Frank Tétart décrypte, par les cartes, les enjeux majeurs de l'année 2024, recomposés par les élections dans de nombreuses puissances mondiales

Dans cette douzième édition du Grand Atlas, Frank Tétart propose plusieurs clés de lecture pour l’année 2024 et des perspectives pour l’année 2025. L’année 2024 a été marquée par un grand nombre d’élections majeures de l’Inde aux États-Unis, en passant par la France. Bien que la menace climatique, l’architecture des villes ou encore les questions démographiques soient décisives pour notre avenir collectif, les guerres demeurent bien les sujets les plus traités dans les médias, au premier rang desquelles l’Ukraine et Gaza, en raison de leur résonnance mondiale. C’est donc à l’espace israélo-palestinien que l’Atlas consacre un dossier spécial, tout en présentant les lignes de force de cette année et en proposant des pistes prospectives.

Nonfiction.fr : L’an dernier, vous aviez intitulé l’année 2023 : « l’entrée dans l’ère des mégamenaces ». L’opposition entre le monde démocratique et le monde autoritaire, « l’enfer climatique  », les poussés nationalistes ou encore le risque d’épidémie ont marqué cette année. Votre dernier Atlas sur l’année 2024 confirme votre propos. Quel titre donneriez-vous à l’année 2024 ?

Frank Tétart : L’année 2024 est celle de l’incertitude. Son principal enjeu est l’élection américaine où s’affrontent deux visions du monde, celle de Kamala Harris et du président sortant, interventionnistes et atlantistes, préoccupés de restaurer le leadership américain face à la Chine d’abord et la Russie, et celle de Donald Trump, isolationniste ou presque, et obsédé par la compétition avec la Chine et sa volonté de rendre sa grandeur à l’Amérique, c’est-à-dire à une Amérique blanche ! Sa possible réélection inquiète le monde, qui craint un désengagement en Ukraine et en Europe au moment où la Russie devient plus offensive, et un désintérêt pour Taiwan et globalement l’Asie, confrontée à la poussée expansionniste de la Chine de la mer de Chine méridionale jusqu’aux îles du Pacifique, mais aussi aux essais nucléaires et de missiles de la Corée du Nord.

Ces incertitudes adviennent alors que le monde, devenu de fait multipolaire, n’est pas apte à stabiliser les relations internationales et les conflictualités qui participent à son désordre. Le monde semble de ce fait à la dérive, sans gouvernail, sans horizon net. D’abord, une ligne de faille se construit entre, d'un côté, un Occident regroupant les démocraties libérales, et d'un autre côté, des régimes autoritaires (Russie, Chine…) qui, incapables d’incarner un véritable modèle, tentent de pénétrer et d'entraîner le Sud Global dans leur camp. Cela a, par exemple, contribué à la remise en cause de la présence française en Afrique de l’Ouest au profit de la Russie, qui infiltre les terrains conflictuels avec ses milices anciennement Wagner.

Ensuite, c’est le « deux poids, deux mesures » qui semble prévaloir, notamment car les règles internationales et le droit humanitaire sont de plus en plus fréquemment bafoués. Cela est manifeste dans le conflit ukrainien, mais également dans la guerre que mène Israël à Gaza et au Liban. Si la remise en cause du droit international est peu étonnante de la part d’un régime autoritaire comme la Russie, elle est particulièrement choquante venant d’une démocratie comme Israël. Et ce qui semble plus stupéfiant, c’est que cela ne suscite pas de véritable opposition de la part de la première des démocraties : les États-Unis. D’ailleurs, dans ce pays, la démocratie est également fragilisée depuis l’assaut du Capitole en janvier 2021. L’admiration de Donald Trump pour les dictateurs et le pouvoir est une autre source d’incertitude, celle de la dérive vers la « tyrannie » décrite par Alexis de Tocqueville au XIXe siècle.

Vous faites le choix de consacrer un dossier à l’espace israélo-palestinien, mais en repartant de 1896, et en suivant l'analyse jusqu'au 7 octobre 2023. Il semble que ce choix vienne notamment du traitement du conflit sur les réseaux sociaux que vous qualifiez de « caisse de résonance et de polarisation du monde, où se jouent les nouvelles guerres de l’information et des récits  »   . Dans quelle mesure cette construction des récits nuit-elle au savoir scientifique ?

Les guerres en Ukraine et à Gaza ont montré la volonté des belligérants de diffuser un « récit » convaincant de « leur » guerre, et ainsi de façonner les perceptions du conflit dans l’opinion publique nationale et internationale. Mais les réseaux sociaux dénaturent la vérité et sont devenus, de fait, de véritables outils de propagande, tant et si bien que peu importe si ce qui est dit est vrai : les propos sont « vendus » sur les réseaux comme des faits, comme une position dominante devant laquelle il faut prendre parti, pour ou contre, contribuant à une polarisation accentuée, où la voie médiane n’est plus possible. C’est soit noir, soit blanc, et les nuances de gris sont absentes. Or c’est justement cela que permettent le savoir et la recherche scientifiques : apporter des nuances, des précisions qui font émerger la gamme de gris présente dans tout conflit. Dans le cas de la guerre à Gaza, la conséquence majeure de la diffusion de ces récits réducteurs et opposés est la libération de la parole antisémite sur les réseaux sociaux et la croissance de l’antisémitisme dans le monde.

Cette polarisation croissante touche aussi la vie politique et met en péril la démocratie, en particulier en période électorale, comme en témoignent les élections présidentielles aux États-Unis. Des démocraties sont déjà fragilisées, y compris en Europe, par la montée corrosive des partis populistes et nationalistes.

Si les médias se concentrent sur les conflits à Gaza et en Ukraine, vous consacrez une double-page à l’Indopacifique [sur la connexion entre les trois théâtres, voir notre entretien avec Thomas Gomart]. Bien que ce théâtre oppose surtout la Chine aux États-Unis, la France y a également des intérêts. Lesquels ?

La France est la troisième nation de l’Indopacifique après les États-Unis et l’Australie. Elle y dispose d’un vaste domaine maritime qui s’étend depuis les îles éparses à l’Ouest de Madagascar à l’atoll de Clipperton au large du Mexique et représente 9 des 11 millions de km2 de sa zone économique exclusive (ZEE). La France s’appuie militairement sur ses forces prépositionnées, présentées comme forces de souveraineté, en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie ou à la Réunion, pour légitimer ses responsabilités éminentes dans cette partie du monde en matière de sécurité de la navigation, de préservation et de gestion des ressources marines. Toutefois, la France reste un partenaire secondaire dans la région : en témoigne la rupture par Canberra du contrat du siècle en 2021, visant à la fourniture de sous-marins. Sa souveraineté est aussi fragilisée en Nouvelle-Calédonie, où une crise politique a éclaté en mai 2024, provoquant affrontements entre mouvements indépendantistes et loyalistes. Il paraît donc urgent d’adapter sa posture aux changements en cours.

Dans tous les cas, on observe - et la guerre en Ukraine l’a bien montré - la volonté de constituer un nouvel ordre international multipolaire, que le géohistorien Vincent Capdepuy qualifie de « Sud global ». Que nous apprend cette expression, qui demeure floue ?

Si l’expression Sud Global (Global South) apparaît aux États-Unis dans les années 1990 pour désigner les pays en développement qui dépendent des pays industrialisés du Nord, et pour remplacer le terme de Tiers-monde, c’est la guerre en Ukraine qui la fait émerger dans le débat français. En effet, lors des votes aux Nations Unies, le positionnement de certains États en développement vis-à-vis de la Russie étonnent, mais expriment au fond le rejet du « deux poids, deux mesures » des Américains et leurs alliés occidentaux.

Par conséquent, le Sud Global exprime d’abord le non-alignement sur l’Occident dont les pays émergents sont le fer de lance, dans leur affirmation de puissance sur la scène internationale. C’est la raison pour laquelle la Chine comme l'Inde se revendiquent leaders de ce Sud Global. Les 12 et 13 janvier 2023, l’Inde a d’ailleurs organisé un sommet virtuel des pays en développement intitulé « The Voice of Global South », tandis que « la Chine se présente plus que jamais comme un pays en développement et comme le défenseur de l’ensemble des pays en développement face à un Occident dont l’influence et les règles seraient illégitimes  », selon l’analyse de la sinologue Alice Ekman. En d’autres termes, Pékin se veut le modèle du monde non-occidental, un exemple de modernisation pour ce Sud Global, anciennement ou actuellement opprimé par l’Occident. La Russie a aussi revendiqué ce leadership en organisant le sommet des BRICS+ en octobre dernier, dans l'intention de prouver au monde qu’elle n’était pas isolée sur la scène internationale.

On le constate, le Sud global n’existe au fond que parce qu’on en parle et qu’on s’exprime en son nom. La notion reste finalement très floue : aussi floue que l’Occident, comme le rappelle Vincent Capdepuy.

Vous consacrez également une double-page au droit à l’avortement, remis en cause par la Cour suprême aux États-Unis, et une autre aux fémicides. Au-delà d’importantes différences régionales, que nous apprennent les cartes sur la situation des femmes dans le monde ?

Ce que nous révèlent les cartes, c’est que la fréquence de ces différents types de fémicides, terme utilisé par l’OMS pour qualifier tout meurtre de femmes indépendamment de la capacité à prouver l’intention sexiste de son auteur, varie selon les régions du monde. Les crimes d'honneur, essentiellement commis au Moyen-Orient et en Asie du Sud où le droit protège leurs auteurs, sanctionnent une femme accusée d'avoir transgressé la morale sexuelle : soit parce qu'elle a eu une relation hors mariage, une relation adultère ou une grossesse sans être mariée, soit parce qu'elle a été victime d'un viol, voire d'inceste – actes dont elle est jugée responsable.

En Inde, au Pakistan et au Bangladesh, les meurtres de femmes sont commis lorsque la dot apportée par la famille de la mariée est jugée insuffisante. En Inde, où vivent plus d'un milliard d'habitants, on estime dans une fourchette très large que 7 600 à 25 000 meurtres liés à la dot seraient commis chaque année, souvent par le feu – sans compter les femmes défigurées ou grièvement handicapées par des jets d'acide. Une autre estimation de 2001 avance le chiffre de 107 000 décès par brûlures, dont on suppose que seule une petite partie représente des décès accidentels. Plus spécifiques au contexte nord-américain, les serial killers et les fusillades dans les écoles sont souvent commis par leurs auteurs pour se « venger des femmes », même si celles-ci ne sont pas forcément les seules victimes.

On constate aussi que les fémicides commis à la suite de violences sexuelles existent partout dans le monde. Au Mexique et au Guatemala, dans la décennie 2000, ils ont causé la mort de plusieurs centaines de femmes, notamment dans la ville de Ciudad Juárez, à la frontière des États-Unis. En Europe, la mortalité liée aux violences perpétrées au sein du couple concerne, contrairement aux idées reçues, moins les pays du Sud (Espagne, Italie, Grèce…) que ceux d’Europe de l’Ouest (Allemagne, Royaume-Uni, France) ou du Nord (Finlande). En France, en 2023, ce sont 94 femmes qui ont perdu la vie sous les coups de leur partenaire ou ex-partenaire, contre 125 en moyenne sur la période 2017-2022. Cela reste supérieur à l’Espagne, qui a mis en place des politiques de prévention et de répression particulièrement efficaces au cours des dernières décennies.

Votre partie prospective est toujours aussi intéressante car, au-delà de relever les vastes dangers qui pèsent sur nos sociétés, vous présentez avec précision les solutions qui existent et l’urgence qu’il y a à les mettre en œuvre. Il y a un paradoxe entre le fait que les solutions soient à portée de main, sans forcément imposer de contraintes insurmontables, et le manque de volonté politique à les mettre en œuvre. Confirmez-vous ce constat ?

En effet, le constat est d’abord que le temps politique n’est pas celui de l’urgence climatique. Le calendrier électoral ralentit la prise de décision sur les enjeux climatiques, car il y a parallèlement des défis économiques et sociaux à relever et ceux qui se présentent aux élections cherchent à répondre aux préoccupations de leurs concitoyens plutôt qu’à des enjeux qui leur semblent éloignés. C’est une erreur sur le moyen et long terme, alors que l’on voit des événements climatiques plus fréquents et destructeurs rattraper les échéances électorales.

Cela a deux conséquences. Premièrement, c’est la Chine qui tire la croissance mondiale de la production d’électricité d’origine renouvelable, tout simplement parce que la prise de décision dans un régime autoritaire n’a pas de répercussions électorales. Deuxièmement, il va falloir accroître l’efficacité énergétique et s’adapter au changement climatique pour survivre, comme le fait au quotidien le vivant, mais cela ne sera possible que si l’on n’attend pas que la dégradation devienne irréversible.

Vous signez également, avec Émilie Aubry, l’atlas du Dessous des Cartes consacré cette année à « La puissance et la mer ». Comment en êtes-vous venu à cette analyse du monde par les cartes et, comme géopoliticien, quels sont les atouts des atlas ?

J’ai eu l’opportunité de commencer ma carrière professionnelle auprès de Jean-Christophe Victor et j’ai donc en quelque sorte suivi l’« école du Dessous des Cartes » pendant près de 14 ans. Déjà passionné par les cartes par ce qu’elles révèlent de la diversité du monde, avec sa part de mystère, et l’envie de voyages qu’elles suscitent, j’ai véritablement commencé à concevoir des cartes comme un outil pédagogique dynamique d’analyse, en préparant les émissions du Dessous des Cartes. En tant que représentation, les cartes permettent d’entrevoir les logiques des acteurs sur un territoire et leurs visions qui s’y réfèrent. En les croisant, on peut bien évidemment comprendre ce qui est source de conflits. Si l’on ajoute ensuite les ressources, le relief, le climat, on saisit ce qui façonne les territoires et les hommes qui y vivent.

Les atlas sont donc aujourd’hui, selon moi, plus que des livres, mais de véritables outils de compréhension et de décryptage du monde, dans sa complexité, ses tensions, ses conflits. Ils soulignent aussi que nous vivons tous sur une même planète, et que nous avons donc plus intérêt à coopérer quà s’opposer pour favoriser notre avenir commun.