Un livre qui défriche de façon intéressante (et en édition bilingue !) un champ de recherche.
Cet ouvrage collectif rassemblant une quinzaine de contributions est avant tout le fruit du travail d’une association, Orpheus Trust, consacrée aux recherches visant à faire revivre les œuvres d’artistes exilés. Fondée en 1996 par Mme Driessen Gruber, cette association a dû cesser ses activités en 2006 par manque de subventions, et ce livre constitue le point d’orgue des travaux entrepris après une décade d’expositions, de conférences, de projections de films et l’organisation de nombreux colloques.
"Patrie des Droits de l’Homme" pour les uns et point de passage vers les États-Unis pour les autres, la France était une destination recherchée . À travers les 500 pages de ce livre et les très nombreuses illustrations qu’il contient (document d’archives, photos, affiches de spectacles, partitions…), c’est à la fois un chapitre de l’histoire de l’art, des relations franco-autrichiennes ou tout simplement de la culture européenne qui est proposé au lecteur. Les auteurs ont d’ailleurs fait l’effort (avec l’éditeur) de présenter tous les textes dans les deux langues (en français et en allemand). Agrémenté d’un index imposant, il constitue à n’en pas douter un ouvrage majeur de référence pour les décennies à venir, en attendant qu’il puisse être complété par des enregistrements d’époque, des partitions interprétées et des films.
Le grand public ignore souvent l’apport des compositeurs et interprètes nés dans l’Empire austro-hongrois, venus se réfugier en France dans les années 30. Hélas, pour l’immense majorité, le havre espéré en France n’existait pas. Juifs étrangers pour la plupart, ils allaient être doublement persécutés, et trop souvent déportés.
L’exil politique et l’exil littéraire font depuis longtemps l’objet de recherches historiques mais celui des musiciens en France semble avoir été négligé jusqu’à la parution de cet ouvrage .
Il y a bien sûr les grands noms comme celui Norbert Glanzberg (né en Galicie en 1910, mort en France en 2001), compositeur attitré de Charles Trenet, Tino Rossi, Edith Piaf puis Henri Salvador. Joseph Kosma (1905-1969), compositeur hongrois d’origine juive, est également un personnage central parmi ces exilés. Il est connu pour ses mélodies dans les films de Carné ou Renoir mais aussi, plus tard, à travers les partitions qu’il a écrites pour Yves Montand, Juliette Gréco ou Barbara. Kosma arrive à Paris avec son épouse en 1933, rencontre rapidement Prévert et travaille avec les plus grands réalisateurs. Après la déclaration de guerre, il s’engage "comme beaucoup d’étrangers anti-Allemands, dont Erich von Stroheim, dans la Légion étrangère, en février 1940" . Il passe ensuite la majeure partie de la guerre dans la clandestinité, composant sous des noms d’emprunt .
À côté de ces histoires assez bien connues par ailleurs, les auteurs s’intéressent aux centaines d’autres artistes, pour qui la "Douce France" chantée par Charles Trenet en 1943 n’avait rien de doux . Dès son introduction, Primavera Driessen Gruber se réfère au dernier livre de Saul Friedländer (Les années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs (1939-1945), Seuil, 2008) pour rappeler que les populations locales, dans les zones conquises par les nazis, avaient largement participé aux persécutions, et parfois aux déportations ou assassinats de masse dont furent victimes avant tout les Juifs étrangers (pour mémoire, sur les 80 000 victimes de l’extermination systématique des Juifs en France, on compte 55 000 Juifs étrangers et 25 000 Juifs de nationalité française).
Pour les artistes exilés, les persécutions ont commencé en France dès avril 1933 par un décret fixant "un taux maximum de 50% d’étrangers par spectacle" . Plus loin, on apprend que "dès 1933, la SACEM (société des auteurs et compositeurs de musique), chargée de distribuer les droits aux auteurs, refusa d’intégrer les musiciens étrangers, sous le prétexte de protéger les artistes français)" . Finalement, on comptait fin 1939 20 000 internés de langue allemande dans des camps français, dont de nombreux musiciens.
Au gré des chapitres, la dimension politique des œuvres est toujours replacée dans son contexte et c’est ce qui donne à l’ouvrage toute sa dimension sociale et culturelle. On découvre ainsi que "No pasaran", le chant des partisans de le Seconde République espagnole, est composé par un des exilés hongrois, Paul Arma (né Imre Weisshaus, 1904-1987). Un fac-similé de la partition est reproduit avec la mention manuscrite "Dédié à tous ceux, dont la sympathie agissante rapproche la victoire de l’Espagne républicaine".
Il est remarquable que ce soit un Français et une Néerlandaise – Michel Cullin, directeur du Centre de recherches sur les relations franco-autrichiennes à l’Académie diplomatique de Vienne, et Primavera Gruber Driessen (vivant également à Vienne) – qui aient entrepris la coordination de cet ouvrage. Comme le rappelle Michel Cullin , les binômes Piaf/Glanzberg ou Kosma/Prévert sont "l’expression d’une transculturalité qui donne tout son sens à l’Europe".
Espérons seulement que ce livre, profondément européen, publié au centre de la nouvelle Europe, connaisse le succès qu’il mérite auprès des lecteurs francophones.
* Signalons que le site de Claude Torres sur "la musique dans le clandestinité", reprend les œuvres des principaux musiciens cités dans ce livre.
* À lire également sur nonfiction.fr :
- la critique du livre de Saul Friedländer, Les années d'extermination. L'Allemagne nazie et les Juifs (1939-1945) (Seuil), par Jérôme Segal.
Le second volume du travail de S. Friedländer consacré à la persécution des Juifs en Europe. Une somme incontournable.
- la critique du livre de Peter Longerich, Nous ne savions pas. Les Allemands et la Solution finale (Héloïse d'Ormesson), par Anne Pédron.
Un livre majeur sur la question complexe de savoir ce que les Allemands percevaient de l’extermination des Juifs. Une belle réussite.
- la critique du livre de Yannick Simon, Composer sous Vichy (Symétrie), par Vincent Giroud.
Pour la première fois un livre tout entier est consacré aux compositeurs de musique actifs en France sous le régime de Vichy. Il met en lumière bien des ambiguïtés et compromissions.
- la réaction indignée de deux historiens, Christian Ingrao et Jean Solchany, contre la déformation médiatique de "La Shoah par balle : l'histoire oubliée" (émission "Pièces à Conviction", France 3, 22.03.2008).
Une mise au point nécessaire sur un sujet qui ne souffre aucune approximation.
- la critique du livre de Gerhard Botz, Nationalsozialismus in Wien. Machtübernahme, Herrschaftssicherung, Radikalisierung – 1938/39 (Mandelbaum), par Jérôme Segal.
Un livre clé sur la prise du pouvoir, l'installation et la radicalisation du national-socialisme à Vienne.
- la critique du livre de Jean-Yves Dormagen, Les logiques du fascisme italien (Fayard), par Antoine Aubert.
L'Italie fasciste fut-elle totalitaire ? Oui, répond l'auteur, de façon peu convaincante.
- la critique du livre d'Emilio Gentile, Fascismo di pietra (Laterza), par Antoine Aubert.
E. Gentile, spécialiste du fascisme, évoque les projets architecturaux entrepris par Mussolini à Rome pour asseoir son pouvoir.
- la critique croisée de deux livres d'Emilio Gentile, Il fascino del persecutore. George L. Mosse e la catastrofe dell'uomo moderno (Carocci), et Renzo De Felice. L'Historien dans la cité (Le Rocher), par Antoine Aubert.
Emilio Gentile décortique, dans deux biographies parallèles, les vies de deux historiens spécialistes du fascisme - Mosse et De Felice.
- la critique du livre de Daphné Bolz, Les Arènes totalitaires. Hitler, Mussolini et les jeux du stade (CNRS), par Emmanuelle Loyer.
Une étude sur le rapport ambigu entre sport et politique à la lumière des instrumentalisations du premier par le second dans l'Allemagne et l'Italie des années 1930.
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