Dans ses réflexions sur la morale évolutionniste, Tort semble être tombé dans le piège de sa jolie image : l'anneau de Moebius.

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Darwin sympathique

Ce nouveau texte de Patrick Tort propose une lecture du livre de Darwin intitulé The Descent of man and selection in relation to sex, un livre connu sous le titre de Descendance de l’homme et dont Tort a dirigé une nouvelle traduction collective, sous le titre de La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe. Dans ce nouvel ouvrage généreux, matérialiste et profondément humaniste, Patrick Tort nous explique que Darwin n’était pas raciste, même s’il croyait aux races ; qu’il n’était pas eugéniste même s’il parle dans ses ouvrages de supériorité et d’infériorité parmi les civilisations ; qu’il n’était pas sexiste enfin, même s’il parle beaucoup de la différence des sexes.

Plusieurs clefs permettent ce retournement : en particulier, le fait que Darwin n’est jamais "essentialiste", qu’il décrit toujours des formations contingentes et imparfaites, et que jamais rien ne vaut chez lui de manière "essentielle", c'est-à-dire intemporelle  et inévitable. Mais l’argument favori de Tort tient dans ce qu’il appelle depuis 1980 "l’effet réversif de l’évolution".


L’effet, encore

Cet "effet" est une manière d’expliquer la transition entre nature et civilisation à la fois comme continuité et comme rupture, comme immanence et comme transcendance. La thèse principale de Tort est que la sélection naturelle a produit la civilisation, l’altruisme et la sympathie envers le prochain, et que ces différents instincts sociaux se sont ensuite retournés contre la sélection naturelle elle-même : en éliminant l’élimination. Autrement dit, Darwin n’est pas un défenseur de l’extermination des pauvres et des handicapés : il n’a jamais souscrit aux discours tapageurs du "darwinisme social" et il ne doit pas être considéré comme le père ou l’inspirateur des entreprises eugénistes criminelles menées sous son manteau. De ce point de vue, Tort rappelle avec une belle et convaincante vigueur la manière dont le texte de Darwin a été systématiquement tronqué, et comment les citations extraites de son ouvrage ont permis de justifier tout et n’importe quoi, parce qu’elles étaient coupées de leur contexte et interprétées à contresens. Contre cela, Tort entend s’attacher non aux mots, mais à la logique du système et, par là, "sauver" Darwin des coupables mésinterprétations dont sa pensée a été victime. Le darwinisme authentique (celui de Darwin) n’est pas le triomphe du plus fort.
 


Le piège de l’anneau

Si la conclusion est louable, comment est-elle établie ? L’expression "effet réversif de l’évolution" n’est pas de Darwin mais de Tort   . Pour mieux nous faire comprendre ce dont il s’agit, Tort symbolise son "effet réversif" par la figure de l’anneau de Moebius, repris sur la couverture de l’ouvrage et en illustration p. 96. Cette figure bien connue des mathématiciens lui permet de représenter un changement radical opéré dans la continuité : non une rupture, mais un "effet de rupture". En l’occurrence l’anneau est simplement une image séduisante, qui n’apporte qu’une illusion de clarté et ne renforce en rien l’argument. Ni modèle, ni analogie, c’est tout au plus un tour de passe-passe : le ruban tordu de Moebius est totalement extérieur à ce qui est en question. Plus médiatique que proprement pédagogique, l’anneau plaît (il a plu en tout cas à Tort et au graphiste qui a fait la couverture) parce qu’il constitue in actu un joli paradoxe : mais il ne fait que donner illusoirement l’impression que l’on comprend bien ce dont il s’agit dans l’explication de la transition de la nature à la civilisation. Dire qu’elle s’opère comme sur un anneau de Moebius, de la continuité dans la discontinuité, conjuguant identité et différence ou deux surfaces en une seule surface, ce n’est guère avancer sur la question   .


Isolement splendide

Le lecteur remarquera sans doute que Patrick Tort se cite énormément dans cet ouvrage   . D’après ce qu’il nous explique p. 93, c’est en raison d’une didactique de la répétition. De fait, ce livre n’apportera rien de bien nouveau à ceux qui seraient déjà familiers de ses précédents écrits, mais on ne peut lui en faire le reproche. Après tout, les chanteurs ont bien leurs "best of" : Tort s’est offert "l’effet Darwin" qui est une sorte d’anthologie de ses meilleurs morceaux.

On irait presque jusqu'à dire qu’il s’est offert là un sanctuaire, où écouter les échos de sa voix, multipliés à l’infini. Tort, en effet, n’hésite pas à affirmer que son concept d’effet réversif " a produit des développements exceptionnellement féconds en philosophie et dans les sciences humaines". Il termine ainsi l’ouvrage par une longue mise au point sur la portée de l’image de l’anneau de Moebius et par une discussion suivie, à la fois pleine de caresses et de coups de griffes, de l’éthique matérialiste d’Yvon Quiniou, "qui a été le premier philosophe à appliquer le concept d’effet réversif de l’évolution à son domaine d’objets — les théories de la morale"   . Une telle discussion passionnera sans doute les herméneutes de l’école tortienne, s’il y en a. Pour les autres, ils quitteront l’ouvrage en se demandant la portée de ces querelles de chapelles et si, devant se répéter avec tant d’insistance, Tort ne semble pas révéler ici, presque malgré lui, que son message, désespérément, ne passe pas.
 


Sociobiologie et morale laïque

Symptomatiquement, Tort ne fait aucune place dans son ouvrage aux débats nombreux sur la naturalisation de la morale   . Traitant les mêmes questions que la sociobiologie, celle-ci est écartée par Tort, mais sous une forme caricaturale et fantasmée. Ses thèses ne sont pas même évoquées dans l’ouvrage, encore moins discutées.

Pourtant, par contraste avec la rhétorique de l’anneau, la sociobiologie, pour critiquable qu’elle soit dans ses méthodes et ses conclusions, a au moins l’avantage de suggérer un mécanisme et un programme de travail : l’idée, grossièrement formulée, que les "instincts" seraient codés dans nos "gènes". On peut toujours ensuite lui objecter qu’on ne sait pas ce que sont les gènes ou comment les gènes qui ne codent que pour des protéines peuvent ensuite se trouver directement reliés à des comportements complexes. Quelle que soit la portée et la pertinence de ces critiques, il n’en demeure pas moins que le grand atout de la sociobiologie est qu’elle ne se contente pas de décrire, ou d’indiquer une transition de la nature à la culture, mais qu’elle propose un mécanisme. Qu’on pense ce qu’on voudra des mécanismes qu’elle convoque, la sociobiologie tente de donner une explication de l’héritabilité des comportements ou des instincts qui peut dans une certaine mesure être testée, discutée, critiquée. L’hypothèse de Tort s’en tient, quant à elle, à déclarer deux grands principes. L’un, apologétique : Darwin n’est pas coupable des crimes commis en son nom. L’autre, véritable axiome d’une nouvelle morale œcuménique : la morale humaine est le produit de l’évolution naturelle, mais en elle, la nature s’est retournée contre elle-même au point de pouvoir retrouver les grands résultats des éthiques religieuses. On applaudit plein de joie ; mais on sort avec le sentiment qu’on n’a assisté qu’à un habile tour de passe-passe

 

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