L'année 2023 accumule les défis géopolitiques. Dans l'ensemble, les rivalités étatiques et le mode de vie issu de la société de consommation l'emportent encore sur l'urgence climatique.

Dans cette onzième édition du Grand Atlas, Frank Tétart propose plusieurs clés de lecture de l’année 2023 et des prospectives pour l’année 2024. Bien que l’urgence climatique soit l’enjeu majeur des prochaines années, les grandes puissances se concentrent davantage sur le potentiel conflit entre les États-Unis et la Chine, la guerre en Ukraine, l’instabilité au Sahel ou encore les cybermenaces. Ce réchauffement climatique amplifie les risques qui concernent toutes les parties de l’espace mondial mais face auxquels les populations ne sont pas toutes à égalité.

 

Nonfiction.fr : L’an dernier, vous aviez interprété l’année 2022 comme signant la « fin de l’ordre mondial post-1945 ». La crise du Covid-19 en 2021 et la guerre en Ukraine en 2022 faisaient office d’événements marquants, voire exceptionnels. Or à la lecture de la nouvelle mouture, on a le sentiment que les crises deviennent constantes et particulièrement nombreuses. Quelle formule appliqueriez-vous à l’année 2023 ?

Frank Tétart : Si l’on repart du constat que l’ordre mondial né de la Seconde Guerre mondiale n’est plus ou est sur la voie de la disparition, ou de la transformation, comme en témoigne l’élargissement du « club des émergents », les BRICS, on peut dire que l’année en cours est marquée par l’opposition entre le monde démocratique et le monde autoritaire, entre l’Occident libre et l’Orient illibéral, tissant des liens avec les États faibles, fragiles, qui rejettent les dominations américaine et européenne. A ces rivalités de puissance s’ajoutent « l’enfer climatique », pour reprendre les termes du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, qui vient, l’instabilité économique et financière, les poussées nationalistes et populistes, puis les risques d’épidémies, telle celle du Covid dont nous sortons à peine. L’année 2023 pourrait donc être intitulée : « l’entrée dans l’ère des mégamenaces », pour paraphraser l’économiste, Nouriel Roubini, auteur de Mégamenaces. Dix dangers qui mettent en péril notre avenir (Buchet-Castel). Ce titre explique d’ailleurs le choix éditorial d’un dossier sur les risques et les crises que le réchauffement climatique tend à amplifier.

En introduction, vous écrivez : « En 2024, une nouvelle fois, le changement climatique est sur l’agenda des États, sans en être la priorité ». Le GIEC a averti, il y a un an déjà, qu’il ne restait que trois ans avant que les effets du changement climatique ne se ressentent sur le long terme. Comment expliquez-vous ce manque de volontarisme face à l’urgence de la situation ?

Plusieurs facteurs expliquent ce manque d’action face à l’urgence climatique. Le premier est simple et a déjà été formulé, par le Président Bush, il y a presque 20 ans : qui a envie de devoir renoncer à notre mode de vie ? Formulé autrement, les opinions publiques des pays développés sont-elles prêtes à renoncer à la voiture individuelle, au confort de vie né de la société de consommation, aux loisirs, aux voyages proches et lointains ? Bien sûr, on voit la jeunesse renoncer à la viande, aux transports polluants, voire à faire des enfants, mais cela ne concerne encore qu’une minorité d’individus.

Ainsi, globalement, les populations s’inquiètent mais pensent qu’une adaptation est encore possible, en raison des discours relayés par les politiques et nombre de scientifiques qui prônent la bioingénierie, comme solution au réchauffement. Une sorte de plan B aux conséquences risquées et encore mal évaluées, comme le montre l’article en pages 106-107 de l’Atlas. Evidemment, le renoncement au mode de développement actuel n’est pas non plus envisagé par les pays émergents et en développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Le monde prend ainsi son temps face à une situation qui empire année après année, l’ampleur des dégâts engendrés par les mégafeux au Canada ou ailleurs, les inondations et autres aléas climatiques étant toujours plus grande.

Le deuxième facteur est lié au calendrier politique, ou plus précisément électoral. Le temps du climat n’est pas celui des politiques, qui ne pensent qu’à leur réélection une fois élu et n’ont souvent pas trouvé les bons moyens, hormis fiscaux, pour faire suffisamment avancer à l’échelle nationale la cause climatique.

Vous avez choisi de consacrer votre dossier thématique aux risques, amplifiés par le réchauffement climatique, et aux crises qu’ils engendrent. Le risque se distingue de l’aléa par son caractère exceptionnel. Cette exceptionnalité ne se transforme-t-elle pas en une normalité ?

Certes, la plupart des risques climatiques sont aujourd’hui amplifiés par le réchauffement climatique et s’avèrent plus fréquents, mais cela n’empêche pas qu’ils puissent être gérés. La maîtrise du risque nécessite en effet la compréhension de l’aléa physique, mais surtout des spécificités du corps social menacé. Ainsi, la gestion du risque peut et devrait pouvoir réduire la gravité de l’événement quand il se produit. Elle comprend non seulement la prévention et la préparation aux crises par l’élaboration de plans de gestion basés sur différents scénarios, définis par l’intensité de l’aléa ou du danger, mais aussi la mise en œuvre de procédures lorsque l’état de crise est déclaré. Enfin, le retour d’expériences post-crise est aussi primordial pour améliorer le processus de décision, les modes de gestion, l’impact et les limites des risques.

Vous insistez sur l’inégalité face aux risques. La pauvreté est un facteur aggravant et les pays en développement sont bien les plus vulnérables. Vous illustrez cela avec un chiffre éloquent : 96% des décès provoqués par des catastrophes naturelles ont eu lieu dans des pays en développement   . Comment ces États agissent-ils face aux risques ?

Si les pays les plus pauvres sont aussi les plus vulnérables, c’est par manque de moyens financiers. Ils sont donc moins résistants et résilients face aux risques. Cela s’explique tout simplement d’abord par la précarité et la fragilité des logements ; la localisation des habitants des plus défavorisées dans les périphéries des mégapoles du Sud sont sur des terrains à fortes pentes, ou en zones inondables, qui seraient classés inconstructibles dans les pays développés, et à la surpopulation des quartiers les plus pauvres : on vit à 4 ou 5 dans quelques mètres carrés. Ensuite, les États en développement n’ont pas de capacités matérielles pour lutter et gérer les risques : il leur manque des institutions, organisations capables d’anticiper et de gérer les crises.

L’OTAN a retrouvé une certaine place dans les relations internationale, notamment avec la guerre en Ukraine. Elle se recentre sur sa mission première de défense à l’est de l’Europe. Comment procède-t-elle, puisque l’assistance à l’Ukraine relève des États et non de l’OTAN ?

L’OTAN, qui vient de fêter ses 75 ans, est sortie de sa léthargie, de sa « mort cérébrale » pour reprendre les termes du Président Macron, avec ou plutôt grâce à la guerre en Ukraine. Elle retrouve du sens, et peut-être son objectif premier, celui d’assurer la sécurité collective des Européens, grâce à un allié de choix, la première puissance militaire au monde, les Etats-Unis. Elle s’est élargie le 4 avril 2023 à la Finlande, et la Suède devrait rejoindre l’organisation d’ici la fin de l’année. Cela est d’autant plus remarquable que ce sont deux États historiquement neutres.

Si l’assistance à l’Ukraine relève toutefois des États, c’est tout simplement parce que l’OTAN ne tient pas à entrer en guerre avec la Russie. C’est donc aux États-membres de porter assistance à l’Ukraine en fonction de ses capacités et moyens. Mais le sommet de Madrid de juin 2022 a conduit à une transformation en profondeur de l’OTAN, qui a renforcé les dispositifs de défense de l’avant, porté au niveau brigade les groupes tactiques dans la partie orientale des territoires de l’Alliance, donc aux frontières de l’Ukraine, et transformé la force de réaction de l’OTAN et augmenté les effectifs des forces à haut niveau de préparation. C’est grâce à ces mesures que les États sont plus efficaces pour soutenir l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie.

Vous consacrez une double page à l’information et à la désinformation. En 2022, 31 pays ont connu de graves atteintes à la liberté de la presse. Reporters sans frontières insiste sur la polarisation des médias à l’intérieur des pays, provoquée par un « chaos informationnel » et les journalistes sont l’objet d’une forte animosité. Quels sont les principaux risques de ce métier à l’heure actuelle ?

Les journalistes sont aujourd’hui des cibles : dans les conflits bien sûr, lorsqu’ils partent sur les terrains de guerre. 60 journalistes ont ainsi perdu la vie en 2022, selon Reporters sans frontières, ce sont 10 victimes de plus qu’en 2021, mais moins que durant les années 2012-2015, où plus d’une centaine de journalistes ont perdu la vie chaque année. Ils sont aussi victimes d’enlèvements, rançonnés et empêchés d’exercer leur profession. Les limites à l’exercice de leur fonction n’est aujourd’hui plus seulement l’apanage des pays en guerre ou des États autoritaires, mais ce qui est plus grave, c’est qu’ils ont aussi des difficultés à faire leur travail dans certains pays démocratiques, en raison du « chaos informationnel » que décrit le rapport de RSF, qui engendre fausses informations, propagandes, post-vérité. L’on ne croit plus le journaliste, il doit constamment se justifier et justifier ses propos.

Vous avez réalisé toute une partie prospective, sur la démographie, la structure urbaine, la question énergétique, le transport, les forêts ou encore la géoingénierie. Sur quel point aimeriez-vous ici insister ?

Toutes ces questions abordées dans cette partie prospective ont un point commun, c’est qu’elles doivent permettre d’apporter des réponses aux changements climatiques. Mais toutes ces solutions sont loin d’être parfaites et doivent faire l’objet d’une réflexion à moyen ou long terme, voire susciter un débat démocratique, en ce qui concerne la géoingénierie par exemple. Ce courant scientifique possède sans doute la vertu de déculpabiliser l’ensemble des acteurs, politiques ou les simples citoyens, qui profitent du mode de vie consommateur et pollueur, mais il comporte des risques encore insuffisamment évalués, dont celui de reporter sur les générations futures le poids de l’inaction d’aujourd’hui.