Il y a maintenant presque un an et demi que le monde, ou plutôt sa partie occidentale, est rentrée dans une crise dont elle ne voit pas la fin. De proche en proche, tous les signaux sont passés au rouge aux États-Unis : éclatement de la bulle immobilière (qui n’est d’ailleurs pas encore terminé), propagation aux prêts hypothécaires subprimes, puis aux titres adossés à ces derniers. Les engagements dans les bilans des sociétés financières se sont considérablement alourdis, la confiance dans la solvabilité des banques s’est effondrée, le dollar a connu une chute spectaculaire. Puis l’été 2008 mit fin aux espoirs d’un "atterrissage en douceur" : faillite des agences de prêt garanti par l’État fédéral (Government Sponsored Entities, GSE), les désormais célèbres Fannie Mae et Freddie Mac, qui fit tomber en trois petites semaines le château de cartes des principales institutions bancaires.


La suite, cela a été simplement la fin du monde financier tel qu’il était connu depuis les années de financiarisation de l’économie. Fin des grandes banques d’investissement, sauvetage d’une société d’assurance, AIG, donc non soumise en théorie au champ de réglementation de la Fed, mise en place d’un plan de sauvetage aux dimensions inédites. Les décideurs naviguent à vue, dans un territoire totalement inconnu (ou, pour le dire approximativement à la manière de Brad DeLong, "2008 n’est pas 1929, car Bernanke et Paulson sont résolus à ne pas refaire les erreurs de 1929 (…), ni celles des années 1970, ou celles de la Banque du Japon dans les années 1990. Ils veulent faire leurs propres erreurs inédites"). Les analystes voient le château de carte s’effondrer, leurs graphiques s’affoler, leurs titres d’assurance contre les défauts de paiement de la dette anticiper le risque plutôt que le couvrir.


Fin de cette petite chronologie, retour au présent. Tentons d’éclairer les mécanismes à l’œuvre, à l’aide des très nombreux textes parus sur Internet ou dans la presse. Il est difficile de sélectionner les informations intéressantes dans le flot d’analyses qui sont publiées. Nous tenterons ici de souligner un parcours compréhensible et complet, mais sans hésiter à entrer dans les détails si nécessaire. Bien que de nombreuses analyses de qualité soient en anglais, nous tenterons de mettre en référence le plus souvent possible des textes en français.


D'où vient la crise ?

On sait quel fut l'élément déclencheur de la crise : des prêts hypothécaires à haut risque (les fameux subprimes) accordés à de nombreux ménages pauvres. Ces prêts se sont retrouvés "noyés" dans les actifs des grandes banques et fonds d'investissement par le mécanisme de "dérivé de crédit" (un contrat de gré à gré qui permet de transférer le risque et le rendement d'un actif à une contrepartie sans pour autant céder la propriété de l'actif). Ces dérivés (CDO et CDS) offraient un fort rendement jusqu'à ce que les ménages ne puissent plus rembourser leur prêt. Les titres indexés sur ces prêts et détenus par les investisseurs sont aujourd'hui ceux que l'on nomme "toxiques" ou "pourris". L'enchainement qui s'en est suivi est décrit ainsi par l'économiste Cedric Tille : "Alors que les acteurs du marché avaient confiance dans la valeur de ces titres jusqu'au début de 2007, le ralentissement du marché immobilier a fait voler les certitudes en éclat. Non seulement la valeur des titres est bien en dessous des estimations précédentes, mais elle demeure très incertaine. Cette incertitude empoisonne les marchés. Les banques ne sont pas sûres de la valeur de leurs avoirs, et choisissent d'accumuler des réserves de liquidité au cas où. Comme tout le monde procède de la sorte, des marchés qui fonctionnaient de manière fluide sont maintenant grippés".



Mais les racines sont évidemment plus profondes. Certains, comme John McCain, s'en prennent d'abord à la corruption et aux fraudes qui ont régné dans les milieux financiers, à l'image des actions de Jerôme Kerviel à la Société Générale. Mais des raisons économiques et politiques plus structurelles sont aux premières places au banc des accusés :

- une régulation inadéquate face à la libéralisation. Les marchés financiers ont connu une phase de libéralisation depuis la fin des années 1970, en particulier avec la dérégulation des commissions sur les ventes d'actions et la fin de la séparation entre banques d'investissement et banques de dépôts (révocation du Glass Steagall Act de 1933) qui a définitivement eu lieu en 1999 (cf Barry Eichengreen). Ces évolutions ont entraîné les banques d'investissement à se tourner vers des produits financiers toujours plus complexes et risqués. La régulation n'a pas su s'adapter à ces évolutions importantes. Le fait que les deux plus importantes banques d'investissement américaines (Goldman Sachs et Morgan Stanley) aient abandonné leur statut de banque d’investissement pour celui de banque commerciale, soumis à des obligations de transparence et de sécurité beaucoup plus importantes, pour pouvoir obtenir le secours financier de la Fed (Banque centrale américaine) et du Trésor marque donc bien la fin d'une époque et fait apparaître les effets pervers de la révocation du Glass Steagall Act.

- une innovation financière trop poussée et trop mathématisée. Le règne des mathématiques montre ses limites en temps de crise, puisque les modèles sont fondés sur l'étude de régularités qui s’effondrent dans les périodes exceptionnelles. Plus précisément, ce ne sont pas tant les mathématiques qui sont elles-mêmes en cause que leur utilisation mal comprise. À cela il faut ajouter que "les agences de notations" - qui évaluent la qualité des investissements - n'ont pas joué leur rôle, comme le soulignait Dominique Strauss Kahn, directeur du FMI. D'où les propositions de la Commission européenne de leur imposer une réglementation beaucoup plus stricte

- une politique monétaire trop laxiste, en particulier sous la direction d'Alan Greenspan (1987-2006) qui a favorisé le surendettement américain et la bulle immobilière, et n'a pas su imposer la régulation nécessaire auprès du secteur bancaire.

- les déséquilibres financiers globaux. La politique budgétaire et monétaire des États-Unis a dramatiquement fait de ce pays le créditeur du monde, pendant que la Chine, à l'opposé, accumule les réserves et affiche un taux d'épargne élevé (cf. Barry Eichengreen). Aucun autre pays aurait pu se permettre d'atteindre un tel niveau de déficit sans qu'une crise de confiance apparaisse sur les marchés comme le notait déjà l'économiste Philippe Martin en 2003 ! L'importance de ces déséquilibres dans la crise actuelle est telle qu'elle incite à penser un nouveau rôle aux institutions internationales.



Un déroulement implacable


À ces facteurs de la crise financière, il faut ajouter ceux qui concernent plus généralement la crise économique ou la récession qui s'annonce, et se situent à un niveau mondial. L'économiste Nouriel Roubini, distingue les points suivants :

- l'éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Espagne, en Irlande et dans d'autres pays de la zone euro ;
- le crédit trop longtemps maintenu à un taux trop bas ;
- la sévère restriction du crédit et des liquidités qui a suivi la crise du crédit immobilier aux États-Unis ;
- les conséquences négatives de la chute de la Bourse (en chute en moyenne de 20%) sur les investissements et les avoirs ;
- les effets de la récession aux États-Unis (qui représentent encore 30% du PIB de la planète) au niveau mondial par l'intermédiaire des échanges commerciaux ;
- la faiblesse du dollar qui réduit la compétitivité des partenaires commerciaux de l'Amérique ;
- les effets stagflationnistes (inflation élevée et croissance en berne) du prix élevé du pétrole et des matières premières qui contraignent les banques centrales à augmenter les taux d'intérêt pour combattre l'inflation au moment où la croissance et la stabilité financière sont sérieusement menacées.


Le plan Paulson-Bernanke


Le grand plan de sauvetage des banques élaboré par l'administration étasunienne est très loin de faire l'unanimité même si la plupart des observateurs s'accordent sur la fait qu'une action visant à soutenir le système financier est nécessaire pour éviter que la crise s'étende très brutalement au reste de l'économie.

Du côté du Congrès, on distingue, selon The Guardian, trois positions nettes : ceux qui critiquent le flou de ce plan et croient difficilement à sa réalisation, ceux qui voient dans ce plan une manière honteuse de sauver les "riches financiers" et de les déresponsabiliser, et enfin ceux, comme le sénateur républicain Jim Bunning, qui refusent par principe toute intervention étatique et jugent ce plan "non américain" et relevant du "socialisme financier".

Du côté des économistes, en balayant un spectre politique large, on assiste à ce que Jeffrey Frankel, professeur à Harvard, nomme un "consensus contre le plan Paulson", comme le montre cette pétition, qui compte au moins trois prix Nobel parmi les signataires. Elle reproche à ce plan de "socialiser les pertes" et de résoudre uniquement la crise de liquidité alors que les banques ont besoin d'être recapitalisées.


En quelques mots, le plan Paulson consiste en un rachat par l'État, de tous les actifs désignés pudiquement "Troubled Assets", c'est à dire tous les titres possédés par les banques qui sont invendables car suspectés d'être liés aux prêts immobiliers défectueux, source de la crise. Ainsi, l'administration Bush entend répondre à la crise de confiance qui sévit sur les marchés et donc résoudre le problème du manque de liquidités.




Ce plan soulève trois principales critiques :

- Comment évaluer le prix de ces actifs qui sont actuellement dépréciés ? À quel prix l'État peut-il les racheter ? Cette dimension technique est loin de rassurer les spécialistes de la finance comme Kashyap et Stein, et alimente les critiques sur le flou du plan Paulson. Le problème est pourtant crucial : trop cher et l’on rémunère les banquiers aux frais du contribuable, pas assez et les banques n’auront pas suffisamment de liquidités pour se maintenir.

- Pourquoi porter secours à toutes les banques et non pas seulement à celles qui sont au bord de la faillite ? En effet, il ne s'agit plus ici de sauver quelques grosses institutions financières au bord de l'effondrement mais de nationaliser un marché entier (celui des titres immobiliers). Cette opération est sans précédent dans l'histoire de la finance et soulève tant des questions éthiques que des doutes sur son efficacité, comme le développe l'économiste et éditorialiste Paul Krugman.
 
- Enfin, ces arguments conduisent à la principale critique : le plan Paulson essaye de résoudre une crise de confiance sans s'attaquer au problème fondamental de la crise qui est le manque de capital des banques et des fonds d'investissement. Parmi les meilleurs explicitations de cette critique, on peut se référer aux points de vue de Willem Buiter, Paul Krugman ou Raghuram Rajan qui formulent tous la proposition de recapitaliser le système bancaire défectueux. C'est à dire que l'État entre dans le capital des firmes qui sont en situation difficile comme cela a été fait pour AIG.

Cette proposition a l'avantage de redonner réellement aux banques ce qu'elles ont besoin pour fonctionner : du capital, et est plus juste sur le plan politique. La participation financière de l'État pourra en effet fournir un rendement futur certain au contribuable, contrairement au plan Paulson dans lequel on ne sait pas ce qu'il adviendra des 700 milliards de dollars payés par le contribuable pour racheter les actifs revendus par les mauvais gestionnaires. L’économiste de Chicago Luigi Zingales, propose une solution encore plus radicale : quand une banque fait faillite, les créditeurs principaux en deviennent les propriétaires. Cette transformation de la dette en capital serait selon lui une solution au surendettement des banques
 

* Article écrit en collaboration avec Martin Kessler.


* Quelques compléments :


1. La blogosphère financière donne des informations très utiles pour suivre les développements de la crise. On est plus souvent du côté de l’information que de l’analyse, mais on y trouve aussi des textes fouillés. Malheureusement, les blogs les plus intéressants sont tous en Anglais :
Market Movers, par Felix Salmon, toujours très lucide.
Alea, par jck , recommandé à ceux qui connaissent déjà bien les marchés financiers.
Calculated Risk, un blog collectif par deux anciens professionnels de la finance, est lui aussi souvent passionnant.
En Français, le blog econoclaste reste la référence majeure.

2. Nous publierons ici les liens et (si possible) des résumés traduits des articles que nous trouvons le plus éclairants, de manière à suivre les analyses qui émergent. Comme l’a remarqué l’économiste anglais Richard Baldwin, les médias électroniques ont réagi plus vite et plus vivement que les médias papier, critiquant le plan Paulson de manière unanime alors qu’il était très peu ou très mal analysé dans la presse traditionnelle (voir ce commentaire d’Alexandre Delaigue). Nous tenterons de vous en faire profiter, en jouant le rôle de filtre entre l’abondance des publications et un temps limité de lecture.

* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique du livre de Jérôme Glachant, Jean-Hervé Lorenzi, Philippe Trainar (dir.), Private equity et capitalisme français (La Documentation française), par Luc Goupil.

 - la critique du livre de Solveig Godeluck et Philippe Escande, Les pirates du capitalisme (Albin Michel), par Luc Goupil.

 - la critique du livre d'Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.

- la critique du livre d'Olivier Godechot, Working Rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière (La découverte), par Luc Goupil.

- la critique du livre de Jacques Hamon, Bertrand Jacquillat et Christian Saint-Etienne, Consolidation mondiale des bourses (Conseil d'Analyse Economique), par Mahdi Ben Jelloul.

- la critique de l'ouvrage collectif Comprendre la finance contemporaine (La découverte), par Jérémie Cohen-Setton.