Comment les membres d’une catégorie sociale pétrie de convictions conservatrices perçoivent et vivent un univers entrepreneurial a priori fort en décalage avec les valeurs qu’ils revendiquent ?
Auteur de nombreux ouvrages relatifs à l’histoire sociale et aux représentations culturelles de l’aristocratie dans la France contemporaine, Éric Mension-Rigau aborde dans ce livre-ci une problématique assez originale. Elle vise à faire saisir comment les ressortissants de cette élite traditionnelle se confrontant aux lois du marché et à la quête incessante du profit conçoivent ledit environnement.
Du choc des cultures à la diversité des attitudes
En guise de point de départ, il ne saurait qu’être question de noblesse jadis privilégiée, redoutant de déchoir, puis de déclin post-révolutionnaire, d’impératif d’une activité lucrative permettant de maintenir son rang, de perdurer au sommet. D’où parfois la tentation de succomber aux sirènes du capitalisme, le fantasme de l’enrichissement rapide, en fondant son entreprise ou en rejoignant un grand groupe – fût-ce pour parvenir à sauvegarder la demeure ancestrale.
Intuitivement, nous avons conscience d’avoir affaire à des univers plutôt antinomiques, comme cela se trouve d’ailleurs amplement confirmé au fil des (près de 80) interviews. Évoquons tout d’abord le rapport au temps. Quel décalage entre la propension aristocratique à se penser dans la longue durée, à raisonner en termes de réputation sur des générations, et l’injonction du résultat immédiat, la course toujours recommencée avec les concurrents !
Ensuite, convient-il de mentionner la relation même au travail (valeur bourgeoise s’il en est) aux yeux de ceux pour qui l’idéal a durablement été, sinon le loisir ostensible, tout au moins la délégation symboliquement éloquente de certaines tâches. Dès lors, se vanter de ne pas compter ses heures, se dépeindre comme un « bourreau de travail » signale le basculement dans l’autre camp : celui des dirigeants constamment sur la brèche, ou des hauts cadres éternellement en compétition.
Et puis, il y a l’obsession de l’argent (celui que l’on gagne personnellement et celui que l’on fait gagner à l’entreprise), mesure suprême de la valeur de chacun en un tel contexte. Or il est, apprend-on, des aristocrates qui semblent éprouver du mal à réclamer régulièrement des augmentations de salaire, des primes, bien que cela soit escompté dans de nombreuses firmes (signalant par là une solide ambition et la volonté de se surpasser). L’on pourrait aisément continuer ainsi, en mettant en avant maints clivages : conservatisme vs néolibéralisme (voire égalitarisme affiché dans les firmes de la High Tech) ; caractère primordial de la famille vs individualisme exacerbé ; enracinement territorial vs internationalisation ; monde méritocratique ouvert à tous les talents et n’attachant guère d’importance aux origines vs expectative de la plus-value du nom et de l’héritage.
Encore que certains des interlocuteurs d’Éric Mension-Rigau établissent volontiers des parallèles, invoquant leur sentiment de « se retrouver sur un champ de bataille », de « mener une armée » (de salariés), de devoir « déjouer les pièges de l’ennemi », de défaire leurs principaux rivaux – quelque peu dans la continuité de la bravoure chevaleresque présumée de leurs ancêtres…
Si l’on se penche non plus sur les représentations mais sur les attitudes, ressortent des postures assez contradictoires. Ainsi, d’aucuns s’efforcent-ils de masquer leur statut, leur conservatisme, ou les assument pleinement. Plus d’un fait naturellement preuve d’une politesse marquée, quand bien même celle-ci serait perçue comme surannée, tandis que d’autres s’adaptent à une relative familiarité (tutoiement immédiat, y compris de la part de subordonnés). Certains demeurent tirés à quatre épingles ou adhèrent au style décontracté attendu parfois. Il en va pareillement sur le plan de la langue : des puristes n’hésitant pas à corriger les fautes de français dans leur entourage professionnel, alors que beaucoup se convertissent au jargon ambiant. Il y a ceux qui se targuent de respecter rigoureusement les règles du jeu et ceux qui prennent délibérément quelque liberté, estimant que leurs concurrents ne s’embarrasseront pas de ce genre de scrupules. Nombreux sont ceux qui déclarent attacher une importance cruciale à leur « honneur », toutefois qualifié d’« orgueil mal placé » par l’un des interviewés .
À vrai dire, l’hétérogénéité dont il vient d’être question n’est pas tellement mise en avant. Il s’agirait plutôt d’une impression qui se dégage à la lecture de l’ensemble du livre. Aux antipodes d’une démarche foncièrement déductive, visant à défendre une thèse et tirant les résultats de la recherche en un certain sens, nous avons affaire à un florilège de témoignages dont le caractère ambivalent a au final quelque chose d’assez convaincant et de réaliste, même si l’exercice a assurément ses limites.
Un éventail de représentations
Tout comme il est des sociologues qui se plongent avec bonheur dans les archives, Éric Mension-Rigau se révèle un historien aux velléités sociologiques, mais en « refusant l’enfermement dans un cadre théorique » . Soit dit en passant, on imagine aisément ce sur quoi aurait abouti le traitement d’un tel sujet par un chercheur en sciences sociales s’inscrivant résolument dans une école « critique ». Il eût à n’en pas douter été question alors de « fractions de la classe supérieure » sur fond de dénonciation de certaines collusions.
S’il n’a rien de dogmatique, le livre recensé ici n’apparaît cependant pas complètement dénué d’arrière-pensées normatives. De fait, beaucoup se trouve sous-entendu dès le titre et le sous-titre avec, respectivement, ce « rester noble » et cette revendication d’utilité. La table des matières avec ses intitulés tels que « Savoir résister » ou « La responsabilité d’exemplarité » témoigne d’une certaine empathie, ou pour le moins d’une prédisposition à endosser le point de vue des enquêtés. L’image générale qui affleure est celle d’un monde économique assez périlleux, au sein duquel les héritiers d’une noble tradition de « rigorisme moral » ne sauraient perdre leur âme. Si l’auteur ne cache pas parfois son agacement face à des aristocrates nostalgiques, éternellement tournés vers les gloires passées de leur famille, ou sombrant dans les travers de l’indécence ostentatoire, le type « protagoniste du monde économique », auquel cette étude est consacrée, semble plutôt recueillir son agrément.
Au-delà de ces quelques réserves relatives à un manque de neutralité axiologique, on reconnaîtra évidemment la pertinence d’une telle démarche qualitative, restituant finement les perceptions d’une catégorie sociale amenée à évoluer dans ledit champ d’activité. L’aptitude à obtenir des interviews dans ces cercles peu ouverts, quand bien même elle reposerait sur une certaine connivence, suscite le respect et a ses mérites. La large place qui se voit accordée aux extraits d’entretien avec leurs formulations singulières, leurs clichés et le lexique mobilisé sont incontestablement dignes d’attention, ne serait-ce qu’en termes de répertoires. Ajoutons que les commentaires de l’auteur, toujours très soigneusement rédigés, ouvrent parfois des pistes de réflexion stimulantes. Il en va ainsi, par exemple, de la thématique des secteurs. Œuvrer dans l’univers feutré du luxe, de la banque, de l’art diffère assez fortement de l’expérience que l’on peut avoir dans ceux des nouvelles technologies, de la communication et des rachats d’entreprises, requérant, eux, autrement plus d’efforts d’adaptation. Ou encore, est-il intéressant de noter la volonté de préserver une certaine étanchéité entre les réseaux professionnels et aristocratiques.
Il reste qu’au bilan, nous n’avons guère ici qu’une succession de discours, de représentations (de soi, comme des milieux concernés). L’on se prête à rêver d’une analyse qui s’efforcerait tout d’abord d’évaluer le pourcentage de nobles dans les milieux d’affaires (branche par branche) , prendrait en compte la variable générationnelle, les parcours scolaires, les processus de carrière, mais encore les perceptions extérieures (de collaborateurs « simples roturiers », de clients). Face aux noms à rallonges, aux prénoms souvent archaïques, qu’est-ce qui prévaut ? De la curiosité, une rassurante impression, de la défiance, de la rancœur sociale ? La sensation d’avoir avant tout face à soi un acteur du domaine économique ou quelqu’un relevant d’un autre monde ?
Un aspect qui ne manque pas d’étonner à propos des entretiens rapportés ici est le fréquent recours à des termes grossiers (du genre : « pognon », « fric », « recruter un mec », « on s’engueule », « conneries », « emmerder », « fout le bordel dans la boîte »…), y compris donc face à un professeur de La Sorbonne. Il ne s’agit aucunement là d’une sorte de truculence ancestrale et fleurie, mais bien d’un laisser-aller assez banal qui inciterait plutôt à penser que le microcosme trivial de l’entreprise a pris le dessus.