Pour la réalisation de ses ambitions, la Chine repense ses espaces maritimes, réactive les routes de la soie et recompose ses alliances comme le montre le géographe Emmanuel Véron.

L'avènement de Xi Jinping marque une nouvelle ère dans la construction de la puissance chinoise. Misant sur son potentiel maritime, la Chine n'en a pas moins conscience de son retard dans la compétition spatiale mondiale qu'elle entend combler rapidement. Ces enjeux sont au coeur du thème 1 de HGGSP de Terminale « De nouveaux espaces de conquête ». Emmanuel Véron revient plus spécifiquement sur les ambitions maritimes et terrestres de la Chine qui suscite des tensions mais aussi de nouvelles coopérations. 

 

Nonfiction.fr : La Chine de Mao a été marquée par une politique en partie autarcique, quand la Chine a-t-elle compris que la puissance passait par les espaces maritimes ?

Emmanuel Véron : Historiquement plutôt tournée vers sa profondeur continentale que sa façade littorale et la haute mer, la Chine, a depuis l’ère des réformes d’ouverture économique (dès 1979), lancées par Deng Xiaoping, modifié son rapport à la mer afin de participer pleinement à la mondialisation, redessinant ses priorités stratégiques et sécuritaires. C’est une rupture avec l’approche de l’ère Mao qui privilégiait une défense terrestre. La mer en continuité avec la longue histoire était perçue comme une frontière naturelle de la Chine. Aussi, c’est de là qu’arrivèrent les menaces étrangères, en particulier occidentales au XIXe siècle avec les Guerres de l’Opium, provoquant le délitement de l’Empire.

Ainsi, Deng Xiaoping opère à un tournant stratégique majeur en donnant de l’importance au littoral et aux espaces maritimes. Cette tendance n’a fait que se confirmer et s’amplifier avec ses successeurs dans les années 1990 à aujourd’hui. La première étape de ce tournant géopolitique fut celui de l’ouverture de zones économiques spéciales (sur le littoral) d’abord au sud du pays (Shenzhen, Zhuhai, Shantou et Xiamen) puis progressivement sur l’ensemble de la façade littoral et enfin l’ouverture au monde du commerce des régions littorales. Aujourd’hui, sur les 20 plus grands ports mondiaux (en tonnages) plus de 15 sont chinois. La seconde phase privilégia la modernisation de la marine de guerre et le développement de l’économie bleue, c’est-à-dire la pêche, l’aquaculture, la construction de navires et la logistique maritime.

 

En 2012, a été inauguré le premier porte-avions chinois, un troisième est déjà prévu pour 2025. Quelles sont les ambitions maritimes de Xi Jinping ?

Xi Jinping ne fait qu’accélérer la dynamique de modernisation de la marine militaire et les ambitions maritimes de la Chine, toutes deux initiées depuis Deng Xiaoping dans les années 1980 et intensifiées depuis (notamment au tournant des années 2000). Les ambitions maritimes de Xi Jinping résident en trois grandes catégories : dominer l’économie maritime mondiale, contrôler les grandes routes maritimes et disposer d’une marine de guerre de premier plan, qui à terme (2049) dépassera la Navy américaine.

Xi Jinping a donné un coup d’accélérateur à l’économie bleue, tout en martelant de slogans ses discours tel que : « abandonner la mentalité terrienne pour devenir une puissance maritime afin de protéger la souveraineté nationale ». L’Etat stratège chinois a compris l’importance des espaces maritimes dans la mondialisation, l’importance de ses ressources et leur rôle géopolitique. En ce sens, Xi Jinping souhaite accroître le PIB issu de la mer en développant la pêche, l’ingénierie maritime, l’exploitation des ressources (pêches, hydrocarbures ou nodules polymétalliques), la construction navale, l’industrie touristiques (croisière et littorale/insulaire) et la recherche océanographique (souvent en lien avec les militaires). Le développement de ports en Chine, mais aussi dans toutes l’Asie, jusqu’en Méditerranée en passant par l’Océan Indien complète les ambitions pour mieux dominer le commerce mondiale (85 % des marchandises mondiales circulent par bateaux). Enfin, pour sécuriser l’ensemble et rivaliser avec les Etats-Unis, la Chine investit énormément dans la modernisation de sa flotte militaire : programme de porte-avions, sous-marins nucléaires, de porte-hélicoptères et autres frégates.

 

En 2017, la Chine a installé une base militaire navale permanente à Djibouti, quels sont ses objectifs dans la région ?

En 2017 a été inaugurée la première base militaire stricto sensu chinoise à l’étranger, à Djibouti, là où les autres puissances sont aussi établies (Etats-Unis, France, Japon etc.). La rapidité des travaux et d’installation ont surpris la communauté internationale. La Chine demeurant très discrète sur ses ambitions et les usages d’une telle base militaire, bénéficie grâce à ce point d’ancrage sur le continent africain, d’un relais sur l’une des routes maritimes les plus importantes au monde (Asie-Europe via l’Océan Indien). Cette base est le prolongement de l’offensive chinoise diplomatique et commerciale vers l’Océan Indien et le continent africain. Après avoir investi dans ces régions, Pékin souhaite utiliser la base comme laboratoire de sa diplomatie future entre commerce et action militaire. La base est équipée d’un quai pouvant accueillir des navires de très grandes dimensions (porte-avions ou porte-hélicoptères). Une partie est souterraine. Enfin, la base est installée sur la sortie de câble sous-marins, là où passent la grande majorité des télécommunications africaines de l’est vers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie. Enfin, Pékin perçoit son ancrage à Djibouti également à travers son port de commerce et le développement de l’hinterland de l’Afrique de l’est (Ethiopie essentiellement), autant que le développement des relations sino-africaines. Rappelons que dans ce cadre, la Chine a financé et rénové le bâtiment de l’Union Africaine à Addis-Abeba comme cadeau à ses partenaires africains.

 

En 2013 a été lancé le projet des routes de la soie, qu’en est-il sept ans plus tard ?

C’est au Kazakhstan, en 2013 que Xi Jinping, lors d’un discours lança le projet des nouvelles routes de la soie terrestre, puis à Djakarta, initia le pendant maritime des routes de la soie. Il s’agit d’une réappropriation de l’histoire longue, notamment des caravanes circulant entre l’Europe, le Moyen-Orient, l’Asie centrale et l’Ouest de la Chine. Ce projet correspond à une personnification de la politique étrangère chinoise par le leader Xi Jinping d’une part, et d’une offensive géoéconomique et stratégique d’autre part. Aujourd’hui, ce projet dans la continuité de la stratégie chinoise de domination du commerce mondial est de plus en plus décrié par l’Occident mais pas seulement. Le retard pris dans les travaux d’infrastructures, les dettes gigantesques laissées aux Etats, la corruption et le manque de transparence dans les appels d’offre (la plupart du temps orientés vers des entreprises chinoises) sont autant d’éléments montrant les limites de l’action chinoise et de l’envergure souhaitée par la Chine. Vaste projet hégémonique, les nouvelles routes de la soie rassemblent tous les domaines d’activités (ports, transports, agriculture, diplomatie, culture, domaine militaire) qui selon l’agenda caché de la Chine lui permettrait de recentrer le monde sur elle-même, en passant par la dépendance économique, par les routes et les ports, et technologique, par la vente de technologie de rupture à l’instar de la 5G ou du TGV chinois.

 

On a tendance à beaucoup insister sur les rivalités de la Chine avec le Japon, le Vietnam ou l’Inde, quels sont ses alliés les plus fiables en Asie du Sud et de l’Est et quelles formes prennent ces alliances ?

La rivalité de la Chine avec les principales puissances économiques asiatique que forment le Japon et l’Inde sont de plus en plus importantes, à mesure de son développement, de son hégémonie en Asie et de la militarisation de la région. Parallèlement, la Chine a considérablement affirmé sa souveraineté, faisant des espaces maritimes (mer de Chine et Taïwan) la pierre angulaire des tensions régionales. Plus généralement, Pékin n’a pas d’alliance au sens propre dans la région mais plutôt des partenaires stratégiques comme le Pakistan (possédant l’arme nucléaire et grand ennemi de l’Inde), la Corée du Nord (possédant également l’arme nucléaire dont l’usage inquiète les pays riverains et les Etats-Unis), ou encore le Cambodge, le Sri Lanka voire la Birmanie. Tous ces Etats sont inscrits dans une relation asymétrique au profit de la Chine. Elle peut leur vendre des armes, exiger l’installation d’infrastructures civilo-militaires et déployer son influence tout azimut pour rivaliser avec les pôles de puissance comme le Japon et l’Inde. Aussi, la Chine se veut toujours plus active dans le multilatéralisme régional aussi bien en Asie du Sud que Sud-Est. Pékin est au cœur de plusieurs organisations internationales, soit de l’ONU, soit qu’elle a créée ou alors joue un rôle moteur : BRICS, ASEAN, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Toutes ces démarches diplomatiques permettent à la Chine de se positionner comme le modèle et l’arbitre en Asie.

 

L'interviewé : Emmanuel Véron est docteur en géographie, spécialiste de la Chine contemporaine. Il a enseigné à l’Inalco entre 2014 et 2018, puis a été professeur à l’Ecole navale de relations internationales et de géopolitique, dont il est aujourd’hui enseignant-chercheur associé. Il est délégué général du Fonds de dotation Brousse dell’Aquila, orienté sur les questions maritimes et l’Asie.