Rupert Murdoch est devenu le visage d'un empire médiatique qui a donné une nouvelle forme à l'information, incarnée notamment par Fox News.

Ruper Murdoch domine et manipule l’information dans le monde anglophone grâce à un empire médiatique : 175 journaux (Times, Washington Post), des dizaines de chaînes de télévision (Fox News), un studio hollywoodien et une maison d’édition. Spécialiste de la propagande, l’historien David Colon lui consacre une biographie. C’est par la culture du clash et de la controverse que Murdoch s’est imposé face à ses concurrents et a marqué les médias de son empreinte. Cette polarisation du débat se construit sur une lutte contre les syndicats, l’homosexualité ou encore l’idée d’un réchauffement climatique.

Rupert Murdoch constitue un exemple significatif pour comprendre le chapitre de Première : « s’informer : un regard critique sur les sources et modes de communication ».

Nonfiction.fr : Vous signez une biographie consacrée à Rupert Murdoch, milliardaire australien à la tête d’un empire médiatique. Cela semble assez logique après votre dernier ouvrage Les maîtres de la manipulation et vos travaux qui se concentrent sur la propagande. Pourquoi avez-vous décidé de travailler sur cet homme ?

David Colon : Je n’ai jamais cessé de croiser Rupert Murdoch dans mes recherches sur la propagande et la persuasion de masse. Il incarne mieux que quiconque le pouvoir et l’influence qui découlent de la propriété d’un empire médiatique. Il m’est apparu non seulement logique mais nécessaire de me pencher sur son parcours, alors que notre pays connaît une concentration extrême des médias, du divertissement et de l’édition. Rupert Murdoch, en effet, illustre l’impact délétère de la concentration non seulement sur la pluralité et l’équilibre des médias, mais sur nos régimes démocratiques ; son histoire permet ainsi d’éclairer et de mettre en perspective les enjeux de l’information à l’échelle globale.

Comme vous le rappelez en introduction, Rupert Murdoch domine depuis quatre décennies les sphères de l’information et du divertissement dans le monde anglophone. Vous attribuez son succès à « la vulgarité, le scandale et un goût sans limite pour la compétition »   . Peut-on dire qu’il a fait de l’information un mode de divertissement ?

Depuis les années 1950, Rupert Murdoch a construit son empire sur le succès de ses journaux populaires, en s’appropriant et en perfectionnant la recette des tabloïds britanniques du début du siècle : le divertissement, la suggestion sexuelle, les faits divers et l’appel à l’émotion. Il est parvenu à bâtir un empire médiatique mondial en recourant à l’emprunt et en opérant des synergies entre des industries jusqu’alors souvent distinctes : la presse écrite, la radio, la télévision, la production cinématographique et l’édition. Dans ses médias, il a constamment subordonné l’information au divertissement et le journalisme à l’impératif de rentabilité.

À chaque étape de son parcours, Murdoch a manifesté avec constance un profond mépris pour l’éthique et la déontologie journalistique. Son objectif premier a toujours été de vendre plus de journaux, de gagner plus d’auditeurs, de téléspectateurs et de parts de marchés — au prix, le plus souvent, de la qualité ou même de la véracité de l’information. Pendant des décennies, il a propagé nombre de fausses informations et de théories du complot, et nul n’a plus contribué que lui à la diffusion du climatoscepticisme.

Bien que sa jeunesse soit aisée, son père renâcle à en faire son digne héritier. Vous notez d’ailleurs son esprit de rébellion à Oxford. Pourtant, dès la mort de son père, il fait du clash sa marque de fabrique. Quelles étaient les principales qualités de ce jeune éditeur ?

Rupert Murdoch a été très tôt sensibilisé par son père (qui dirigeait le groupe australien Herald) au pouvoir que procure la possession d’un journal, à savoir, selon ses propres dires, « la capacité d’influencer au moins l’ordre du jour de ce qui se passe ». Keith Murdoch lui a enseigné, par son propre exemple, la nécessité de bénéficier d’alliés politiques pour servir ses intérêts. À la mort de son père, tandis qu’il achève ses études à Oxford, Rupert se trouve un mentor en la personne de Lord Beaverbrook, propriétaire du Daily Express, qui s’était vanté de faire de la propagande tout en ajoutant qu’« aucun journal n’est vraiment bon pour la propagande s’il n’a pas une très bonne situation financière ». Murdoch a opéré une synthèse entre la quête du profit et celle de l’influence politique, en mettant l'une au service de l’autre.

À la différence de bien des barons de la presse avant lui, il a su sortir de sa zone de confort en investissant des marchés qui lui étaient tout à fait étrangers, et en y appliquant sa recette. Une fois devenu un baron du « village global », il a su tirer profit de règles comptables et fiscales très différentes d’un pays à l’autre pour servir son ambition de conquête. Murdoch, en effet, est un en même temps un acteur et un produit de la financiarisation et de la dérégulation des économies.

Il passe de l’Australie à Londres, puis de Londres à New-York. Il y devient fervent soutien de Nixon et des républicains. Le Watergate semble entraîner des conséquences sur sa conception du journalisme. Lesquelles ?

Rupert Murdoch a vu dans le Watergate l’expression du pouvoir excessif de la presse libérale ; au lendemain de ce scandale, il décide d'assumer résolument son conservatisme politique et social. Dans les années 1970, il entreprend donc de faire de ses journaux britanniques et américains des outils d’influence au service de la révolution conservatrice qu’il appelle de ses vœux. En avril 1979, Margaret Thatcher vient en personne au siège du Sun prendre un verre de whisky avec lui et solliciter son soutien. En novembre de la même année, Ronald Reagan fait de même en venant à sa rencontre au siège du New York Post.

Dès lors, Murdoch fait de ses journaux des feuilles de propagande politique en leur faveur, contribuant ainsi au basculement dans le camp conservateur ou républicain d’une partie de ses lecteurs (traditionnellement progressistes). La révolution conservatrice et néo-libérale des années 1980 est, à bien des égards, une révolution murdochienne.

Malgré toutes ses activités dans le domaine des médias, Rupert Murdoch reste associé à Fox News, chaîne avec laquelle il aspirait à concurrencer à CNN. Comment modèle-t-il cette chaîne ?

Rupert Murdoch a très tôt réalisé qu’aux États-Unis la télévision a bien davantage d’importance et d’impact dans la vie politique que la presse écrite. En 1986, avec le soutien de l’administration Reagan, il crée par conséquent Fox Network, dont l’ambition est de concurrencer les trois grands networks (ABC, CBS et NBC). Dix ans plus tard, en 1996, face au succès planétaire de CNN, il crée sa propre chaîne d’information en continu, Fox News, qui devient, dès 2002, la première chaîne d’information sur le câble.

Cette chaîne, conçue par Roger Ailes, est un amalgame entre le divertissement télévisé, la tradition de la presse tabloïd et le modèle des talk-shows conservateurs, qui ont prospéré à la radio depuis la suppression, en 1987, de la règle d’équilibre du traitement de l’information (Fairness Doctrine). Fox News s’adresse à des téléspectateurs qui ne se reconnaissent pas dans les médias traditionnels (qu’ils jugent biaisés) et partagent des convictions conservatrices. En faisant de Fox News la chaîne préférée des conservateurs américains, Murdoch en a fait un outil de conquête, puis de contrôle du parti républicain.

Bien que leur relation ne soit pas innée et que Murdoch n’éprouve guère de respect pour Donald Trump, les deux hommes s’allient dès la primaire. Comment se restructurent leurs liens durant les quatre années de Trump à la Maison Blanche, qui recrute d’ailleurs une partie de son équipe au sein de Fox News ?

Les relations entre les deux hommes sont anciennes et complexes. Depuis la fin des années 1970, ils ont besoin l’un de l’autre : Trump pour obtenir de la visibilité dans ses médias, Murdoch pour vendre du papier ou faire de l’audience. Pour autant, bien des choses les opposent d’un point de vue humain, dans le domaine des affaires comme dans celui de la politique. En 2016, Murdoch apporte le soutien du New York Post à Trump dans les primaires parce qu’il y voit le plus sûr moyen de vendre du papier, mais il lui refuse son soutien pour l’élection générale. Le jour du vote, on peut lire à la Une du New York Post : « votez pour le candidat que vous détestez le moins ».

Une fois élu, Donald Trump cherche le soutien de son ami Rupert, et celui-ci voit l’opportunité de mettre un président des États-Unis au service de ses intérêts. S’ensuit, comme je le raconte dans le livre, quatre années extraordinaires, marquées par la trumpisation de Fox News, et la murdochisation de la Maison Blanche. Murdoch, qui noue au même moment une alliance comparable avec Boris Johnson, est au sommet de son pouvoir et de son influence. La vente des studios Fox à Disney, facilitée par Trump, l’a en outre rendu plus riche que jamais. Ce n'est pas sans raison que Joe Biden a qualifié Murdoch d’« homme le plus dangereux au monde ».

Vous avez récemment réfléchi à l’analogie entre CNews et Fox News. Quels sont les points de comparaison pertinents entre ces deux chaînes, et donc entre Vincent Bolloré et Rupert Murdoch ?

Ces chaînes se ressemblent en effet. Tout d’abord, elles ont le même cœur de cible, à savoir les téléspectateurs qui ne se reconnaissent pas dans les médias traditionnels. Ensuite, elles ont un format semblable, qui repose pour une bonne part sur des débats et des commentaires de l’actualité. Enfin, toutes deux proposent une vision du monde très conservatrice et font une large place à l’antenne aux guerres culturelles et à la remise en cause de « l’orthodoxie progressiste », au risque parfois de diffuser des discours de haine ou des théories du complot.

En revanche, il existe aussi des différences notables en CNews et Fox News. D’une part, la première est loin d’être aussi regardée et rentable que la seconde, qui génère des bénéfices considérables. Je doute fort, par exemple, que Rupert Murdoch se risquerait à diffuser des messes à l’antenne, comme l’ont fait les chaînes de Vincent Bolloré. Murdoch, en effet, a toujours considéré qu’un média de propagande, pour être efficace, doit d’abord gagner la bataille de l’audience et générer du profit. D’autre part, CNews n’a pas — ou pas encore — dans le camp conservateur français la place qui est celle de Fox News pour les Républicains américains (qu’ils soient ou non partisans de Trump). Fox News a permis à Murdoch d’opérer la conquête du parti républicain par ses franges les plus extrêmes, le Tea Party, puis les partisans de Trump et plus récemment les QAnon.

En résumé, cette chaîne a considérablement enrichi Murdoch en même temps qu’elle l’a doté d’un pouvoir d’influence et de nuisance inédit dans l’histoire contemporaine des États-Unis. L’histoire de Murdoch a donc avant tout valeur d’avertissement.

* Sur Nonfiction.fr :

- David Colon, « La démocratie à l’épreuve de la propagande », avril 2021.

- David Colon, « Manipuler l’opinion, l’histoire d’un art », octobre 2021.

- Céline Marangé, « L’information à l’âge du numérique : l’exemple russe », mai 2021.

- Rudy Reichstadt, « L’histoire et la géopolitique à l’épreuve du complotisme », mars 2021.