Un livre clé sur la prise du pouvoir, l'installation et la radicalisation du national-socialisme à Vienne.

Ce livre dont le titre français pourrait être Le national-socialisme à Vienne, prise de pouvoir, mise en place de la domination et radicalisation, 1938/1939, est une réédition remaniée, et largement complétée, d’un ouvrage paru en 1978. Son auteur, Gerhard Botz (né en 1941), est un des historiens autrichiens contemporains les plus importants. Dans son livre précédent, paru en 2005, il s’était intéressé aux silences d’une génération (Schweigen und Reden einer Generation). Il pratique une histoire sociale, à partir de documents d’archives, de quelques entretiens et d’une masse impressionnante de publications et documents d’époque, souvent reproduits dans le livre (surtout des photos mais aussi des articles de journaux et des données statistiques agrégées dans une quinzaine de tableaux). Le corps de l’ouvrage, d’environ 700 pages, est utilement complété par 30 pages d’indications sur les sources utilisées et un index des noms de personnes (il manque un index thématique).

L’intérêt majeur du sujet traité est sa concision dans le temps et dans l’espace (à l’opposé par exemple du livre de Saul Friedländer qui s’étend sur toute l’Europe, de 1939 à 1945). Ici, ce qui intéresse Botz, c’est la façon dont tout ce qui s’est passé en Allemagne entre 1933 et 1938 se trouve concentré à Vienne sur une courte période allant de mars 1938 (l’Anschluss) à septembre 1939 (entrée en guerre de la France et du Royaume-Uni après l’invasion de la Pologne). Bien entendu, le fascisme règne déjà en Autriche avant l’entrée des troupes hitlériennes (on parle couramment d’austro-fascisme). La force du livre de Botz est justement de parvenir à illustrer en détail le conflit qui oppose les représentants locaux du national-socialisme, parfois quasi-révolutionnaires, dotés d’une dynamique propre de type populiste, aux mécanismes d’assise du pouvoir des nazis du Reich. L’historien montre en outre comment Vienne, la ville des années d’errance et de frustrations pour Hitler, devient le laboratoire d’essai de sa politique   .

Botz insiste sur les différents modes de prise du pouvoir : de l’intérieur, avec le régime autoritaire de Kurt von Schuschnigg (chancelier fédéral d’Autriche du 25 juillet 1934 au 11 mars 1938), de l’extérieur bien sûr, avec l’intervention militaire de la Wehrmacht, mais aussi – et spécialement pour ce qui concerne les persécutions contre les Juifs –, "par en-dessous" (von unten), lorsque l’antisémitisme autrichien latent s’est débridé. Ces prises de pouvoirs sont accompagnées de trois formes de radicalisation concomitantes, dans la politique de l’État par rapport à l’Église, dans les persécutions contre les Juifs et dans la politique concernant les Tchèques.


La prise de pouvoir

Pour mener à bien cette entreprise, l’auteur propose cinq chapitres : la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes, le référendum du 10 avril 1938, la mise en place du national-socialisme, la paix douteuse (1938/1939) et un chapitre conclusif sur les différents niveaux et l’ambivalence de la domination nationale-socialiste. Un complément de l’historien Karl Stadler (1913-1987) insiste sur la situation géopolitique de Vienne, "ville de province du Troisième Reich".

Vienne était en 1938 une ville cosmopolite largement sociale-démocrate   de 2 millions d’habitants (plus qu’aujourd’hui !), les "peuplements étrangers" représentant le quart de la population. Il s’agissait bien sûr pour l’immense majorité des habitants d’anciens territoires de l’Empire austro-hongrois puisque Vienne était devenue depuis 20 ans une tête sans corps. Il existait d’ailleurs différents types de national-socialisme et notamment un national-socialisme d’empire, hostile aux Allemands. Le premier chapitre du livre est étonnant car il relate toutes les hostilités qui régnaient entre les nationaux-socialistes.


La progagande

Botz offre ensuite dans son deuxième chapitre une étude exemplaire des effets de la propagande sur la démocratie, à travers l’histoire du référendum du 10 avril 1938, et sur le rattachement de l’Autriche au Reich. Les résultats du vote n’ont pas été falsifiés mais tous les moyens étaient bons pour influencer les votants. Les Juifs étaient privés de droit de vote. Botz rapporte que les cartes d’électeurs avaient été envoyées à tous les habitants avec une notice rappelant que les Juifs étaient exclus du vote et que, sous peine de punition, ceux-ci devaient renvoyer leur carte à l’administration. C’est par ce moyen que de nombreux Juifs, souvent non religieux, ont été fichés   . L’assimilation était en effet devenue le principal souci des nazis, pour les Juifs comme pour les Tchèques qui allaient devenir la première cible.

Le résultat du référendum fut impressionnant : 99,4% de "Oui", soit mieux que la Sarre en janvier 1935 (90,4%, ce qui provoqua le 18 janvier 1935 son rattachement au Reich sur décision du Conseil de la Société des Nations). Pourtant, les nazis craignaient avoir du mal à convertir Vienne la rouge. Reconstruisant la politique mise en place, Botz distingue cinq moments décisifs.

1. Les opposants avaient d’abord été réduits au silence, arrêtés et assassinés, avant le référendum.

2. Le national-socialisme se présentait sous des aspects "socialistes" : des primes spéciales étaient ajoutées aux salaires, une baisse des prix avait été décidée sur quelques produits, des impôts impopulaires avaient été supprimés et des loisirs pour les enfants avaient été organisés. Les mesures rapides contre les Juifs avaient en outre créé des aubaines pour les petits commerçants et les professions intellectuelles.

3. Certaines réussites économiques dans le Altreich avaient été mises en avant. Le désir d’influence sur la politique internationale, de la part des tenants de l’Empire austro-hongrois, frustrés depuis 1918, avait été habilement réveillé. Ces derniers avaient été séduits par les parades militaires, la puissance retrouvée, qui leur était pour ainsi dire offerte. En même temps, la haine "du Juif" servait à cimenter les populations allemande et austro-hongroise. Hautement protéiforme, "le Juif" incarnait à la fois le capitaliste de la bourse, le révolutionnaire bolchévique, le violeur d’enfants (Kinderschänder), le "désagrégateur" des peuples (Volkszersetzer), celui qui attise la haine entre les peuples (Volksverhetzer)... et l’intellectuel critique. Il s’agissait là avant tout d’ennemis imaginaires créés par l’antisémitisme, alors que les ennemis réels étaient les monarchistes.

4. Les techniques de propagande testées et affinées entre 1933 et 1938 étaient également utilisées, à la radio, par la musique, par des manifestations de rue, sur les bus... et même à l’aide de tracts lancés par avion. De grandes mises en scènes conditionnaient le public   ; des œuvres d’art totales avec portraits omniprésents du Führer étaient installées sur de nombreuses places, sur les trams. Enfin, des visites à domicile étaient organisées par des brigades de femmes, pour le vote des femmes, dans les écoles…

5. Pour finir, sur le plan organisationnel, les responsables du NSDAP qui venaient de sortir de l’illégalité redoublaient d’initiatives, à tous les niveaux. Des responsables étaient nommés dans chaque grand immeuble et un Schleppdienst (forme de ramassage scolaire), permettait de guider les habitants aux bureaux de vote le jour du référendum.

Botz montre en outre comment les nazis avaient pu aisément gagner le soutien de l’Église catholique (représentée à sa tête par le Cardinal Innitzer), en présentant leur combat comme celui qui les opposait aux "bolchéviques athées" et assurant que les Hitlerjugend aurait besoin de Kapläne (chorale religieuses) permettant aux catholiques de garder une influence sur l’éducation des jeunes   .


L'aryanisation

Le troisième chapitre décrit l’aryanisation de la vie publique, les vols "légaux", les dépossessions, la confiscation des commerces, des appartements, des emplois, des places d’étudiant, des objets d’art… Il s’agit d’événements bien connus dans le cas allemand mais qui se déroulent à Vienne avec une rapidité extraordinaire.

Aujourd’hui, en 2008, des habitants du 9ème arrondissement de Vienne essayent encore de comprendre comment la moitié des habitants d’une rue de leur quartier ont pu être si efficacement dépouillés   . De même, la question de la restitution des œuvres d’art spoliées par les nazis, et utilisées par exemple dans les collections du Musée Leopold reste toujours actuelle.

Le rôle d’Adolf Eichmann, à Vienne, à la tête du bureau central pour l’émigration juive est particulièrement bien décrit. Il avait pour objectif, avec le soutien ambigu de la communauté juive (avant qu’il ne soit question de déportation), d’expulser les Juifs d'Autriche sans que ceux-ci ne puissent emmener la moindre richesse (30 Reichsmark au maximum)   . Pour ce faire, il invente ce que les admirateurs de la rationalité économique nomment le "one-shop-system", une entrée unique pour toutes les démarches et processus. Son témoignage, que l’on retrouve d’ailleurs dans le livre de Hannah Arendt, est éloquent : "J’imaginais un tapis roulant (laufendes Band). D’un côté, le premier document, arrive avec les autres papiers et, de l’autre côté, le passeport sort tout prêt." Il précise : "c’est comme une usine automatisée, comme un moulin, où le blé est moulu en farine, et qui est relié à une boulangerie. D’un côté arrive le Juif qui possède encore quelque chose, un magasin, une usine ou un compte bancaire. Il passe alors à travers tout le bâtiment, de guichet en guichet, de bureau en bureau, et lorsqu’il arrive de l’autre côté, il est dépouillé de tous ses droits, il ne possède plus un pfennig, mais un passeport sur lequel il est écrit « vous avez 14 jours pour quitter le pays, sinon vous vous retrouvez en camp de concentration"."   .

C’est cette effroyable modernité, ce rationalisme froid au service d’une cause meurtrière, qui constitue l’un des traits distinctifs de l’extermination systématique dont les Juifs et les Roms ont été victimes. La décomposition d’un problème d’optimisation en une série de tâches accomplies par différents bureaux permet de diluer, sinon d’effacer, la responsabilité. Il y a là la quintessence de la notion même de "bourreaux de papier" et le moins que l’on puisse dire est que les "sciences de l’administration" ne naissaient pas sous les meilleures auspices.

Un dernier point mérite encore d’être mentionné au sujet d’Eichmann. Cet Allemand qui a fait sa carrière dans la SS entre l’Allemagne et l’Autriche a su trouver en Autriche des collaborateurs hors pairs. Comme le rappelle Botz, il recrute essentiellement des nazis autrichiens pour la mise en place de la solution finale (Endlösung)   . Les statistiques d’ensemble sur l’Autriche témoignent d’ailleurs d’une surreprésentation autrichienne dans l’univers concentrationnaire nazi : la population autrichienne ne représentait que 8% de la population du Reich mais 13% de la SS, 40% du personnel des camps et 70% de l’équipe d’Eichmann en charge de la mise en place de la solution finale   . Décidée à ne pas faciliter le retour des exilés et soucieuse de conserver l’élite du pays, l’Autriche allait avoir du mal à aborder sereinement la dénazification.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique du livre de Saul Friedländer, Les années d'extermination. L'Allemagne nazie et les Juifs (1939-1945) (Seuil), par Jérôme Segal.
Le second volume du travail de S. Friedländer consacré à la persécution des Juifs en Europe. Une somme incontournable.

- la critique du livre de Peter Longerich, Nous ne savions pas. Les Allemands et la Solution finale (Héloïse d'Ormesson), par Anne Pédron.
Un livre majeur sur la question complexe de savoir ce que les Allemands percevaient de l’extermination des Juifs. Une belle réussite.

- la critique du Journal d'Hélène Berr (Tallandier), par François Quinton.

Ce journal poignant d’une demoiselle juive sous l’Occupation, publié pour la première fois, est, incontestablement, l’événement de cette rentrée.



- la réaction indignée de deux historiens, Christian Ingrao et Jean Solchany, contre la déformation médiatique de "La Shoah par balle : l'histoire oubliée" (émission "Pièces à Conviction", France 3, 22.03.2008).
Une mise au point nécessaire sur un sujet qui ne souffre aucune approximation.

- la critique du livre dirigé par Michel Cullin et Primavera Driessen-Gruber, Douce France? Musik-Exil in Frankreich / Musiciens en Exil en France 1933-1945 (Böhlau), par Jérôme Segal.
Un livre qui défriche de façon intéressante (et bilingue !) un champ de recherche.

- la critique du livre de Jean-Yves Dormagen, Les logiques du fascisme italien (Fayard), par Antoine Aubert.
L'Italie fasciste fut-elle totalitaire ? Oui, répond l'auteur, de façon peu convaincante.

- la critique du livre d'Emilio Gentile, Fascismo di pietra (Laterza), par Antoine Aubert.
E. Gentile, spécialiste du fascisme, évoque les projets architecturaux entrepris par Mussolini à Rome pour asseoir son pouvoir.

- la critique croisée de deux livres d'Emilio Gentile, Il fascino del persecutore. George L. Mosse e la catastrofe dell'uomo moderno (Carocci), et Renzo De Felice. L'Historien dans la cité (Le Rocher), par Antoine Aubert.
Emilio Gentile décortique, dans deux biographies parallèles, les vies de deux historiens spécialistes du fascisme - Mosse et De Felice.

- la critique du livre de Daphné Bolz, Les Arènes totalitaires. Hitler, Mussolini et les jeux du stade (CNRS), par Emmanuelle Loyer.
Une étude sur le rapport ambigu entre sport et politique à la lumière des instrumentalisations du premier par le second dans l'Allemagne et l'Italie des années 1930.


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