L'information est devenue une arme de puissance considérable sur le plan géopolitique. Or l'essentiel des flux informationnels circule par des câbles sous-marins au fonctionnement particulier.
Avec huit fibres optiques et une longueur de 6 600 kilomètres, le câble sous-marin Marea de Facebook et Microsoft relie Virginia Beach, dans l'Etat américain de Virginie, à Bilbao. Si la circulation de flux numériques appelle souvent l'image des satellites, 98 % des flux d’informations mondiaux circulent par les mers et les océans. La circulation des informations par les câbles, plongés dans un espace défini comme un bien commun de l’humanité, est ainsi au coeur de la question de la puissance, des rapports de force en Etats, de la gouvernance mondiale, mais aussi des enjeux liés à l’environnement. Dans Les câbles sous-marins (CNRS éditions, 2023), la chercheuse en relations internationales aide à penser le sujet dans sa globalité.
Les câbles sous-marins permettent de saisir plusieurs thèmes abordés au cours des deux années de la spécialité HGGSP, dont l’information en Première et les nouveaux espaces de conquête en Terminale.
Nonfiction.fr : En 1858, un câble sous-marin relie l'Irlande à Terre-Neuve, permettant ainsi d'envoyer un message de 100 mots en 67 minutes, d'un bout à l'autre de l'Atlantique. Aujourd'hui, plus de 450 câbles de fibre optique parcourent les mers et les océans. Quels sont les grands jalons de cette histoire qui traverse près de deux siècles ?
Camille Morel : La pose du premier câble sous-marin télégraphique est entreprise dès 1850 par les frères Brett, pour relier les villes de Calais et de Douvres par la Manche. En 1851, c’est au tour des bourses de Londres et de Paris d’être connectées, puis, en 1858, à l’Atlantique d’être traversé par une ligne sous-marine. À cette époque, les câbles sous-marins de communication sont perçus comme un moyen d’accroître les échanges commerciaux et humains dans le monde, au service de la paix entre les peuples. Ils se développent principalement autour de l’Empire britannique, en pleine expansion, et au 1er janvier 1915, on compte ainsi plus de 539 423 km de câbles en service dans le monde.
Dans le courant du XXe siècle, ce sont les États-Unis qui prennent le relai pour impulser de nouvelles liaisons : ceux-ci associent en effet le développement d’infrastructures de communication, notamment des câbles, à une politique étrangère active liée au concept du free flow of information.
Au cours des siècles, le rôle joué par l’information n’a cessé de grandir jusqu’à devenir l’élément central de notre organisation sociale. C’est pourquoi, du point de vue technologique, ces lignes sous-marines ont considérablement évolué, passant de la technologie de la télégraphie à la technologie du coaxial puis, à compter des années 1980, à celle de la fibre optique. La rapidité et la capacité de transmission de cette infrastructure, en particulier, ne cessent d’augmenter depuis 1950. Des « méga » câbles à venir d’ici 2024 devraient atteindre les 500 Tb/s là où il a quelques années à peine la capacité moyenne des câbles dans l’Atlantique était de 60 Tb/s.
Par ailleurs, une croissance générale du nombre d’infrastructures dans le monde se constate. Si en 2014, 263 câbles étaient recensés, en 2022, plus de 450 câbles étaient posés dans le fond des océans, reliant plus de 4 milliards d’internautes. Réparties de manière hétérogène sur le globe, les lignes sous-marines de communication forment aujourd’hui une immense toile, un réseau maritime au service de la « société de l’information » dans laquelle nous vivons.
Si les câbles sous-marins relient les individus entre eux, ils sont aussi les vecteurs d'informations stratégiques dans la finance ou le domaine militaire. De façon concrète, comment fonctionnent ces câbles ?
Au-delà des satellites de communication en orbite autour de la Terre, des immenses data centers (« centres de données ») qui stockent les données des internautes à proximité de nos grandes villes ou des antennes 5G qui fleurissent dans les campagnes pour préparer notre hyperconnectivité du futur, de nombreux câbles parcourent les océans pour permettre le flux toujours plus important de données entre les continents, à la vitesse de la lumière. La plupart de nos activités quotidiennes nécessitent un échange de données entre plusieurs serveurs situés dans des pays étrangers.
Mais des secteurs stratégiques, tels que la finance internationale et le monde militaire, utilisent également ces lignes de communication sous-marines. La plupart de l’argent en circulation dans le monde se présente par exemple sous format électronique, faisant du secteur bancaire l’un des principaux clients de la technologie sous-marine. Il existe par ailleurs une dépendance croissante de l’armée aux flux de données sur les théâtres d’opérations. Si l’usage du satellite est bien souvent privilégié, et bien qu’il existe des réseaux de communication dédiés aux usages sensibles, certains types de flux « défense » passent par des câbles sous-marins au quotidien.
Le système des câbles repose sur trois types d'acteurs : les fabricants, les armateurs et les propriétaires. Les GAFAM ont néanmoins bouleversé le marché en passant de loueurs à propriétaires de câbles sous-marins comme le Marea qui appartient à Facebook et Microsoft ou le Jupiter à Facebook et Amazon. Dans quelles mesures ont-ils renforcé leur présence dans ce domaine alors que le trafic mondial de données a considérablement augmenté ces dernières années ?
Depuis 2010, de nouveaux utilisateurs finaux, dits « over the top » (OTT) – c’est-à-dire des fournisseurs de contenu offrant des services par contournement – investissent massivement dans l’infrastructure. Il s’agit notamment des géants du Net américains qui se contentaient à l’origine de louer de la capacité de transmission aux opérateurs, et sont désormais devenus des « propriétaires » de câbles à part entière, portés par leur puissance financière et leur besoin toujours croissant en capacité.
L’entrée des GAFAM sur le marché crée une véritable rupture, puisqu’ils représentent désormais la majorité du trafic transporté par câble sous-marin, sous l’effet couplé du développement des technologies de la donnée et de l’explosion des réseaux sociaux. Ce phénomène a entraîné, entre 2012 et 2016, la multiplication par treize de la capacité de cette vaste toile mondiale. Depuis 2016, leurs investissements s’intensifient : entre 2015 et 2019, la capacité internationale déployée par ces acteurs a ainsi été multipliée par neuf.
La demande des fournisseurs de contenu en trafic de données atteint désormais plus de 50 % du total du trafic transporté sur chacune des routes transatlantiques, transpacifiques et intra-Asie. Ceci s’explique à la fois par leur développement propre et par la modification des usages numériques de la société, qui entraîne une transmission toujours plus importante de données à travers le monde.
À titre d’exemple, l’arrivée du streaming dans les jeux en ligne a conduit à une augmentation considérable du trafic mondial de données. Il en va de même de l’essor du télétravail lié aux périodes de confinement successives lors de la crise de la Covid-19, entraînant plus de visioconférences et plus d’échanges électroniques entre les individus, privés de contacts physiques. Cet accroissement de la demande théorique en capacité a conduit à des investissements concrets dans l’infrastructure.
Ces câbles sont dans leur très grande majorité situés en haute-mer, soit un espace qui ne relève d’aucune juridiction. Avec la multiplication des acteurs et l’enjeu que représentent les informations qui circulent sur câbles, comment se pense leur gouvernance ?
Pourvoyeur de droits fondamentaux pour les individus, le réseau de communication sous-marin est parfois considéré comme un « bien commun », à l’image d’Internet. Il s’avère en effet critique et indispensable à nos activités quotidiennes. Il est également à l’origine d’une interdépendance systémique entre les États, à laquelle ces acteurs ont du mal à échapper. Quel que soit le régime de propriété des câbles, il convient donc désormais de s’assurer que ces lignes de communication répondent à des critères forts en termes d’accessibilité, d’universalité, de performance, de neutralité et de confiance.
Cette exigence est d’autant plus criante avec l’arrivée des grandes plateformes d’Internet sur le marché des câbles : la préservation de la concurrence sur le marché des câbles est un enjeu réel, alors que le rythme des investissements portés par les géants du Net fait peser un risque de monopole pour le futur. Or, le réseau de câbles sous-marins, malgré sa dimension interétatique, ne fait pas l’objet d’une régulation formelle au niveau mondial. Si plusieurs organismes multilatéraux et institutions techniques spécialisées interviennent sur certains aspects, il n’existe pas d’organisation intergouvernementale dédiée.
Par ailleurs, le régime juridique international encadrant les câbles sous-marins apparaît inadapté aux enjeux actuels. Bien qu’un système de câble sous-marin représente une seule et même entité technique, le droit international de la mer le divise en plusieurs sections, à mesure qu’il traverse les différentes zones maritimes. L’encadrement juridique des câbles est déterminé principalement par son lieu de pose, ce qui n’est pas sans complexité et donne lieu à un véritable droit « à géométrie variable ».
Avec une telle importance et une multiplication des acteurs, les câbles sous-marins participent d’une certaine manière aux différentes conflictualités. La Chine a ainsi fortement investi dans le secteur depuis 2015. Quelles formes prend ici la rivalité sino-américaine ?
Les câbles sous-marins sont intrinsèquement liés à la maîtrise de l’information sur la scène internationale. Aussi les États cherchent-ils, depuis l’époque télégraphique, à établir des lignes sous-marines spécifiques, à contrôler le contenu qu’elles transportent, à les cibler militairement ou encore à les réguler. La Chine a récemment reconnu l’importance des câbles sous-marins pour son économie nationale, ce qui l’a conduite à augmenter drastiquement sa part d’investissement dans le marché entre 2015 et 2019. Les documents de stratégie chinoise sur les nouvelles « routes de la soie » (BRI, « Belt and Road Initiative ») évoquent ainsi le rôle du numérique et des câbles sous-marins dans les axes d’influence du pays.
Ces projets commerciaux, qui consistent en des investissements massifs (d’entreprises ou de banques chinoises) dans des infrastructures diverses, notamment à travers l’Asie et l’Afrique, s’accompagnent en effet d’un volet maritime et d’un volet digital qui comprennent des investissements dans des projets de câbles. L’industrie chinoise du réseau sous-marin, dont l’importance ne cesse de croître, semble ainsi largement soutenue par son gouvernement.
Les États-Unis s’inquiètent du rôle croissant joué par des entreprises chinoises dans le domaine des câbles sous-marins et déploient face à ces risques une politique de sécurisation des réseaux sous-marins. Ils restreignent tout d’abord, l’accès des entreprises chinoises à leur territoire pour les nouveaux projets commerciaux de câbles sous-marins, à travers leur Team Telecom, institution dédiée à la revue des projets de câbles internationaux de communication.
Les États-Unis n’hésitent pas non plus à financer des projets de câbles alternatifs. C’est ce qui a été mis en œuvre dans l’Indo-Pacifique, où une coopération plus générale avec l’Australie et le Japon pour contrer l’influence chinoise dans la zone a conduit ces pays à proposer une solution alternative et à financer un premier projet de câble sous-marin. Les États-Unis ont notamment proposé, en 2022, un nouveau projet de câble financé en coopération avec l’Australie et le Japon, reliant Kosrae, Nauru à Kiribati, afin de contrer un projet déposer par l’entreprise chinoise.
Avec plusieurs entreprises impliquées dans les différentes activités liées aux câbles sous-marins, telle Alcatel Submarine Networks, et plusieurs façades maritimes, la France métropolitaine reçoit une vingtaine de câbles. Quel rôle joue-t-elle dans ce domaine et pourquoi ces infrastructures participent-elles à sa puissance ?
La France dispose d’une position avantageuse dans ce secteur économique avec ses deux industriels nationaux : Alcatel Submarine Networks (ASN) du côté des équipementiers et des acteurs de la pose des câbles (ASN Marine), et l’opérateur Orange, qui dispose d’une filiale armateur spécialisée dans la maintenance des câbles (Orange Marine).
Le premier est l’un des deux leaders de la fabrication de câbles et d’équipements dédiés sur un marché de niche possédant, en 2021, 47 % des parts de marché dans le domaine de la production et de l’installation des câbles. Le second est un opérateur international investissant dans les infrastructures de transmission de données à l’international afin de revendre de la capacité à des clients. Sa filiale est membre de plusieurs accords de maintenance en divers endroits du globe (Atlantique, Méditerranée, océan Indien et Asie du Sud-Est).
Au-delà d’être bien positionnée sur le marché du câble, la France bénéficie d’une géographie avantageuse pour l’arrivée des câbles sous-marins sur son territoire national. Alors que sa large façade Atlantique lui permet d’être historiquement positionnée sur le tracé des câbles parcourant l’axe transatlantique, son ouverture sur la Manche lui garantit une connectivité avec son voisin et allié britannique et lui donne accès à la mer du Nord ainsi qu’à la Baltique, tandis que son pourtour méditerranéen lui confère un avantage pour accueillir les câbles venant d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie.
En particulier, la ville de Marseille apparaît stratégique : elle permet à la France d’être le seul pays d’Europe à disposer, avec Paris, de deux points d’entrée majeurs d’Internet (IXP), bien reliés entre eux, et d’attirer ainsi de nouveaux projets de câbles. Au total, une vingtaine de câbles sous-marins de communication internationaux atterrissent sur le territoire métropolitain, répartis sur les trois façades. Les territoires d’outre-mer, quant à eux, apparaissent parfois comme des zones de passage obligé entre deux points et permettent à la France d’être reliée à une diversité de pays plus importante encore. Tous n’ont cependant pas le même degré de résilience.
Les conséquences des câbles sous-marins sur l'environnement sont estimées comme modérées . Il est vrai qu'ils semblent moins nocifs pour l'écosystème marin que les câbles électriques mais leur empreinte écologique demeure réelle. Qu'en est-il sur cette question?
L’impact environnemental des infrastructures maritimes s’évalue traditionnellement à la lumière de plusieurs critères : la nuisance sonore, la dissipation thermique, la tension électromagnétique, le taux de contamination ainsi que les éventuelles perturbations de l’environnement marin. Selon un rapport établi par le Programme des Nations unies pour l’environnement (UNEP) en 2009, la présence du câble de fibre optique dans le sédiment marin n’induit pas de conséquences sur les espèces de l’endofaune. Il n’émet aucune chaleur, aucun bruit ni champ magnétique, contrairement aux anciens câbles de communication (télégraphiques et coaxiaux) et aux câbles d’énergie électrique.
Du point de vue de leur composition, les câbles sous-marins, majoritairement constitués de plastique (polyéthylène et polycarbonate), sont inertes chimiquement : une fois posé, ils n’ont aucune incidence sur la qualité de l’eau. Toutefois, certains métaux stratégiques nécessaires pour la fabrication du câble (comme le cuivre qui agit comme conducteur, ou certaines terres rares employées dans les équipements terrestres et terminaux du réseau) peuvent, par leur extraction ou par leur production, impacter négativement l’environnement. Les activités de pose et de réparation des câbles entraînent également une perturbation temporaire et localisée de l’environnement marin.
Enfin, et surtout, les câbles sous-marins, qui contribuent à l’accroissement du trafic de données à travers le globe et servent à une numérisation toujours plus importante de la société, participent à l’empreinte environnementale globale du numérique, au même titre que les centres de données et les antennes 5G. Plusieurs initiatives visent cependant à obtenir une industrie du câble plus durable dans les prochaines années. Depuis peu, l’idée est née de rentabiliser ces lignes de communication en s’en servant d’outils au service de l’environnement. Les câbles « SMART » pour science monitoring and reliable telecommunications cables se donnent ainsi pour objectif d’étudier l’environnement marin et le réchauffement climatique, mais également de prévenir les catastrophes naturelles telles que les tsunamis.