A rebours des discours liés à l’ouverture des frontières, le sociologue Steffan Mau analyse leurs reconfigurations et le renforcement de leur fonction de triage.

La chute du mur de Berlin a symbolisé pour beaucoup la fin des frontières et l’accélération de la mondialisation, reposant sur une circulation accrue des biens, des capitaux et des personnes. A contrario, la pandémie de covid-19 fut un moment exceptionnel de brusque fermeture des espaces nationaux. Pour autant, comme l’explique le sociologue allemand Steffen Mau, auteur par ailleurs d’un livre remarqué sur l’ex-RDA (Lütten Klein : vivre en Allemagne de l’est), dans La Réinvention de la frontière au XXIe siècle, cette ouverture des frontières est une illusion d’optique. Tout le monde n’a pas les mêmes facilités pour les franchir. A ce titre, les dernières décennies ont renforcé cette tendance.

Une dialectique ouverture-fermeture constitutive de la mondialisation

Plusieurs faits plaident pour la thèse d’une ouverture des frontières depuis environ trente ans : les flux de transactions ou de voyageurs ont ainsi fortement augmenté sur la période. Cette évolution est indéniable, mais elle ne doit pas être généralisée à l’aune de la seule expérience occidentale. Comme l’écrit à juste titre Steffen Mau : « L’expérience quotidienne de la frontière d’une grande – de la plus grande ! – partie de la population mondiale est celle de l’exclusion ». En cela, ces zones limites sont des révélatrices des inégalités sociales et nationales et fonctionnent donc comme de « puissantes machines de tri du monde globalisé ».

A l’heure de la mondialisation, ouverture et fermeture des frontières sont les « deux faces d’une même pièce ». La mondialisation entraîne une reconfiguration des frontières, qui jouent un rôle de plus en plus important. La limitation des déplacements par les Etats ne doit pas être interprétée comme une réaction à ce phénomène mais comme constitutive de ce dernier. Steffen Mau invite à reconsidérer la place de l’Etat, révélée à l’occasion de la pandémie, dans le contrôle de son territoire, alors que d’aucuns la croyaient perdue ou inopérante.

La frontière ne doit plus être envisagée comme une barrière délimitant un espace mais comme une zone de contrôle. Le sociologue précise d’emblée se limiter à une analyse valable pour les personnes (et non pour les biens ou les capitaux). Si les frontières délimitent historiquement des espaces nationaux (et ses ressortissants), elles jouent désormais un rôle clef dans la « gestion de la mobilité ».

De la séparation territoriale au tri des voyageurs

En Europe, après le traité de Westphalie de 1648 qui consacre les Etats comme des acteurs centraux, les frontières ont permis de délimiter des espaces et ont été un puissant facteur d’homogénéisation des populations nationales au sein de chaque entité. Ce modèle s’est ensuite progressivement étendu à l’échelle du globe, notamment pendant la colonisation où il a été imposé par exemple au continent africain, avec une remarquable stabilité en dépit de son caractère artificiel et des conflits qu’il a engendré. A notre époque, avec de tragiques exceptions toutefois, ce n’est plus la question de la séparation entre deux espaces qui domine mais celle de leur franchissement.

Steffen Mau qualifie de « narratif de l’illimitation » l’idée selon laquelle la mondialisation aurait conduit à une ouverture généralisée et/ou progressive des frontières. La mobilité des personnes reste très inégale en fonction de la citoyenneté des voyageurs et les mécanismes de sa gestion se multiplient autant qu’ils se diversifient (délocalisation des contrôles frontaliers, constructions de murs, smart borders, etc.). Ce rôle n’est bien sûr pas une nouveauté historique. Néanmoins, force est de constater que les « frontières se réarment pour combiner les intérêts d’ouverture – intégration dans un marché mondial, possibilités de mouvement pour ses propres citoyens, tourisme, etc. – avec ceux de fermeture – préoccupation sécuritaire, peur de l’immigration incontrôlée. » Avec l’augmentation des flux, elles se réinventent pour mieux distinguer entre des formes « désirables » et « indésirables » de mobilité.

Nouvelles frontières

Depuis le début du siècle, de nombreux « murs », avec des degrés variables de perfectionnement, ont été érigés aux frontières. Sport national dans certains pays, le mur est également un produit d’exportation lucratif pour l’Occident. Steffen Mau a ainsi recensé ce qu’il a caractérisé comme cinq types de frontières différentes, selon le niveau croissant de difficulté de franchissement : « no man’s land » (8 %), « bornes » (12 %), « point de contrôle » (60 %), « barrières » et « fortifiées » (20 % pour les deux dernières catégories), autrement dit les murs. Les plus imperméables sont souvent situés à la jonction entre pays du Nord et du Sud, comme entre les Etats-Unis et le Mexique. Ces obstacles physiques ne sont pas nécessairement infranchissables mais jouent, là encore, une fonction de tri, pour des raisons invoquées de sécurité (menace terroriste) ou de régulation de l’immigration. Ainsi, « les écarts de richesses sont le facteur le plus convaincant pour expliquer la présence d’un mur-frontière ».

La pandémie aura remis sur le devant de la scène la question sanitaire en lien avec les frontières. Le compagnonnage entre les deux est cependant ancien. La mobilité croissante augmente les risques de transmission des maladies tout comme les métaphores reliant les maladies à l’étranger sont courantes ; les « origines » et appellations des différents variants du covid en témoignent. Du « cordon sanitaire » à l’utilisation des big data pour prévoir l’émergence d’épidémies, le risque sanitaire concourt aux mécanismes de filtrage qui prend notamment la forme des obligations vaccinales. Outre l'accès à des vaccins, les qualifications professionnelles ou tout simplement la richesse – avec la vente de passeports et de nationalités dans certains pays – permettent de circuler plus facilement. La possession de telle ou telle nationalité détermine la capacité d’un individu à voyager sans visa (ou avec) dans de nombreux pays. Sans surprise, cette situation asymétrique joue en faveur des pays du Nord.

Parmi les évolutions repérées par Steffen Mau figurent l’émergence des smart borders   , perfectionnées à l’aide des technologies numériques : « l’utilisation de bases de données, l’analyse algorithmique des risques, l’identification biométrique, le contrôle automatisé, la détection sensorielle, les procédures de suivi et de traçage, la surveillance audiovisuelle, les caméras thermiques, etc. » Celles-ci traduisent concrètement la volonté de filtrer dans la double logique d’ouverture et de fermeture déjà abordée. Le voyageur, de « confiance » surtout, participe également à cet auto-contrôle, à l’image des bornes de reconnaissance biométrique dans certains aéroports. Ces contrôles alimentent des bases de données qui incitent les pouvoirs à recouper différentes variables pour mieux trier les voyageurs.

La fin de l’URSS aurait pu marquer celle des grands territoires. Toutefois, Steffen Mau souligne l’émergence de « l’intégration régionale » qui conduit à la création d’espaces de circulation au sein d’un ensemble de pays, à l’image de Schengen pour l’Union européenne ou d’autres « clubs » régionaux. Les contrôles frontaliers entre Etats membres sont alors supprimés mais se renforcent pour les Etats limitrophes de la frontière externe (Italie ou Grèce dans le cas européen). Ces derniers sont amenés à assumer un nouveau rôle, quand une police des frontières supranationale n’est pas créée pour les aider (Frontex). Bien souvent ces accords régionaux concernent d’abord des pays relativement homogènes.

Le contrôle territorial n’opère plus seulement à la frontière d’un Etat mais se déplace sous la forme d’accords avec des pays tiers visant à juguler les flux de migrants avant même que ceux-ci n’atteignent le pays cible. L’accord passé entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés syriens est emblématique d’une telle approche et est loin d’être unique. Les contraintes pèsent aussi sur les compagnies de transport qui deviennent alors gardes-frontières par délégation et par crainte de sanctions. Ce faisant, les pays occidentaux contournent en partie leur propre droit, notamment relatif à l’étude de demandes d’asile en éloignant de potentiels bénéficiaires.

La mobilité comme facteur d’inégalités

Steffen Mau concède que « bien sûr, les frontières ont toujours été sélectives, mais d’un point de vue historique, la codification de chaque voyageur en désirable ou indésirable, à risque ou non, a rarement été aussi étendue ». Relativement homogène autrefois, l’expérience de la frontière s’est fortement individualisée. Steffen Mau estime que quatre tendances sont désormais à l’œuvre dans ce cadre : une sécurisation accrue de la mobilité (I), appuyée sur le recours au numérique pour contrôler (II), l’émergence de « droits gradués » (III), liés aux inégalités socio-économiques et entre pays (IV). « Le touriste cosmopolite et le migrant irrégulier enfermé dans un camp sont au fond les deux visages indissociables de la mondialisation ; la mondialisation d’ouverture et de fermeture, la mobilité et l’immobilité, doivent être comprises dans leur lien de causalité. »

La valeur de La Réinvention de la frontière au XXIe siècle ne repose pas tant dans l’originalité de la thèse qu’avance Steffen Mau, qui devrait paraître évidente à l’heure des naufrages de migrants et des voyages low-cost, que dans la clarté et la qualité de sa démonstration synthétique qui permet de comprendre le paradoxe apparent des frontières à notre époque.