Une fresque historique, une enquête sociologique sur ses nouveaux étudiants et une étude sur ses procédures de recrutement diversifié apportent leur regard sur cet établissement singulier.

Sciences Po Paris constitue une institution d’enseignement supérieur singulière en France, connue depuis sa création il y a 150 ans pour être la pépinière des responsables politiques et hauts fonctionnaires français, alors qu’elle est davantage devenue aujourd’hui une « grande école » internationale, orientée majoritairement vers le secteur privé. Ecole de l’élite de la bourgeoisie parisienne jusqu’à une époque encore récente, elle a souhaité devenir depuis plus de vingt ans un « laboratoire » des procédures d’ouverture sociale et de diversité dans son recrutement d’étudiants, notamment dans les anciennes zones d’éducation prioritaire. Souvent montré du doigt pour son conformisme et son « formatage » des élites, Sciences Po est aujourd’hui le creuset d’une population étudiante engagée et internationalisée, ouverte aux grands débats de société.

C’est pour retracer cette trajectoire paradoxale qu’il est utile de lire de manière croisée trois récents ouvrages qui visent à mieux comprendre Sciences Po : un récit richement illustré de son histoire (Sciences Po, le roman vrai, rédigé par l’une de ses spécialistes, Marie Scot, chercheuse qui connaît bien également l'équivalent britannique de l’institution, la London School of Economics), une enquête sociologique sur sa population étudiante actuelle, au regard des vingt dernières années (Une jeunesse engagée. Enquête sur les étudiants de Sciences Po 2002-2022, par Martial Foucault et Anne Muxel, chercheurs au CEVIPOF) et enfin une recherche au long cours sur les procédures de sélection de ses étudiants, au regard d’autres institutions françaises, comme l’ESSEC, et étrangères, en l’occurrence Oxford (Les nouvelles portes des grandes écoles, par Annabelle Allouch, ancienne doctorante à Sciences Po Paris).

Un récit historique en trois actes

Tout d’abord, s’apparentant de prime abord à une forme d’histoire « officielle », Sciences Po, le roman vrai, est davantage un récit thématique et critique de l’institution, par une plume alerte et avertie, Marie Scot ayant déjà consacré plusieurs travaux de recherche à l’école parisienne de la rue Saint-Guillaume. Agrémenté de magnifiques clichés historiques et plus modernes, cette fresque se lit comme un triptyque à partir des trois versants de la Fondation nationale des Sciences politiques (nom officiel de Sciences Po depuis sa « refondation » en 1945, qui a fait d’une ancienne école « libre » un institut public adossé à une fondation privée) : l’institution, l’enseignement supérieur et la recherche. La première partie est sans doute la plus connue des anciens élèves, habitués de l’amphi Boutmy (du nom du fondateur de l’école, issu de la bourgeoisie protestante parisienne, et souhaitant, après la guerre de 1870, fonder une école d'élite dédiée aux « sciences politiques ») et familiers de la galerie des ancêtres, plus ou moins oubliés (Hippolyte Taine, Anatole Leroy-Beaulieu, Albert Sorel…), jusqu’aux plus récents directeurs (Alain Lancelot, Richard Descoings, Frédéric Mion), en passant par les grandes figures qu’étaient successivement André Siegfried, Jacques Chapsal ou René Rémond.

De manière plus originale, l’on comprend également dans quelle mesure cette institution des « beaux quartiers » (Saint-Germain-des-Prés) a conquis progressivement l’espace public des 6e et 7e arrondissements, jusqu’à acquérir à prix d’or son nouveau bâtiment-amiral, l’Hôtel de l’Artillerie (Place Saint-Thomas d’Aquin), ouvert en 2022 après de lourds travaux. Coupant l’herbe sous le pied des Instituts d’études politiques de province (créés sur son modèle à partir de 1945), Sciences Po Paris a aussi ouvert depuis plus de 20 ans des antennes dans plusieurs régions (Nancy, Poitiers, Dijon, Reims, Menton, Le Havre), dédiées aux différentes aires internationales (respectivement pour les pays germaniques, hispaniques et latino-américains, d’Europe centrale et orientale, d’Amérique du Nord, du monde arabe et d’Asie orientale).

Plus tournée vers les enjeux pédagogiques de ses « cursus d’excellence », singuliers au sein de l’enseignement supérieur français, la seconde partie de l’ouvrage revient en détails sur les particularités de l’école, inspirées par les pratiques britanniques : conférences de méthode en format réduit (en plus des cours magistraux), enseignants très majoritairement issus du monde professionnel, expérimentations oratoires (l’art du grand oral…), apprentissage intensif des langues étrangères, intégration progressive (bien que tardive) de la recherche aux enseignements… L’une des plus importantes originalités de l’institution réside dans ses différentes sections (transformées en « écoles » et en masters au XXIe siècle), comprenant à la fois la « voie royale » (ou du moins longtemps considérée comme telle par une élite parisienne) et classique du service public (devenue Ecole d’Affaires publiques, antichambre de l’ex-ENA et des autres écoles publiques formant les administrateurs de la fonction publique d’Etat, mais aussi, bien plus récemment, territoriale et hospitalière) et les sections économiques et sociales (aujourd’hui Ecole du management, allant de la communication-marketing à la finance-stratégie, en passant par les ressources humaines) et diplomatiques (désormais « Paris School of International Affairs », davantage ouverte aux organisations internationales publiques ou non-gouvernementales). Sans oublier la formation des journalistes (Ecole de journalisme créée en 2004) des juristes (Ecole de droit créée en 2009, permettant notamment de se présenter aux examens du barreau), ou encore des urbanistes (Ecole urbaine, intégrant l'historique cycle d'urbanisme).

Enfin, la dernière partie consacrée à la recherche à Sciences Po permet de comprendre comment l’institution est passée d’une école « sans pensée » (pour rependre le constat sévère de Pierre Bourdieu dans La noblesse d’Etat) à une institution universitaire internationale reconnue par les classements internationaux dans différentes sciences sociales : science politique, bien sûr, mais aussi histoire, économie, sociologie et droit. Ce virage, assez récent au regard des 150 ans de l’institution, doit beaucoup à l’internationalisation de Sciences Po, souhaitée par Richard Descoings à partir de 2000, et à la volonté de sortir du modèle élitiste traditionnel franco-français, pour attirer de nombreux étudiants et professeurs de nombreux pays européens et d'autres continents (offrant en parallèle des échanges internationaux très riches aux ressortissants français de l’école). De ce point de vue, le recrutement comme directeur scientifique de l’un des chercheurs en sciences sociales les plus reconnus et cités dans le monde, Bruno Latour (de 2007 à 2012), a fait entrer Sciences Po dans une autre dimension.

Les étudiant(e)s de Sciences Po, miroir de l’institution

S’agissant de ses étudiants, si l’ouvrage de Marie Scot n’oublie pas d’en parler (notamment pour évoquer sa lente mais spectaculaire féminisation), il est encore plus utile de lire Une jeunesse engagée écrit à quatre mains par Martial Foucault et Anne Muxel. Cette enquête auprès des étudiants de Sciences Po de 2022 vient compléter et mettre en parallèle une précédente recherche effectuée auprès de leurs prédécesseurs sur les bancs de l’amphi Boutmy en 2002 (qui avait donné lieu à un ouvrage déjà dirigé par Anne Muxel, Les étudiants de Sciences Po. Leurs idées, leurs valeurs, leurs cultures politiques, Presses de Sciences Po, 2004). Mises en miroir, ces deux cohortes révèlent à quel point les étudiantes et étudiants de Sciences Po ont changé en vingt ans, laissant également entrevoir à quoi ressembleront les futurs responsables économiques, culturels et politiques de France et d’ailleurs.

Ce que montrent notamment Martial Foucault, professeur à Sciences Po et directeur du CEVIPOF, et Anne Muxel, directrice de recherche au CNRS, c’est le fort tropisme à gauche d’une jeunesse étudiante moins « sociale-démocrate » qu’en 2002, vantant des modèles beaucoup plus inspirés par l’international (la figure de l'Américaine Alexandria Ocasio-Cortez revenant le plus largement dans les réponses aux questionnaires) et plus radicaux que ceux de la précédente enquête. En effet, contrairement à 2002, la politisation des étudiants de 2022 est empreinte de défiance et leur vision de l’avenir oscille entre espoir d’un changement profond et pessimisme radical. Cette politisation, déjà prégnante en 2002, est bien plus marquée et profonde en 2022, non pas forcément d’un point de vue partisan mais à travers une citoyenneté active et un militantisme « de cause » (environnement, droits humains et lutte contre toutes les formes de discrimination), qui ne néglige pas pour autant la démocratie représentative. Aussi voit-on apparaître un profil socio-politique des étudiants de Sciences Po finalement assez en adéquation avec la « moyenne » des étudiants français (même s’ils ne sont pas tous, loin de là, français) ou, du moins, de France, bien que davantage politisés (ce qui est cependant logique pour une école consacrée aux « sciences politiques »). Au diapason de leurs valeurs, les implications politiques des étudiants actuels de Sciences Po témoignent donc d’une sensibilité forte aux enjeux environnementaux et de justice sociale, tout en laissant place à une forme d’anxiété palpable qui peut aller vers une forme de fatalité (quasi-certitude qu’il est déjà trop tard). Cette dernière dimension n’apparaissait pas au tournant du siècle.

Les nouvelles voies d’accès à Sciences Po ont servi de modèles à d’autres grandes écoles

Enfin, il convient d’évoquer un dernier ouvrage de recherche en sociologie qui concerne à la fois Sciences Po Paris, mais aussi l’ESSEC (à Cergy) et l’université d’Oxford, s’agissant des nouvelles procédures de sélection des étudiants, mêlant recrutement par des concours classiques et d’autres voies d’ouverture sociale recherchant davantage de diversité. De ce point de vue, il est patent que Sciences Po a été précurseur dans ses « conventions d’éducation prioritaire » (CEP), lancées en 2001 par son directeur Richard Descoings (disparu en 2012) pour ouvrir sa sélection d’étudiants au-delà du concours, en nouant des partenariats avec des lycées de zones d’éducation prioritaires, d’abord en Ile-de-France et dans quelques régions cibles (Lorraine, notamment), avant de l’étendre plus largement et d’augmenter les places éligibles sur plusieurs années.

Or, comme le montre Annabelle Allouch, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Picardie, ces dispositifs bien connus d’égalité des chances, s’ils sont perfectibles et ont été parfois critiqués pour leur forme de « discrimination positive », ont permis, sur le modèle de Sciences Po, d’affirmer la diversité comme une valeur importante dans la sélection des futures « élites » propre aux cursus d’excellence des grandes écoles. Même si leurs effets restent limités et ne concernent qu’une partie minoritaire des étudiants sélectionnés, ces programmes incarnent une nouvelle morale dans le recrutement des grandes écoles (qu’Annabelle Allouch assimile à de « nouvelles portes »), marquée à la fois par la mise en marché de l’éducation et l’individualisation du parcours des élèves durant leur scolarité. Une bureaucratie autonome (des chargés de mission CEP) a même été créée à Sciences Po pour gérer à la fois les procédures avec les lycées et la vie scolaire des étudiants sélectionnés. Mais, comme le remarque justement la sociologue, elle-même très influencée par la vision bourdieusienne des Héritiers et de La Reproduction, ces « politiques de la porte » propres à ces procédures d’ouverture sociale et de recherche de la diversité dans la sélection des étudiants ont également tendance à consacrer d’une autre manière l’institution universitaire en renouvelant sa propre légitimité sans pour autant faire disparaître des inégalités sociales et scolaires importantes pour y accéder, alors même qu’elles visaient à répondre aux critiques adressées aux grandes écoles au sujet de leur fermeture sociale et de la prépondérance du « capital culturel » dans leur recrutement.