. La publication de l’ouvrage collectif Les socialistes français et la guerre. Ministres, militants et combattants de la majorité (1914-1918), dirigé par Vincent Chamberlhac et Romain Ducoulombier, doit donc être saluée. Les six contributions sont enrichies d’un dossier documentaire qui permet de donner une voix à ce groupe mouvant et hétérogène, l’ensemble permet le réexamen d’une question écartée : celle des socialistes en guerre.


Entre deux feux historiographiques

Et ce réexamen s’imposait par les lacunes historiographiques soulignées par Vincent Chambarlhac ("Logiques d’un portrait"). Les vides laissés par une historiographie marquée par la thèse d’Annie Kriegel   y joue pour une grande part, en recherchant pendant le conflit des effets d’annonce de la scission de 1920, et en se concentrant sur les minoritaires qui s’alignent sur les positions d’une gauche pacifiste. Il aurait été sans doute possible de briser cette interprétation par les perspectives qu’offre le renouvellement des études sur la Grande Guerre, autour de la notion de consentement développée par les chercheurs de l’Historial de Péronne, mais l’histoire politique n’en constitue pas le centre. Non que l’approche soit incapable de rendre compte du phénomène – la défense de l’Union sacrée manifestant une forme d’acceptation de la guerre – mais la ligne de rupture divisant la SFIO en ces années ne fait pas s’opposer ceux qui acceptent le conflit et ceux qui le refusent. Romain Ducoulombier montre bien que le débat se concentre sur le maintien d’un discours spécifiquement socialiste dans la guerre, qu’elle soit approuvée ou refusée. Il n’y a donc pas d’affrontement binaire entre des majoritaires bellicistes et des minoritaires pacifistes ; l’élaboration d’un discours socialiste dans la guerre rend possible la déclinaison de tendances en une large palette, en un dégradé allant du rejet radical de la société environnante et de son patriotisme, à la dissolution franche du discours socialiste dans la défense générale de la Patrie. Le sujet a donc un intérêt propre que ni l’historiographie du mouvement ouvrier ni celle de la Grande Guerre n’épuisent, mais son étude doit s’appuyer sur une définition du groupe majoritaire.


Les majorités, entre "socialisme de l’heure" et "socialisme du siècle"

C’est à cette tâche que s’attache la contribution de Romain Ducoulombier ("Dans la ‘tranchée gouvernementale’"), qui montre avec finesse que le discours des majoritaires ne se définit pas par ondes concentriques gravitant autour d’un corpus clair et défini. Il s’agit davantage d’un espace borné par certaines idées fondamentales, qui laissent une grande variété d’interprétations. Les majoritaires sont ainsi partisans d’une "guerre de libération des peuples menée sans esprit de revanche ni appétit de conquête"   , faisant coïncider dans le souvenir de 1792 la défense de la Nation et la lutte contre les "tyrans". Mais cet argument peut aussi bien servir à légitimer un retour au statu quo que l’invasion des Empires centraux pour abattre les régimes semi-autocratiques. De même, l’hostilité à l’Allemagne que les majoritaires affichent peut être déclinée en des couleurs variées, selon que le peuple allemand dans son ensemble soit accusé d’avoir entraîné l’Europe dans la guerre ou que la responsabilité ne concerne que ses chefs, qui ont contraint la population au combat. Le phénomène majoritaire ne peut donc se définir dans les idées qu’il expose, et un examen de ses pratiques s’impose. Romain Ducoulombier met ainsi l’accent sur l’internationalisme guesdiste mis au profit des intérêts de l’Entente pour intervenir auprès des neutres, ou sur le soutien accordé par les parlementaires ou les dirigeants socialistes aux militants qui combattent sur le front. Et c’est précisément parce que les majoritaires ne parviennent plus à répondre aux exigences de militants lassés par le conflit que les minoritaires parviennent finalement à s’imposer. La démonstration est donc particulièrement convaincante, parce qu’elle permet d’articuler idées et pratiques en un mouvement commun, expliquant pourquoi la majorité parvient si longtemps à unir les socialistes autour d’elle, et pourquoi elle cède devant les minoritaires à partir de 1917-1918.

Ce qui rend difficile la définition de ce "socialisme de l’heure", c’est aussi l’absence de rupture entre les positions majoritaires et celles du parti avant 1914. Vincent Chambarlhac en donne un exemple dans sa contribution sur L’Avenir, qui se conçoit "comme une revue d’études, de discussion et d’information, à la manière des revues socialistes avant 1914"   , mais porte la voix des majoritaires. La publication naît en avril 1916, alors que le conflit entre majoritaires et minoritaires se radicalise, tout en profitant de réseaux tissés avant la guerre (celui d’Albert Thomas, celui des durkheimiens…), dont elle reprend les idées de réforme. De la même manière, la rubrique littéraire de L’Humanité, étudiée par Jehan-Philippe Contesse, montre la prégnance chez les majoritaires de préoccupations qui précèdent 1914 (la défense de la République, le patriotisme…). L’analyse de l’action d’Albert Thomas au sous-secrétariat d’État aux Munitions en mai 1915 par Florent Lazarovici envisage la question sous un autre aspect : c’est à partir des idées qu’il développe avant la guerre et grâce aux réseaux qu’il s’est constitués que son action s’organise. L’appropriation de la figure de Jaurès par Thierry Hohl, enfin, traduit les préoccupations diverses des majoritaires. Il n’existe donc pas pour l’ensemble de moment fondateur comme pour les minoritaires, il se définit par des choix successifs à partir du début des hostilités, où des idées, des réseaux, des stratégies d’avant-guerre sont utilisés en fonction des nécessités du moment.


Quel place pour les minoritaires ?

L’ouvrage ne vise donc pas à donner une vue synoptique du groupe majoritaire, mais à souligner sa diversité, au risque parfois d’en dissoudre les spécificités. Si les idées et les pratiques qu’il met en œuvre sont celles des socialistes de l’Union sacrée, il semble difficile de distinguer une histoire des socialistes en guerre d’une histoire des majoritaires, alors que les deux perspectives sont assez différentes. La première mettrait l’accent sur les écarts ou les rapprochements existant entre la SFIO et les autres partis, pour expliquer la manière dont les socialistes participent à l’effort de guerre ou, à l’inverse, s’en écartent. La seconde serait plus attentive à l’histoire interne du parti, et devrait mettre en valeur ce qui sépare les majoritaires des minoritaires. La contribution de Jehan-Philippe Contesse montre bien "l’horizon culturel" de la SFIO pendant la guerre, mais le lecteur ne peut saisir en quoi il est spécifique aux majoritaires faute d’une comparaison avec les idées ou les références des minoritaires. De la même manière, l’analyse du cabinet d’Albert Thomas entre 1915 et 1917 laisse dans l’ombre la manière dont son action est perçue dans le parti (à travers la presse, les rapports avec les parlementaires socialistes…), ainsi que son rôle dans la division du parti en deux fractions antagonistes. Toute la difficulté réside dans l’absence d’événement fondateur permettant de déterminer clairement la tendance majoritaire, qui se forme progressivement par rapport à une minorité dont la naissance comme l’originalité peuvent être établies. En cela, il semble impossible d’isoler l’étude des socialistes qui acceptent l’Union sacrée selon des modalités diverses, de celle des socialistes qui la refusent. La minorité reste le critère d’appréciation, même négatif, sous peine de voir l’objet se déliter dans une histoire plus globale de la SFIO pendant la guerre.

L’ouvrage dirigé par Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier invite donc à ouvrir des chantiers nouveaux sur un sujet mal connu, que les historiens ont eu tendance à réduire au rôle de repoussoir d’une fraction glorieuse purifiant le parti de ses compromissions passées. Si les contributions entre elles manquent parfois de cohérence, c’est précisément parce qu’elles n’ont pas pour objectif d’épuiser le sujet, mais de le renouveler, en ouvrant de nouvelles perspectives très stimulantes. Comme Le Phare de Virginia Woolf, cette étude renouvelée des socialistes majoritaires pourrait ainsi constituer un point d’appui pour l’histoire du socialisme français en réfractant une lumière nouvelle sur la diversité du mouvement avant la Première Guerre mondiale, qui trouve son aboutissement pendant le conflit, en refusant également une lecture téléologique des chemins qui conduisent vers la scission de 1920. L’attention portée à la diversité des tendances, aux appropriations contrastées du passé, le refus également d’enfermer la période de la Grande Guerre au simple rôle de prodrome du communisme français, sont des qualités qu’il faut saluer. Elles laissent espérer d’autres études qui permettront d’explorer les tranchées ouvertes par l’ouvrage
 

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- Christophe Prochasson, 14-18. Retours d'expériences (Tallandier), par Pierre Chancerel.

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- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix (Tallandier), par François Quinton.

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- François Bouloc, Les profiteurs de guerre (Complexe), par Pierre Chancerel.

 Une approche novatrice, sous l'angle de l'histoire culturelle, d'un sujet dont le choix n'est pas innocent.

  

- Frédéric Guelton et Gilles Krugler, 1918, L'étrange victoire (Textuel), par Jonathan Ayache.

Un recueil d’archives de la Grande Guerre proposant une immersion dans les derniers mois de la guerre, mais qui s’avère finalement superficiel et peu rigoureux. 

 

- Laurent Véray, La Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire (Ramsay), par Nicolas Guérin.

Dans un bel ouvrage illustré, Laurent Véray interroge les changements de perception de la Grande Guerre au cinéma.