À l'heure de l'élection présidentielle et de la guerre en Ukraine, questionner la manière dont est produite et diffusée l'information est une nécessité sociale.

La question de l'information revêt un enjeu social fondamental tant cette dernière façonne le quotidien des citoyens et contribue à influencer l'opinion publique. Elle révèle l’histoire des technologies, des avancées démocratiques et finalement des sociétés elles-mêmes. Spécialiste de communication médiatique, l’historienne Isabelle Veyrat-Masson a consacré de nombreux ouvrages aux médias, et notamment à la télévision. Elle signe la dernière Documentation Photographique consacrée à l’information et aux médias.

Le thème « S’informer » est au cœur du programme de la spécialité « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » en Première. Il vise à mieux comprendre les enjeux de l’information mais aussi à faire réfléchir les élèves à leur propre rapport aux médias.

 

Nonfiction.fr : Rapporté à l'histoire des médias, vous considérez que l'emploi du terme « révolution » est une facilité et relevez de nombreuses continuités. Quand apparaît le goût pour les nouvelles et la volonté de consommer l’information ?

Isabelle Veyrat-Masson : Les changements sont fréquents dans le domaine des médias, mais rares sont les « révolutions ». Les nouveaux médias apparaissent en réalité progressivement dans l’espace public et ne font pas disparaître les précédents ; ils cohabitent, s’adaptent et se maintiennent autrement.

La maîtrise de la nouveauté, de l'inattendu, qui peuvent constituer des menaces ou des sources d'inquiétude, est un besoin essentiel de toute société. Les circuits d'information permettent juste de scander le quotidien, de façonner le monde et de domestiquer les nouvelles, celles qui concernent le temps qu’il va faire (la météo), les menaces sur les récoltes, les catastrophes naturelles, les arrivées et les départs, les conflits et leur issue. En se complexifiant, les sociétés ont même dû admettre que le moindre fait pouvait avoir de grandes conséquences. Tenter d’organiser le chaos en prenant connaissance de ce qui peut arriver, rendre évident l’imprévisible, tel est finalement l'objectif de l'information.

Mais ce besoin vital s’est accompagné immédiatement d’un appétit puissant d’influence et de pouvoir qui ne s’embarrassera pas d’une grande exigence d’exactitude. En France, la première presse périodique qui se développe dans la première moitié du XVIIe siècle, celle de Théophraste Renaudot, se contente du « bruit qui court » des « choses advenues ». Elle admet implicitement que la vérité des faits, leur objectivation et leur vérification est inatteignable, un leurre pour les rédacteurs d’information. Pourtant, cela restera un objectif pour les professions qui s’organisent autour de la fabrication des nouvelles.

Le plaisir, le goût, le jeu, l’addiction même aux rumeurs, aux informations, aux nouvelles que l’on garde et surtout que l’on partage n’a cessé depuis. Les sociétés modernes ont transformé tout cela en source de profits, en objet de consommation. C’est pourquoi les médias sont aussi « impurs » ; leur origine rappelle à quel point l’information est vitale mais leur évolution les a conduits à accueillir des objets, des pratiques, des acteurs, légers, éphémères, transgressifs ou malhonnêtes adossés à l’information comme les rémoras sont accrochés aux baleines nourricières.

 

Le XIXe siècle pose les fondements de la presse, tant et si bien que vous parlez d’une « civilisation du journal », facilité par les rotatives et l’alphabétisation. Quelles sont les caractéristiques de cet âge d’or ?

Cette période débute après l’Empire, lorsque le peuple français découvre avec passion à la fois le bonheur d’avoir accès régulièrement à des informations politiques, sociales, internationales à un rythme régulier et rapide et la possibilité de participer ainsi aux débats qui traversent le siècle. Cet âge d’or s’inscrit au cœur d’un ensemble de transformations économiques, techniques, sociales, intellectuelles qui portent très haut l’importance de l’éducation et en particulier la formation à et par la lecture. Le journal devient, comme l’explique l’historien de la presse André-Jean Tudesq, « le lieu et le lien de la société bourgeoise en France pendant la première moitié du XIXe siècle ». Si j’ai repris le titre de l’ouvrage dirigé par Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant en parlant de « civilisation du journal », c’est qu’il exprime bien le rôle central joué par la presse – pas seulement politique – dans la socialisation et la politisation de la population – pas seulement bourgeoise –, sous l'égide des articles 1, 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme. Balzac et Maupassant témoignent d'ailleurs dans leurs livres de la centralité culturelle de ce milieu d’hommes et de femmes, de ce groupe qui invente dans les tâtonnements et les excès, un espace public intégrateur.

 

Vous montrez bien que l’histoire de l’information est liée à celle des libertés. Or, avec le numérique, chacun peut désormais s’exprimer dans l’espace public au mépris de toute déontologie. Comment le métier de journaliste fait-il face à cette immersion et s’adapte-t-il aux nouveaux moyens de communication ?

Il est vrai que la lutte pour la liberté d’expression s’est, dès le départ, confondue avec le développement de supports de communication. J’ai montré dans la Documentation Photographique à quel point il est ancien le combat mené par les autorités morales, religieuses et politiques – parfois avec une violence inouïe – contre les contestations écrites et publicisées. En effet, la croyance presque superstitieuse dans les effets puissants de la communication politique ne date pas de l’apparition des médias audiovisuels. Dans les pays développés, la démocratisation des sociétés s’est accompagnée de la conquête progressive de l’indépendance des médias vis-à-vis des puissants. On peut également soutenir que l’existence même des médias comme contre-pouvoir a été rendue possible par le libéralisme politique.

Ces publicistes qui, tels Jéricho, ont ébranlé puis fait tomber les murs des autoritarismes, se sont professionnalisés. Devenus journalistes, ils ont dû construire des boucliers législatifs, réglementaires et déontologiques, certes imparfaits mais réels. La menace est venue d’où ils ne l’attendaient pas : de la population elle-même. La possibilité qu’offrent dorénavant les nouveaux médias numériques d’intervenir dans l’espace public, avec une liberté totale, a transformé le fragile équilibre obtenu par les journalistes en une jungle urbaine et décomplexée. La profession a réagi de deux manières : en accentuant les exigences professionnelles, multiplier les instances de régulation, d’un côté, et en intégrant les nouvelles arènes médiatiques non professionnelles, de l’autre. Ces deux attitudes semblent quasiment contradictoires, car apparaître (presque) au même niveau sur les écrans des smartphones crée des passerelles entre eux et brouille – dangereusement – la communication.

 

Vous montrez comment plusieurs milliardaires se sont insérés dans le monde de la presse en rachetant des titres en difficulté financière face à l’audiovisuel. Si certains, comme Mathieu Pigasse, laissent leurs rédactions libres de définir leur ligne éditoriale, d'autres, comme Vincent Bolloré, interviennent dans les médias qui leur appartiennent et font renvoyer les journalistes jugés peu dociles. En ce sens, avez-vous constaté une forme d’« américanisation » des médias ?

Les médias – c’est une de leurs fragilités – sont la plupart du temps des entreprises privées qui vivent de la confiance que leur accordent les publics en acceptant de dépenser une certaine somme d’argent pour accéder à leurs contenus. La décision pour un entrepreneur de fonder ou de créer un organe de presse avec un objectif de rentabilité, voire de profit, est aussi ancienne que la presse elle-même. La plupart de ces patrons de presse possèdent plusieurs journaux, en vendent et en acquièrent d’autres.

L’éditeur Charles Panckoucke (1736-1798) est l'un des premiers hommes d’affaires à construire sa considérable fortune sur l’information. Certains industriels, de leur côté, se servent de leur argent pour investir dans la presse et les médias. Dans les deux cas, ils sont rares à n’être mus que par la recherche du profit. Charles Panckoucke avait un idéal de société, celui de Diderot ; Émile de Girardin comptait sur ses journaux pour l’appuyer dans ses combats politiques ; le parfumeur milliardaire François Coty a acheté Le Figaro en 1922 pour en faire une machine de guerre fasciste. Est-ce également avec des objectifs idéologiques que des milliardaires comme Lagardère, Bouygues, Niel, ou Bolloré investissent dans les médias d’aujourd’hui ? Gagner de l’argent en investissant dans la presse ou dans l’audiovisuel, et chercher à influencer l’opinion publique en mobilisant « ses » médias au service de ses desseins politiques paraissent deux motivations clairement différentes, voire opposées pour nos milliardaires. En effet, toute prise de position politique risque d’exclure et de repousser des « consommateurs » de l’autre bord. Pourtant, certains patrons de presse, sans vouloir intervenir directement dans la vie politique de leur Cité, choisissent d’investir dans des secteurs plus risqués (la presse écrite malgré la concurrence d’Internet et des smartphones, par exemple) en comptant sur la puissance supposée des médias qu’ils contrôlent pour faciliter leurs affaires et d’une manière générale les relations avec la puissance publique.

En France, on trouve peu de changements en la matière. Mais la vraie nouveauté, c’est que l’ouverture au privé de chaînes de télévision – de plus en plus nombreuses grâce à la TNT et à Internet – a favorisé une coloration politique de certaines chaînes. C'est en cela qu'on peut parler d'« américanisation » de notre paysage médiatique. Si la famille Bouygues n’a jamais pris de parti politique dans ses programmes d’information, il en est autrement des sociétés contrôlées par Bolloré. Ce milliardaire n’a eu de cesse depuis ses premières acquisitions de façonner des médias de plus en plus à droite, à coups de licenciements, de recrutements et de menaces. CNews semble ne plus attendre qu’un Trump français pour pouvoir mettre ses programmes et ses animateurs à son service. 

 

Vous accordez une double-page aux femmes journalistes. Force est de constater qu’elles jouent un rôle crucial dans la profession : l’investigation avec Elise Lucet, la fondation de l’Express derrière Françoise Giroud ou encore le rôle de Ruth Elkrief dans la création de LCI et BFM. Y a-t-il une place particulière des femmes dans le monde du journalisme ?

La presse est née et s’est développée, en France comme ailleurs, dans des sociétés dites patriarcales, c’est-à-dire des sociétés où les hommes et des femmes se voyaient dès la naissance affectées à des tâches dites « genrées », spécialisées dans certains domaines dont il était très difficile de s’affranchir. Pourtant, les femmes ont trouvé dans l’écriture une zone de liberté et d’expression toute particulière. Des autrices comme Mademoiselle de Scudéry, Madame de La Fayette ou Marguerite Duras ont joué un rôle primordial dans la création littéraire que leur statut de femme ne les aidait pas à obtenir. Il en fut autrement dans le domaine de l’information, tant ce secteur était lié à l’exercice du pouvoir et de l’influence. Pourtant, leur talent et leur goût pour la communication ont trouvé un débouché naturel dans le développement de la « civilisation du journal ».

Avant de devenir au XXe siècle des journalistes influentes comme Françoise Giroud, Jacqueline Baudrier, Anne Sinclair ou Arlette Chabot, les femmes du siècle précédent ont intégré la vie des journaux : certaines en se cachant sous des noms d’emprunts (souvent masculins), d’autres en se cantonnant dans des domaines considérées comme féminins (potins, mode, conseil). Des écrivaines comme Georges Sand ou des femmes engagées politiquement s’imposaient par leur écriture, leur regard sur la société, leurs prises de position originales, contribuant ainsi à inventer une culture du quotidien, des rubriques nouvelles et à faire ainsi avancer les mœurs et les pratiques.

Aujourd’hui, on aurait du mal à voir des différences d’écriture et d’engagement professionnel entre les hommes et les femmes journalistes. Présentes sur les fronts de guerre, actives face aux arènes électorales, incisives contre les abus, attentives aux souffrances humaines, les femmes, elles aussi, portent la plume dans les plaies des sociétés contemporaines. N’oublions pas la presse magazine féminine si active : les femmes y sont devenues largement majoritaires, ce qui n’était pas le cas au XIXe siècle. Cette presse illustre l’ambiguïté de la condition féminine : les femmes y sont bien objets de désir, déesses intouchables, mères et épouses idéales ; et pourtant, ces journaux ont porté et témoignent de l’évolution du statut des femmes, vers l’égalité et l’indépendance.

 

Sur l’ensemble des médias observés et en les replaçant chacun dans leur contexte respectif, quel est pour vous celui qui a le plus bouleversé notre rapport à l’information ?

Les médias ne portent pas forcément, en eux-mêmes, des ferments de « révolution ». Le grand historien des techniques Bertrand Gille montrait que les Chinois, qui avaient inventé la poudre, l’utilisaient pour produire des feux d’artifice tandis que d’autres peuples en faisaient des armes de mort. C’est pourquoi il faut toujours replacer l’apparition d’un média dans son contexte politique, historique et social. L’imprimerie naît en Occident dans un contexte particulier : l’émergence du protestantisme, dont la première revendication est le retour au Texte sacré, à savoir la Bible, dont il convient de faire connaître le véritable contenu supposé. L’imprimerie naissante sera le support de ce combat pour la diffusion de cette Vérité que révèlerait l’intégrité du texte.

De manière générale, la tradition est une opération de transmission ; elle est donc remise en cause par les modifications de cette transmission. Les médias élargissent la communication au-delà d’une élite restreinte. En ce sens, leur fonctionnement est en parfaite adéquation avec les besoins des démocraties. L’imprimerie et la presse écrite accompagnent la marche des sociétés vers la prise en compte d’une opinion publique qu’elles contribuent à éclairer. Le monde du journalisme professionnel a rendu possible nos sociétés de l’information actuelles. Les images fixes, animées, numériques qu'il diffuse sont omniprésentes, diffusées et reçues sans limites de temps et de distance, et celles-ci n’ont fait qu’enrichir, illustrer, attester, tapisser nos quotidiens, nos esprits. En cela peut-être y a-t-il aujourd’hui une modification profonde, au sens mac luhanien : le medium est devenu le message.

 

Sur Nonfiction.fr:

- Céline Marangé : « L’information à l’âge du numérique : l’exemple russe ».