La liberté d'expression est une force et un élément fondamental des démocraties. Elle est néanmoins exploitée par les régimes totalitaires dans le cadre d'une nouvelle forme de guerre.

La guerre de l’information oppose depuis la fin de la guerre froide les régimes démocratiques aux régimes autoritaires. Si la liberté d’informer a participé au renforcement des démocraties pour en devenir un principe fondateur, certains régimes autoritaires ont su profiter de cette force pour en faire un cheval de Troie en Europe et aux États-Unis. L’historien David Colon livre un ouvrage pionnier et complet sur cette guerre qui s’inscrit certes dans l’histoire mais se déroule aussi sous nos yeux. Loin d’en rester au stade de l’analyse et de la description, il adopte une approche comparative et livre déjà des pistes sur les différentes façons de s’adapter à cette nouvelle guerre.

Le travail de David Colon permet d’éclairer le thème de Première portant sur « S’informer : un regard critique sur les sources et modes de communication », tout en livrant une analyse solide sur le poids des théories du complot et les dangers de la désinformation.

Nonfiction.fr : Paraphrasant Clausewitz, vous dites que l’information est la continuation de la guerre militaire par d’autres moyens. Cette rivalité, nous avons peut-être mis du temps à la penser comme une guerre. Comment définiriez-vous la guerre de l’information ?

David Colon : La guerre de l’information désigne le recours à l’information pour infliger un dommage à l’adversaire ou le soumettre à sa volonté. Si elle est depuis longtemps le prolongement de la guerre par le recours à des opérations d’information, elle tend à s’imposer depuis la fin de la guerre froide comme un substitut aux conflits militaires. En effet, l’avènement d’Internet et de médias transnationaux a bouleversé les équilibres géopolitiques, en permettant aux États de s’affronter directement, tout en restant en-deçà du seuil du conflit armé, et à des acteurs non étatiques de mettre en échec des États dans le cadre de conflits informationnels asymétriques. A l’équilibre de la guerre froide a ainsi succédé le déséquilibre de la guerre de l’information.

Après la terre, la mer, le ciel et l’espace, l’infosphère devient un nouveau terrain d’affrontements. D’une certaine manière, la guerre de l’information est constante, elle n’implique ni déclaration de guerre, ni armistice, et suppose des armes particulières. Vous dites d’ailleurs que les États-Unis ont démultiplié leur puissance par la maîtrise des armes de l’information   . Quelles sont ces armes ?

Les États-Unis ont démontré à l’occasion de la guerre du Golfe en 1991 leur supériorité dans le domaine de la guerre électronique, des opérations d’information en appui des opérations militaires (InfoOps) et de la guerre psychologique (PsyOps). Ils ont également mis leurs médias internationaux, à commencer par CNN, au service de leurs ambitions stratégiques. A partir de 1992, la NSA, l’agence fédérale américaine chargée de la collecte de données électromagnétiques (SIGINT), a redéfini ses missions et ses objectifs pour se lancer à grande échelle dans des opérations de cyberguerre, en utilisant le cyberespace à des fins de surveillance et de contrôle.

Enfin, l’essor de la diplomatie publique a contribué au soft power des États-Unis ainsi qu’à leur « pouvoir discursif », c’est-à-dire leur capacité à contrôler les discours les concernant sur la scène internationale. Le concept de « domination informationnelle » (information dominance) a ainsi progressivement dépassé la sphère militaire pour devenir un élément central de la puissance et de l’influence mondiales des États-Unis.

La Russie y a néanmoins répondu par une « guerre totale de l’information » pensée par Igor Panarin, un ancien officier du KGB. On pense ici aux « usines à trolls » ou encore aux chaînes Sputnik et RT. L’ingérence de Moscou dans les élections américaines et françaises, dans le Brexit, puis sa capacité à semer le doute sur son rôle d’agresseur dans la guerre en Ukraine témoignent d’un certain succès de cette stratégie. Comment expliquez-vous la puissance russe dans ce domaine et comment les démocraties tentent-elles désormais d’y répondre ?

L’efficacité de la Russie dans la guerre de l’information s’explique d’abord par la continuité de l’action de ses services extérieurs, civils et militaires, sur près d’un siècle. La chute de l’URSS n’a pas mis fin à l’action du GRU (le renseignement militaire) ni à celle des successeurs du KGB, le SVR et le FSB. Les hommes qui mènent aujourd’hui les opérations d’influence russes ont pour beaucoup été formé au KGB du temps de Iouri Andropov, lequel se référait sans cesse à la conception léniniste de la « guerre politique ».

L’efficacité russe s’explique ensuite par une conception à la fois défensive et offensive du conflit informationnel, sous l’influence de théoriciens de la guerre informationnelle comme Igor Panarin ou Sergey Rastorguev. Le Kremlin a entrepris dès les années 1990 de se protéger des ingérences informationnelles étrangères tout en encourageant ses services à mener des actions offensives contre les États-Unis et leurs alliés. Vladimir Poutine a ainsi doté la Russie dans les années 2000 des nouveaux instruments de la puissance à l’ère informationnelle, à commencer par des médias internationaux d’État et des équipes de cyberguerriers et de « hackers patriotiques ».

La puissance informationnelle russe s’explique enfin par une certaine faiblesse des gouvernements occidentaux, qui ont baissé la garde dans les années 1990, convaincus que la Russie ne représentait plus une menace, avant de concentrer leur attention dans les années 2000 sur la lutte contre le terrorisme islamiste. Ce n’est qu’en 2014 que le département d’État des États-Unis a pris conscience du renouveau de la menace informationnelle russe, et depuis lors les démocraties tentent d’y apporter une réponse, principalement sur les médias sociaux.

Toutefois, la riposte jusqu’à ce jour n’a pas été à la hauteur de la guerre totale de l’information menée par la Russie ou plus récemment par la Chine, qui mobilisent tous les leviers de leur puissance – militaires, économiques, médiatiques, culturels ou universitaires – au service de la guerre informationnelle contre les démocraties occidentales.

La crise du Covid, la victoire de Joe Biden et la guerre en Ukraine ont montré la vitalité des théories du complot. Dans quelle mesure participent-elles à la guerre de l’information ?

Les théoriciens russes de la guerre de l’information et Vladimir Poutine lui-même ont vu dans la chute de l’URSS et plus tard dans les révolutions de couleur la marque d’une campagne informationnelle orchestrée par leur « ennemi principal », les États-Unis, et prenant la forme de « virus médiatiques » ou de « psychovirus », insérés dans l’opinion publique russe pour altérer ses capacités de discernement et conduire à un changement de régime.

Dès l’an 2000, Poutine a par conséquent fait adopter une doctrine de la sécurité de l’information visant à protéger la population russe contre les menaces informationnelles et la « manipulation de l’information », avant d’étendre le contrôle du Kremlin sur les médias russes puis d’engager en 2007 la diplomatie russe et ses relais médiatiques internationaux dans une offensive informationnelle contre l’Occident.

Pendant les Printemps arabes, les médias sociaux ont été perçus par le Kremlin comme le relai d’une politique d’ingérence américaine et comme un outil de déstabilisation politique capable de provoquer des changements de régime. Ils deviennent un enjeu stratégique. Le GRU, qui allie une longue tradition de guerre psychologique avec le recours aux outils numériques, entreprend alors de militariser Facebook et Twitter, qui offrent un accès direct à l’esprit de centaines de millions de citoyens occidentaux.

Tout indique désormais que les services de renseignement russes et la ferme de Trolls de Prigogine, l’Internet Research Agency, se sont appropriés entre 2014 et 2015 les techniques de microciblage psychologique inventées par l’équipe de Cambridge Analytica, autour de Steve Bannon, et en ont fait usage pour amplifier l’efficacité de leur harcèlement en ligne (trolling) et la portée de leurs contenus désinformateurs en exploitant à leur insu les fragilités psychologiques d’internautes occidentaux.

Cela fait des décennies que les services de renseignement russes instrumentalisent les théories du complot pour subvertir les sociétés adverses, mais l’avènement des smartphones et des médias sociaux a représenté pour eux une révolution. Ils ont en effet appris à exploiter le modèle économique des plateformes numériques occidentales et leurs dispositifs de ciblage publicitaire pour décupler les effets de leurs campagnes, parvenant même à produire des effets inédits dans le monde réel comme l’illustre l’essor des actes de violences imputables à la mouvance QAnon, qui apparaît à bien des égards comme un « virus psychologique » implanté dans les esprits occidentaux dans le cadre d’une guerre de subversion psychologique menée avec constance par les hommes du Kremlin. Les propagandistes russes ont compris les premiers qu’à l’ère des médias sociaux, il était devenu plus facile pour eux de pirater des cerveaux que de pirater des serveurs.

Bien que les États soient au cœur de la guerre de l’information, on les sent d’une certaine manière dépassés pour contrôler les campagnes de désinformation et les théories du complot diffusées ou amplifiées par l’adversaire. Dans les démocraties, les citoyens pourraient avoir le sentiment que toute astreinte à leur diffusion serait une entrave à la liberté. De quels moyens disposent les démocraties pour contrer les attaques ennemies dans ce domaine ?

« Si les occidentaux n’avaient pas la liberté d’expression, il faudrait l’inventer sur eux », disait pendant la guerre froide le patron du service A du KGB, chargé de la désinformation. De fait, les propagandistes des régimes autoritaires ont appris depuis longtemps à exploiter à notre détriment les caractéristiques mêmes de notre espace informationnel, à savoir la liberté d’expression, le pluralisme, et l’existence dans les pays démocratiques d’une industrie de l’influence accessible au plus offrant, qu’il s’agisse de lobbyistes ou d’agences relations publiques, de think tanks avides de financement, ou de compagnons de route ou « d’idiots utiles », selon la formule prêtée à Lénine.

Nos démocraties, depuis l’ingérence russe dans les élections en 2016 et 2017, ont focalisé leur attention sur les manipulations de l’information dans l’espace numérique, par l’adoption de mesures législatives ou techniques permettant d’endiguer l’essor de contenus inauthentiques, et sur le développement au sein de leurs armées d’unités de cyberguerriers. Aujourd’hui, elles pourraient et selon moi devraient se concentrer davantage sur des mesures permettant d’immuniser la société dans son ensemble contre la désinformation étrangère.

La transparence est la première à mettre en œuvre : en suivant l’exemple de la loi FARA (Foreign Agents Registration Act), adoptée en 1938 aux États-Unis, nous devrions imposer par la loi à quiconque travaille pour le compte d’un État étranger dans le but de mener des opérations d’influence dans notre pays de déclarer son activité. En effet, on combat mieux ce qui est visible que ce qui reste opaque. Ensuite, l’éducation aux médias et à l’information et le fact-checking sont un vaccin indispensable contre les virus numériques, mais nous devons également renforcer notre « système immunitaire », c’est-à-dire une information libre et de qualité. « Le journalisme sans vérification des faits, écrit Nick Davies, est comme un corps humain sans système immunitaire ».

Pour lutter contre la désinformation, nous devrions donc encourager un journalisme indépendant, investir dans le journalisme de service public – qui n’est pas un journalisme d’État –, et pourquoi pas créer à l’échelle nationale ou européenne un média social de service public qui garantisse l’intégrité de l’information en ligne et protège nos esprits et ceux de nos enfants des méfaits d’un modèle économique reposant sur l’exploitation sur leurs données en même temps que des ingérences informationnelles étrangères.

La France est en ce sens un exemple intéressant car elle semble relativement fragile sur cette question. Il a fallu attendre la guerre en Ukraine pour que des mesures soient prises contre Sputnik et RT. Comment et qui mène cette guerre en France ?

La prise de conscience française s’est opérée en trois temps. Elle a d’abord été le fait de l’armée, qui a pris en compte en 2011 la nécessité de promouvoir la cyberdéfense, et entamé une lutte informationnelle défensive et offensive contre la propagande en ligne des groupes terroristes sous l’autorité de l’amiral Arnaud Coustillière. En 2017 est créé le Commandement de la Cyberdéfense (COMCYBER), rattaché au chef d’état-major des armées, et qui mène constamment des actions défensives et parfois offensives.

La prise de conscience a ensuite été politique, à la suite de l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2017. Cela s’est traduit en 2018 par l’adoption de la loi contre la manipulation de l’information, applicable au cours des trois mois qui précèdent les scrutins électoraux à enjeux nationaux, et en 2021 par la création de VIGINUM, le service de l’État chargé depuis 2021 de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères sous la tutelle du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui compte une quarantaine d’agents qui mènent en lien avec nos services de renseignement une politique d’identification, de caractérisation et de signalement des ingérences numériques.

Enfin, le Quai d’Orsay a pris à son tour des mesures à la suite de la mort de Samuel Paty, qui a été immédiatement suivie d’ingérences informationnelles turques. La diplomatie française s’est alors dotée d’une Task Force, devenue en 2022 une troisième sous-direction au sein de la direction de la communication et de la presse, dotée d’une équipe d’une vingtaine de personnes en charge d’une veille informationnelle par le recours au Social Listening, de la mise en place d’un système d’alerte et de réaction rapide, et de l’établissement de partenariats aussi bien avec des gouvernements étrangers que des acteurs de la société civile. La France n’est donc plus désarmée face aux opérations de guerre informationnelle étrangère, mais les moyens dont elle dispose à ce jour ne sont pas à la hauteur de la menace, non seulement actuelle (la Russie), que future (la Chine).

La menace est très claire : « les régimes autoritaires cherchent à faire s’effondrer les démocraties en recourant à l’arme informationnelle »   . Face à cela, vous plaidez pour un « état d’urgence informationnel ». En quoi consiste cette forme de défense ?

Il s’agit avant tout d’un appel à la mobilisation des forces vives de notre société pour encourager une prise de conscience de la nature et de la gravité de la menace et l’adoption d’un état d’esprit non pas tant guerrier que résolu à défendre notre démocratie menacée en même temps que nos libertés. Depuis 2018, je ne cesse de publier des livres et des articles plus anxiogènes l’un que l’autre, car la guerre de l’information n’a cessé de s’intensifier : il suffit pour le comprendre de songer à l’usage qui est d’ores et déjà fait des outils d’IA générative par les propagandistes russes et chinois.

Or, je ne peux plus me résoudre à exposer la menace sans donner de l’espoir à des lecteurs, élèves et auditeurs. C’est pourquoi j’ai choisi de sortir de la tour d’ivoire du chercheur pour contribuer au débat public alors que s’ouvrent les États généraux de l’information, en proposant des pistes qui selon moi pourraient permettre à nos démocraties de ne pas perdre la guerre de l’information tout en préservant leur modèle de libertés.

En effet, la lutte contre les manipulations de l’information ne doit pas être un prétexte pour porter atteinte à la liberté d’expression ou la liberté d’informer. Les pays Baltes, les pays scandinaves, l’Ukraine et Taïwan, en première ligne dans la guerre mondiale de l’information, nous ont fourni maints exemples de mesures simples et efficaces que nous pourrions expérimenter. Nous pouvons et devons rester optimistes, car le pire – que ce soit le renversement de la démocratie ou la conquête de l’espace public par les théories du complot ou la désinformation – n'est jamais certain. « Là où croît le péril, écrit Friedrich Hölderlin, croît aussi ce qui sauve. »

 

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