Dans un ouvrage richement illustré, Émilie Aubry et Frank Tétart abordent l’un des enjeux majeurs de la géopolitique contemporaine : les espaces maritimes
L’ouvrage sous-titré Géopolitique des mers et des océans vient enrichir la collection des atlas du Dessous des cartes, initiée par le présentateur historique de l’émission d'Arte, Jean-Christophe Victor, dont la nouvelle version comprend déjà deux titres . Il la complète ainsi en abordant l’un des points-clefs de la géopolitique contemporaine, à savoir les espaces maritimes.
L’atlas reprend le point fort de l’émission, qui est de partir des cartes sous toutes leurs formes pour éclairer les analyses géopolitiques et les spatialiser. Si, par définition, il ne permet pas de reprendre la perspective dynamique de la vidéo, son adaptation papier est plutôt convaincante. Le sommaire lui-même est cartographique, et la cartographie de Thomas Ansart est inventive et originale. Depuis l’échelle macro-régionale jusqu’à l’échelle locale, les auteurs embrassent la complexité des enjeux maritimes. À l’approche de la conférence de l’ONU, l’équipe du Dessous des cartes revient ainsi, à bon escient, sur les enjeux géopolitiques des mers et des océans.
D’escale en escale, un très large balayage
Sous forme d’escales successives, La puissance et la mer explore une vingtaine de situations régionales distinctes ou de thèmes transversaux. Chaque chapitre s’ouvre sur une double page consacrée à un lieu précis, symbolique d’une thématique spécifique : le canal de Suez, Djibouti ou encore la mer d’Aral – et le propos change ensuite d’échelle. On explore ainsi successivement les régions-clefs de cette géopolitique maritime, depuis le Pacifique jusqu’à l’Arctique, en passant par les Caraïbes ou la mer Rouge, avec une couverture quasi-exhaustive. Les thèmes abordés sont aussi très riches : les câbles sous-marins, les routes maritimes, la préservation de l’environnement, ou encore la puissance militaire. L’ensemble s’articule en chapitres courts, mais synthétiques et efficaces, particulièrement utiles aux enseignants qui travaillent sur ces questions, tout en restant accessibles à des élèves de lycée. L’ouvrage s’avère aussi utile pour les étudiants qui travaillent sur les thématiques géopolitiques, comme en classes préparatoires économique et commerciale générale.
Les multiples enjeux des espaces maritimes
De la lecture de La puissance et la mer se dégagent ainsi plusieurs familles d’enjeux incontournables. Des enjeux économiques d’abord, qui tiennent à l’importance écrasante des mers et des océans dans les échanges mondiaux : 90% des échanges de marchandises (en volume) et 98% du trafic Internet empruntent en effet la voie maritime, conférant au passage une place essentielle aux littoraux, avec un rôle-clef pour les ports (Gênes, Belém, Gdynia, Salif, Nhava Sheva). Les enjeux productifs (« pêche : la guerre des filets ») et environnementaux (« sauver la mer », « la mer d’Aral : une catastrophe écologique ») sont également présentés, même si les enjeux énergétiques et la préservation de l’environnement maritime ne sont pas développés en tant que tels, mais plutôt abordés au prisme de différents exemples régionaux.
L’ouvrage se concentre d’abord et avant tout sur la nature de la puissance maritime, puis sur les « points chauds » qui concentrent les tensions et les conflits, tels la mer Méditerranée, le golfe Persique, ou encore l’océan Pacifique. Les détroits et les canaux, largement abordés, constituent des configurations territoriales particulières, des « verrous » qui jouent un rôle à l’échelle globale, comme l’a rappelé l’échouage du porte-conteneurs Ever Given en 2021 en travers du canal de Suez, avec des conséquences importantes sur la route maritime la plus fréquentée au monde. En tant que goulots d’étranglement et que points de passage obligé, de contacts et de fractures, ils sont au croisement de nombreuses thématiques : migratoires (« Calais : mortelle frontière »), commerciaux (« au bord du canal de Suez : un trafic à surveiller », « le détroit de Béring »), géopolitiques (« Musandam, au bord du détroit d’Ormuz », « Bosphore et Dardanelles : les détroits d’Erdoğan », « Le pont de Kertch : entre Crimée et Russie »), et bien souvent entremêlés (« Gibraltar : des frontières singulières », « Malacca : l’incontournable détroit » qui voit passer un tiers du trafic mondial de pétrole).
Du « monde d’avant » au « monde d’après » : les recompositions de la géopolitique des mers
L’un des facteurs principaux de l’évolution de ces jeux de pouvoir réside bien sûr dans la montée en puissance chinoise, qui traverse l’ensemble du livre. L’émergence chinoise, fondée sur une économie extravertie et largement dépendante des routes maritimes, justifie le renforcement de ses capacités maritimes et alimente un « impérialisme maritime » à l’échelle régionale, avec une focalisation sur Taïwan toujours revendiquée depuis la création de la république populaire de Chine en 1949. Le devenir de l’île, alliée des États-Unis, est d’ailleurs au cœur de la rivalité sino-américaine, qui s’exprime aussi sur les mers, et fait du Pacifique un nouveau centre de gravité mondial. L’Océanie devient ainsi un vaste « Monopoly sino-américain », et les jeux de puissance se réorganisent autour de cet espace indopacifique de plus en plus stratégique, au sein duquel d’autres acteurs essaient de se positionner (l’Inde ou la France par exemple). D’autres espaces maritimes sont investis à divers degrés et selon différents objectifs par les acteurs chinois, qu’il s’agisse de la pêche dans le golfe de Guinée ou des enjeux énergétiques autour de la mer Caspienne. Moins médiatisé que le cas chinois, l’exemple indien est lui aussi éclairant de cette quête de puissance qui s’appuie sur les espaces maritimes, mais qui reste contrariée par la stratégie d’« encerclement » chinoise.
Au prisme des conflits contemporains
L’autre fil rouge qui traverse une grande partie de l’ouvrage est la place de la Russie, dans un contexte de plus en plus tendu avec l’Occident et en particulier l’UE, comme le rappelle la recomposition des enjeux de pouvoir sur les rives de la Baltique, à la faveur de l’adhésion récente à l’OTAN de la Finlande puis de la Suède, qui ont mis fin à leur longue tradition de neutralité face à l’hostilité croissante de la Russie. La mer Caspienne, la mer Noire et son annexe la mer d’Azov sont ainsi au cœur de tensions particulièrement fortes, renforcées encore par le contexte de la guerre en Ukraine, avec des implications à petite échelle, notamment sur les exportations de céréales indispensables à la sécurité alimentaire de nombreux pays d’Afrique subsaharienne. L’Arctique redevient également un espace de confrontation entre la Russie et les pays occidentaux dans cette perspective.
L’actualité la plus récente est également intégrée dans La puissance et la mer avec l’analyse des enjeux géopolitiques de la mer Rouge, nouvel épicentre de tensions depuis les attaques des Houthis menées depuis le Yémen, qui font peser des risques non seulement sur le commerce maritime mondial le long de cette voie majeure, mais aussi sur la sécurité régionale, venant alimenter un risque d’embrasement réel au sein d’une région déjà très instable.
Au total, La puissance et la mer s’avère être un ouvrage de qualité, particulièrement accessible et plutôt complet par la richesse des exemples et des thèmes abordés.