L’histoire de l’art a-t-elle quelque chose à apprendre à l’histoire des sciences ? Stimulant, l’ouvrage est moins convaincant dans sa partie personnelle.

On répète souvent que, depuis Darwin, s’est imposée dans les sciences de la nature l’image de "l’arbre de vie" (Tree of life), ou arbre généalogique des vivants. On donne alors comme exemple le fameux "diagramme" qui est la seule illustration de l’ouvrage majeur de Darwin, son Origine des espèces parue en 1859. Cette image a été souvent commentée, au point de devenir un moment incontournable de tout ouvrage qui comporte "Darwin" ou "darwinisme" dans son titre. Parmi les derniers grands commentaires sur cette ample question, les textes de Stephen Jay Gould peuvent être approchés comme une réflexion constamment reprise sur les manières de représenter l’évolution. Face à ces débats récurrents, le livre de Horst Bredekamp entreprend de croiser deux lignes : inscrire le diagramme généalogique de Darwin dans l’histoire générale des représentations de la nature, mais aussi dans l’histoire de la formation de la pensée de Darwin. L’un et l’autre points ont déjà été amplement documentés, mais l’ouvrage de H. Bredekamp a l’avantage de rassembler, de manière plaisante, simple et richement illustrée, un ensemble de recherches bien connues des spécialistes de la biologie et de son histoire.

 

 

Histoire des arbres


Tout d’abord, Darwin n’a pas inventé cette image de l’arbre. L’historien de la biologie Giulio Barsanti a même en 1992, dans un livre qui a fait date, consacré une ample étude aux différentes images de la nature : l’échelle, la carte, l’arbre, comme modèles concurrents, porteurs de significations biologiques et métaphysiques différentes   . Barsanti montrait comment le passage d’une représentation de la nature comme échelle à l’adoption du modèle de l’arbre s’opère au milieu du XVIIIe siècle, notamment par le biais de la médiation de la carte — un autre dispositif de représentation, souvent négligé par les historiens. Ces images de l’ordre de la nature ne sont pas seulement des métaphores, à la fonction purement didactique : elles ont joué une fonction heuristique pour les classifications. Symétriquement, les classifications n’ont certes pas produit les représentations de l’ordre de la nature par échelles, cartes et autres arbres, mais leur affinement successif a permis de repousser certaines images, sans toutefois permettre de définir les contours d’une image alternative. Pour Barsanti, il y avait cependant une priorité des classifications sur les images, qui imposait de prêter une attention directe aux méthodes et aux systèmes des naturalistes.


L’approche de Bredekamp est différente. D’une part, elle entraîne le lecteur dans une profusion de représentations et Bredekamp n’hésite pas à convoquer des figures importantes de contemporains de Darwin   .


D’autre part, Bredekamp rappelle les caractéristiques principales du diagramme darwinien, en particulier "tous les motifs par lesquels Darwin a perturbé et inquiété la symétrie harmonieuse de son diagramme"   . Mais attention : Darwin ne parle jamais de son diagramme comme d’un "arbre". Dans le chapitre IV de l’Origine des espèces, l’arbre et le diagramme sont traités dans deux développements nettement séparés. D’ailleurs, quand Darwin parle de l’arbre de vie, c’est le plus souvent comme d’une image commune, fréquemment utilisée par ses contemporains mais qu’il ne reprend pas nécessairement à son compte.

 

 

L’hypothèse du corail

 

Dans cet interstice entre le diagramme et l’arbre, Bredekamp introduit la thèse qu’il exploite tout au long de son ouvrage : "l’arbre" de Darwin ne serait pas un arbre, mais un corail. À l’appui de cette hypothèse, on trouve un passage extrait des Carnets du jeune Darwin, rédigé vers 1837, selon lequel : "L’arbre de la vie devrait peut-être s’appeler le corail de la vie"   . Bredekamp va jusqu'à superposer le diagramme avec un morceau de corail Amphiroa orbignyana (aujourd'hui classé parmi les algues) que Darwin avait collecté en Patagonie. Il tente par là d’étayer son hypothèse d’une structure en corail du diagramme darwinien.


Quel intérêt y a-t-il à remplacer l’arbre commun par un corail ? L’écart essentiel entre les deux représentations est que l’arbre ne permet pas de rendre compte des fossiles et de la profondeur des temps, alors que le corail présente un contraste entre des parties mortes et des parties vives. Comme l’écrit Darwin, dans le style télégraphique de ses carnets, on remarque que, dans un corail : "Base des branches mortes ; de sorte que les transitions ne peuvent être vues. — cela contredit à nouveau la succession constante de germes en progression."   . Puis il se reprend par une phrase ajoutée en haut de page de son carnet : "Non. Cela la rend seulement extrêmement compliquée."

L’image du corail explique la difficulté de trouver des formes transitionnelles entre les formes existantes : les formes éteintes sont enfouies dans les profondeurs des archives de la terre, dont Darwin sait bien qu’elles sont infiniment lacunaires. L’image du corail constitue également une manière de rendre le schéma lamarckien de l’évolution particulièrement improbable : l’idée de germes, constamment produits, et qui suivraient le cours d’un développement progressif au cours de l’histoire de la vie, se voit invalidée. Le corail libère les visions de la nature de la connotation ascendante très fortement associée à l’arbre.

 

 

Le palimpseste des brouillons

 

À partir d’une étude suivie des carnets, le livre de Bredekamp entend montrer que les dessins et esquisses sont "le support actif du processus intellectuel". Il met à destination du public français des reproductions des carnets et notes de Darwin. L’étude des brouillons retrouve le "palimpseste" de Gérard Genette pour donner "un témoignage impressionnant de la méthode hésitante de Darwin" : "Peu de témoignages auront, semble-t-il, approché d’aussi près son image générale de la nature que ces esquisses insignifiantes qui, dans leur tâtonnement caractéristique, cherchent à pister les variations convulsives de la nature."   .


L’étude des manuscrits prend, sous la plume de l’historien de l’art, une texture particulière. Les brouillons sont approchés dans leur matérialité et leurs irrégularités, avec une épaisseur qui place le lecteur au plus près de ces documents   . L’excellente qualité des reproductions qui accompagnent le texte est également un des atouts incontestables du livre. En particulier, la comparaison faite entre la version manuscrite des premiers diagrammes de Darwin et la version publiée en 1975 dans le volume Natural selection est particulièrement révélatrice de l’importance de l’accès au document original.


Ayant établi, sur des raisons qui forment plus des présomptions que des preuves, que le diagramme de Darwin est un corail, Bredekamp offre quelques aperçus sur la signification symbolique des coraux dans l’histoire de l’art et l’histoire des idées. C’est sans doute la partie la plus personnelle, mais également la moins convaincante du livre. On quitte alors la précise étude du cas Darwin pour se plonger dans l’océan profond où grouillent algues, corallines et goémons, entrecoupés d’un Persée de Benvenuto Cellini et d’une Galatée de Gustave Moreau. L’ensemble est suggestif, mais n’emporte pas la conviction. On sort donc du livre avec l’impression d’un grand bricolage final, d’un clinquant rhétorique dont on saisit mal les enjeux démonstratifs. Finalement, en quoi les peintures de coraux à la Renaissance nous éclairent-elles sur la représentation "branchue" que donne Darwin ? La méthode de Bredekamp renvoie notamment à Carlo Ginzburg et revendique une histoire qui se nourrit de la "valorisation des choses marginales et involontaires qui précéda la psychanalyse"   . Ce dernier chapitre de Bredekamp partage les défauts de Ginzburg "théoricien" du paradigme indiciaire, en particulier son aspect bric-à-brac. Mais il n’en a pas les qualités : la reconstruction de l’objet "corail" ne parvient pas à former un ensemble aussi cohérent que ce qui est désormais connu comme le "paradigme indiciaire". Par cette analyse, Bredekamp nous renvoie également à un autre aspect de ses travaux, portant notamment sur les cabinets de curiosité   .

 

Une recherche allemande

 

Ces réserves n’enlèvent pas l’intérêt du livre, qui intéressera tant les amateurs de sciences biologiques que les spécialistes d’art et de littérature. Il constitue une mine d’informations sur l’histoire des classifications et des représentations de la nature. On apprend beaucoup à le lire et on en tourne les pages avec plaisir et intérêt. Il témoigne par ailleurs de différents courants de recherches qui sont actuellement assez influents en Allemagne. L’histoire des sciences prête de plus en plus d’attention aux dispositifs matériels de la science et en particulier au rôle de l’illustration ou du dessin dans l’invention, à la fois scientifique et littéraire. Sans y être directement rattaché, l’esprit du livre de Bredekamp peut être rapproché par exemple de l’ambitieux projet mené à Berlin, à l’Institut Max Planck pour l’Histoire des sciences, intitulé : "Knowledge in the Making. Drawing and Writing as Research Techniques"   .

L’une des sources principales de Bredekamp est d’ailleurs un beau livre de Julia Voss, qui a fait sa thèse en étant étroitement associée à cet Institut   . Cet ouvrage n’a pas eu l’honneur d’une traduction mais constitue une étude de première qualité sur les différentes "images" célèbres associées au nom de Darwin : non seulement le diagramme mais aussi les becs des pinsons des Galapagos ou la fameuse série ascendante qui va de la bête quadrupède à l’homme bipède.

Par delà le champ de l’histoire des sciences, le livre de Bredekamp peut par ailleurs se rattacher à la forme particulière qu’a pris l’histoire des idées en Allemagne : l’important courant des Kulturwissenschaften, dont les grands noms ont été Ernst Cassirer ou Norbert Elias. Le thème même de l’ouvrage de Bredekamp, les "coraux" comme mode de représentation de la nature, se rattache d’ailleurs assez étroitement au thème de la "grande chaîne des êtres", auquel Arthur O. Lovejoy consacra en 1936 le livre fondateur de l’history of ideas   . Les recherches qui émanent des Kulturwissenschaften portent sur les représentations culturelles et poursuivent l’esprit de l’histoire des idées, avec une attention particulière aux dispositifs matériels et symboliques. Une autre recherche dans le même domaine des représentations de la nature a été réalisée par un doctorant de la Humboldt Universität, Sebastian Giessmann : celui-ci s’est employé à rapprocher, dans sa thèse, différentes images de "réseaux" à travers l’histoire   . En indiquant ces quelques points de repères, nous voulons simplement suggérer que le travail de Bredekamp n’est pas isolé lorsqu’il quitte l’histoire des sciences stricto sensu pour étudier transversalement la figure du corail et ses significations, dans la peinture, la sculpture ou la littérature. Étant donné la position institutionnelle et générationnelle de leur auteur (né en 1947, membre du prestigieux Wissenschaftskolleg zu Berlin), ces travaux sont même sans doute amenés à servir de référence pour bien des étudiants allemands. Le fait qu’ils n’emportent pas la conviction du lecteur et puissent être perçus comme manifestant parfois une absence de rigueur est donc à prendre tout à fait au sérieux.

 

 

Regrettables coquilles

 

Cette recension ne serait pas complète si elle n’indiquait pas que la traduction souffre de quelques maladresses dommageables : p. 44, le terme anglais Tumbler est rendu par une parenthèse indiquant étrangement "marsouins" ; les lecteurs familiers de Darwin se souviendront que les "tumblers" désignent une variété de pigeons (les "Culbutants") et non les germaniques et aquatiques Tümmler (marsouins). Le lecteur pourra également se demander ce que c’est que "la culture de l’entretoisement" (p. 36) ou que "l’antipode arborescent" (p. 92) : on soupçonne des erreurs dans la traduction. Un autre texte de Darwin : "No only makes it excessively complicated" est fautivement rendu : "un simple ‘non’ le rend excessivement compliqué" (p. 33) alors qu’il s’agit plutôt, dans les carnets, d’un correctif apporté à la phrase précédente : "Non. Le rend seulement excessivement compliqué."
 

 

À lire également sur nonfiction.fr :

- Charles Darwin, L'Autobiographie (Seuil), par Thierry Hoquet.

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Charles Darwin par lui-même vaut mieux que les élucubrations de son thuriféraire.

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Une somme fournie, pleine de curiosités historiques, mais la posture iconoclaste de Pichot lasse et tombe à plat.

- Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, Les Créationnismes. Une menace pour la société française (Syllepses), par Jérôme Segal.

Deux spécialistes mesurent les dangers du créatonnisme en France. Leur constat : la vigilance s'impose.

- Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin (Presses du réel), par Éléonore Challine.

L'histoire d'un grand malentendu scientifique. Une enquête originale entre philosophie, histoire de l'art et science.

 

À lire également :

- Les photographies numériques du manuscrit du carnet B de Darwin, conservé à Cambridge University Library, sont disponibles en ligne, avec leur transcription page à page sur le précieux site Darwin-Online.

 

- Le projet Knowledge in the Making. Drawing and Writing as Research Techniques, de l’Institut Max Planck pour l’Histoire des sciences, dirigé par Christoph Hoffmann, Hans-Jörg Rheinberger et Barbara Wittmann.


- Sur l’histoire des réseaux, le site de Sebastian Giessmann.