Frank Tétart fait le point de l'année 2022 sur le plan géopolitique et propose quelques pistes de réflexion pour l'année à venir.

Dans cette dixième édition du Grand Atlas, Frank Tétart propose plusieurs clés de lecture de l’année 2022 et des prospectives pour l’année 2023. La guerre en Ukraine et le rapport du GIEC apparaissent comme les événements géopolitiques majeurs — bien que la pandémie de Covid-19 continue à marquer les régions avec une intensité variable. Ces deux événements invitent les sociétés à repenser urgemment leur mode de vie pour répondre aux enjeux géopolitiques et environnementaux. Mais ces éléments ne doivent pas pour autant occulter les conflits qui se maintiennent en Afrique, en Amérique latine et en Asie, et notamment les guerres civiles en Syrie et au Yémen qui perdurent depuis plus d’une décennie.

 

Nonfiction.fr : L’an dernier, vous aviez donné à l’année 2021 le titre de « retour vers le futur ». Entre la guerre en Ukraine et l’urgence environnementale soulignée par le GIEC puis marquée par des épisodes météorologiques extrêmes, l’année 2022 a relégué la pandémie au second plan. Quel titre donneriez-vous à cette année 2022 et pourquoi ?

Frank Tétart : Je dirais : « fin de l’ordre mondial post-1945 ». En effet, l’invasion de l’Ukraine par la Russie marque une rupture avec l’ordre prévalant depuis 1945 en Europe, puisqu’un État, de surcroît membre du Conseil de sécurité de l’ONU, a envahi son voisin, remettant en cause le principe de souveraineté des États et de leur intégrité territoriale. Il rompt aussi le principe de dissuasion nucléaire, en brandissant l’arme atomique. Ensuite, l’ordre mondial post-1945 a pris fin au sens où le modèle de développement basé sur une croissance économique effrénée sans égard pour l’environnement apparaît désormais intenable. Comme l’a rappelé le dernier rapport du GIEC publié début 2022 (« il nous reste 3 ans »). Le réchauffement climatique n’est plus une perspective lointaine mais une réalité concrète.

 

La guerre en Ukraine a ravivé des inquiétudes que beaucoup espéraient révolues sur le continent européen. Si la condamnation de la Russie a été quasi-unanime par les pays occidentaux, elle est plus relative en Asie et en Afrique. Dans quelle mesure cette guerre recompose-t-elle l’ordre mondial ?

Le retour d’une guerre interétatique en Europe se superpose à une guerre des « récits », des « narratifs » qui s’opposent en termes de valeurs : d’un côté, l’Ukraine défend sa liberté, ses choix politiques, son engagement pour la démocratie — valeurs qu’incarne l’Union européenne —, et de l’autre, la Russie affirme son mode de gouvernance autoritaire incarné par Vladimir Poutine. Celui-ci cherche à travers ses « récits » (l’extension de l’OTAN aux frontières de la Russie) à rendre les Occidentaux responsables de la guerre. Il instrumentalise ainsi un discours antioccidental qui trouve des échos ailleurs dans le monde, notamment auprès des autres régimes autoritaires (la Chine), auprès de ceux qui continuent de prôner le non-alignement (l’Inde), ou encore auprès de leaders, très peu démocrates, qui ont fait du néocolonialisme et du rejet de la France leur terreau (le Mali, le Burkina Faso).

 

Vous avez choisi de consacrer votre dossier à la Russie. Quelles sont les principales caractéristiques de sa puissance et de ses faiblesses ?

Cette guerre en Ukraine n’est-elle pas, au fond, un aveu d’impuissance pour la Russie ? Hormis l’arme nucléaire et ses ressources en hydrocarbures, l’ancienne superpuissance de la Guerre Froide, héritière de l’URSS, dispose d’un hard power plutôt faible. On le voit sur le terrain militaire aujourd’hui en Ukraine, mais aussi au niveau économique, avec un PIB qui la classe au 11e rang mondial, entre le Brésil et la Corée du Sud.

En termes de soft power, la Russie a peu de choses à proposer : sa culture et le « monde russe » qu’elle cherche à unifier ont été dévoyés à des fins politiques, la religion (orthodoxie ou islam) sont au service du régime, tout comme ses médias internationaux. Ainsi, Russia Today et Sputnik ont été interdits en Europe au lendemain de l’invasion de l'Ukraine, car ils ne sont que des outils de propagande. Dans ce contexte, le rayonnement de la Russie reste modéré en dehors de l’ancien espace soviétique — sauf s’il s’agit de mettre en œuvre une politique de nuisance, comme le montre le déploiement des milices Wagner en Afrique de l’Ouest.

 

D'après le GIEC, il reste trois ans avant que les effets du changement climatique ne se ressentent sur le long terme. Comme interprétez-vous ce rapport rendu au mois de février ?

Il traduit pour moi l’échec de l’accord de Paris sur le climat signé en décembre 2015, qui marquait un tournant dans la lutte contre le réchauffement climatique. L’engagement pris à cette occasion de maintenir l’augmentation de la température mondiale en dessous du seuil des 2 °C ne sera sans doute pas tenu. Est-il d’ailleurs encore tenable, alors que le changement climatique est visible partout dans le monde, y compris en Europe ? L’été 2022 restera dans la plupart des mémoires, je l’espère, comme celle d’une prise de conscience de la réalité du changement climatique. Les prochaines COP doivent marquer le pas et proposer un véritable plan d’action encadré de mesures contraignantes.

 

L’an dernier, vous consacriez votre dossier aux libertés. Comme vous le constatez cette année, la démocratie recule en Afrique, l’instabilité politique se renforce en Amérique latine, le Qatar accueille la Coupe du monde de football et la dérégulation de l’espace numérique favorise la propagande et la désinformation. Les démocraties sont-elles encore plus menacées qu’au début du siècle ?

Pour paraphraser le titre de l’excellent numéro de Questions Internationales (n° 113-114) de l’été 2022, je dirais que les démocraties sont à l’épreuve ! De fait, si elles sont de plus en plus menacées par le nationalisme identitaire et/ou l’autoritarisme d’État — y compris en Europe, comme le rappelle le cas hongrois —, l’aspiration à la démocratie, qui s’exprime d’abord par le droit et le respect des libertés fondamentales, est visible partout dans le monde : à Hong Kong, en Birmanie, en Biélorussie, en Ukraine ou en Iran.

Le prix Nobel de la paix a d'ailleurs récompensé en 2022 ceux qui militent pour la défense de droits en Biélorussie, en Ukraine et en Russie. Cela montre que malgré les discours émanant de régimes autoritaires, l’aspiration démocratique, le soutien à la cause du pluralisme, la liberté, sont universelles et non pas seulement des valeurs occidentales. C’est ce qu’avait déjà montré en 2005 le philosophe indien Amartya Sen dans son ouvrage La Démocratie des autres : pourquoi la démocratie n’est pas une invention de l’Occident (Payot).

 

Dans votre partie prospective, vous relevez le besoin de transformer les modes de vie en se concentrant sur les transports, le modèle agricole et la nécessité d’accélérer la transition énergétique. Certains pays vous semblent-ils aller dans ce sens et leur modèle peut-il en inspirer d’autres ?

La transformation des modes de vie passe d’abord par les villes où vivent désormais 56% de la population mondiale et desquelles sont émis 70% des gaz à effet de serre. Or, la densité urbaine permet aussi le développement de transports en commun efficaces par exemple, et la proximité entre lieu de résidence et de travail invite à l’usage de mobilités douces (vélo, marche à pied, etc.). Les pays européens sont sans doute les plus en avance dans le domaine de la transition énergétique, mais la guerre en Ukraine en montre les limites et le besoin de sortir de la dépendance aux énergies fossiles.

Au niveau agricole, on trouve des initiatives remarquables un peu partout dans le monde, aussi bien en Asie, en Afrique qu’en Amérique. Qu’il s’agisse de l’agriculture raisonnée, de la permaculture, de l’agroforesterie ou de l’hydroponie. Toutes ces techniques permettent de produire sans recours aux engrais et aux pesticides — ou de manière réduite —, en économisant l’eau, et donc en ayant des effets moindres sur l’environnement.

 

Face à tous ces défis, l’ONU semble relativement impuissante. Confirmez-vous ce constat et à quoi devrait ressembler la gouvernance mondiale de 2023 pour relever les défis présentés dans votre Atlas ?

L’impuissance de l’ONU est le reflet de l’impuissance des États et leur refus à coopérer efficacement pour favoriser paix et développement au nom de leurs intérêts propres et de la défense de leur souveraineté. Une première étape pour permettre une meilleure gouvernance mondiale passe par une refonte du Conseil de Sécurité des Nations Unies, en débat depuis plusieurs décennies. Cela permettrait d'instaurer davantage de représentativité au sein de cette instance décisionnelle, à l'image du monde multipolaire qui est le nôtre en 2022 et non de celui de 1945. Les présidents Emmanuel Macron et Joe Biden ont émis ce souhait lors de la dernière assemblée générale en septembre 2022, mais cette réforme ne verra pas le jour tant que se poursuit la guerre en Ukraine, puisqu'elle peut être bloquée par un veto russe. Un nouveau modèle de gouvernance mondiale pourrait être celui de l’Union européenne, qui demeure unique au monde. Mais est-il applicable à 193 États, alors qu’il est parfois contesté à 27 ?