Le sociologue Rémy Rieffel, spécialiste des médias et des intellectuels, revient sur 30 ans de débat d'idées en France (1989-2019).
Rémy Rieffel, sociologue des médias, est professeur à l'université Paris II Panthéon-Assas et à l'Institut français de presse (IFP). Il s'est notamment fait connaître par ses travaux sur le travail journalistique en France, dont ses ouvrages Que sont les médias ? (Gallimard, 2005) et Sociologie des médias (Ellipses, 2015), devenus des références.
Nonfiction.fr : Votre dernier ouvrage trace une histoire du débat d’idées en France à travers le prisme des médias depuis les années 1990. Est-ce d'une certaine manière « la suite » de vos trois tomes sur les intellectuels sous la Ve République publiés au début des années 1990 ?
Rémy Rieffel : En effet, mon ouvrage en trois tomes que vous signalez a été publié d’abord sous le titre La tribu des clercs (Calmann-Lévy/CNRS éditions) en 1993, puis a été repris sous le format poche avec le titre Les intellectuels sous la Ve République (Hachette, collection « Pluriel ») en 1995. Dans ce livre, j’analysais, sur la période 1958-1990, la manière dont les intellectuels en France obtenaient une certaine reconnaissance à travers leurs positionnements, leurs engagements et leurs écrits. Ce qui m’intéressait alors était d’étudier ce que j’avais appelé leurs « modes d’affiliation », c’est-à-dire la façon dont certaines personnalités intégraient des réseaux de sociabilité, participaient à des colloques et à des cercles de réflexion, et j’examinais aussi comment, à travers des réseaux de pétitionnaires, ces intellectuels obtenaient une certaine visibilité. Ma recherche portait également sur leurs « modes de légitimation », à savoir leur collaboration à des revues intellectuelles qui constituaient à l’époque les poumons de la vie intellectuelle. Ces différentes approches m’avaient finalement conduit à analyser les « modes de consécration », à montrer comment des chercheurs et universitaires avaient d’une certaine manière réussi à détrôner les écrivains, dans le contexte des années 1960-1970, notamment par l’intermédiaire d’institutions académiques quelque peu périphériques (Ecole des hautes études en sciences sociales, Collège de France, Université expérimentale de Vincennes, etc.). En évaluant par ailleurs les nouvelles formes de positionnement des intellectuels dans les médias écrits et audiovisuels, j’avais été frappé par le fait qu’à partir des années 1980, on avait assisté à une montée en visibilité d’intellectuels dits médiatiques et de personnalités venant de sphères moins traditionnellement légitimes (cinéma, chanson, spectacle, etc.). En d’autres termes, une recomposition de la configuration intellectuelle était à l’œuvre qui s’accompagnait d’une crise d’identité de la figure de l’intellectuel.
Le livre que je viens de publier s’inscrit dans cette filiation avec néanmoins de réelles différences : d’une part, je n’ai pas voulu cette fois-ci me concentrer sur la figure de l’intellectuel en tant que tel, mais élargir mon approche à la vie intellectuelle (à la manière de l’ouvrage dirigé par Christophe Charle et Laurent Jeanpierre La vie intellectuelle en France, sorti en deux tomes en 2016) et, d’autre part, je me suis davantage appuyé sur mes propres recherches menées depuis lors qui portent notamment sur le monde des médias et des journalistes. J’ai donc mis l’accent sur l’étude de l’évolution des modalités de production et de circulation des idées au cours de la période 1989-2019, et volontairement focalisé mon attention sur les supports et les dispositifs qui président à leur diffusion. Mon optique est de montrer en particulier que l’essor des médias numériques, surtout depuis le début des années 2000, a changé la donne, mais peut-être pas de manière aussi décisive qu’on veut bien le dire. La question-clé que je pose en définitive dans mon ouvrage est celle-ci : où se joue au cours de ces 30 dernières années la valeur publique des idées ?
Vous insistez sur une triple dimension : les modifications du paysage politique, intellectuel et éditorial, avant d'évoquer véritablement la recomposition du monde médiatique, notamment sous l'effet des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux. Comment les interventions des intellectuels dans le débat public se sont-elles transformées en 30 ans ?
J’ai cherché à contextualiser davantage l’essor des médias numériques en m’attardant à la fois sur les changements politiques et idéologiques de la période considérée (notamment ce que certains appellent une « droitisation » du débat d’idées), sur l’environnement économique et industriel qui pèse sur le monde des idées (la pression marchande, la recherche de la rentabilité et de la performance propres au « nouvel esprit du capitalisme »), et enfin sur les nouvelles relations qui s’instaurent entre les principaux acteurs de ce que j’appelle la « configuration intellectuelle » (en empruntant la notion de configuration à Norbert Elias) principalement issus du monde de la recherche et de l’enseignement supérieur, du monde de la création littéraire et artistique, du monde éditorial et du monde journalistique. Et à travers cette grille d’analyse, j’ai tenté de repérer les principaux changements opérés depuis 30 ans : l’inégale visibilité des savants et des universitaires, les positionnements différenciés des écrivains, le rôle décisif de certains éditeurs ou directeurs de collection, l’influence grandissante de certains journalistes et animateurs de télévision (à travers leur pouvoir de cadrage de l’actualité et de prescription en matière culturelle), l’essor de nouveaux formats de publication (revues en ligne, chaînes Youtube, podcasts, etc.). Il faut y ajouter un élargissement indéniable de la prise de parole grâce au Web et aux réseaux sociaux (aussi bien du monde intellectuel traditionnellement légitime que des profanes, notamment dans le domaines de la critique) et la montée en puissance des intellectuelles, plus visibles qu’il y a quelques années (notamment en philosophie et en sciences sociales) tout comme celle des écrivaines dans le débat public. Sans compter la visibilité accrue de ceux qu’on appelle désormais les influenceurs ou influenceuses sur les réseaux sociaux et les plateformes numériques.
Mais tout ne change pas pour autant. Il convient en effet d’insister sur un certain nombre de permanences qu’on a un peu tendance à sous-estimer lorsqu’on évoque la « configuration médiatique » proprement dite. On constate ainsi la persistance d’une véritable hiérarchie sur le Web, qui n’est pas un espace totalement égalitaire, mais bien davantage un espace où perdurent des distinctions de légitimité importantes, de fortes différences dans les échelles de grandeur. On le voit par exemple au nombre de suiveurs sur Facebook ou Twitter qui plébiscitent en priorité les personnalités du monde intellectuel déjà les plus connues. Cela est aussi vrai pour les « tribunes » ou « opinions » publiées par la presse écrite ou la presse en ligne (Le Monde en particulier) : les intellectuels se servent majoritairement des médias les plus reconnus et à forte notoriété pour s’adresser au grand public et obtenir ainsi une certaine audience. A cet égard, les journaux et le format livre – malgré les difficultés économiques que peuvent connaître ces vieilles industries – restent des outils de référence. Il faut donc être prudent dans le vocabulaire que l’on utilise pour caractériser l’évolution de ces trente dernières années en matière intellectuelle et médiatique. Il n’y a pas eu à proprement parler une « révolution culturelle » ou une rupture brutale due au numérique, mais des inflexions notables qui vont sans doute s’intensifier dans les années à venir.
Les catégories classiques en matière d'histoire et de sociologie politique des intellectuels (intellectuels spécifiques, intellectuels de gouvernement, intellectuels médiatiques, etc.) résistent-elles à l'épreuve des évolutions de ces 30 dernières années ? Une nouvelle catégorie, celle des experts plutôt que des analystes, n’est-elle pas en train de prendre le dessus en termes de visibilité (en simplifiant la forme et parfois au mépris du fond) ?
La figure classique de l’intellectuel universel et prophétique qui, tel Jean-Paul Sartre, exerçait un véritable magistère, prenait des positions sur des sujets divers et variés pour dire ce qu’il fallait penser, a presque quasiment disparu avec le décès des grands noms des années 1960-1970. La deuxième figure, qui est celle de l’intellectuel spécifique à la Michel Foucault, ne s’est en revanche pas évanouie : on pourrait la rapprocher des interventions publiques d’un historien comme Gérard Noiriel qui distingue précisément dans ses travaux les intellectuels qui mettent leurs compétences et leur savoir spécialisé au profit du débat public, à la différence de ceux qu’il appelle « les intellectuels de gouvernement », qui se détournent du plus grand nombre et se rapprochent des puissants. On pourrait également évoquer le positionnement de Pierre Bourdieu qui a œuvré en faveur de l’émergence d’un « intellectuel collectif » et que certains de ses héritiers tentent de perpétuer. Enfin, la figure de « l’intellectuel médiatique » aujourd’hui bien connue, car depuis Bernard-Henri Lévy et les prétendus « nouveaux philosophes » dans les années 1970, ces habitués des plateaux de télévision ou de radio intervenant sur à peu près tous les sujets sans les avoir étudiés, se sont pour ainsi dire démultipliés. Ces différentes figures d’intellectuels sont plus ou moins présentes selon les époques : sans doute les catégorisations sont-elles aujourd’hui beaucoup plus floues en raison notamment de la multiplication des formes de mobilisations collectives sur le terrain et de la diversité des prises de parole sur le Web et les réseaux sociaux. Les définitions sont moins rigides ; les statuts, moins clairs.
J’ai préféré pour ma part établir une autre distinction, davantage liée à la manière dont ils se positionnent par rapport aux médias. J’ai donc différencié les « intellectuels médiatiques » à forte visibilité publique, mais à faible reconnaissance symbolique ; les « intellectuels médiatisés » qui interviennent dans les médias et dans le débat public de manière ponctuelle en fonction de leur domaine de compétence et « les intellectuels invisibilisés », sous-exposés ou en retrait, notamment en raison d’un éclatement et d’un émiettement du monde de la recherche. Le système universitaire français, très spécialisé et très fractionné selon les disciplines, ne favorise pas, en effet, une nette perception de la production des savoirs et des connaissances. Les journalistes les ignorent le plus souvent ou les négligent.
La question de l’expert est un cas de figure quelque peu peu différent. Cette notion renvoie plutôt à une compétence technique et à un savoir pratique et utilitaire. On peut aujourd’hui distinguer plusieurs types d’experts. On a vu, notamment depuis la première guerre du Golfe en 1990-1991, apparaître sur les plateaux de télévision toute une série d’experts en géopolitique et en stratégie militaire pour commenter l’actualité, tout comme aujourd’hui on assiste à une forte présence d‘experts de ce type à propos de la guerre en Ukraine (ou, sur un autre terrain, au sujet de la pandémie de Covid-19). Il s’agit là d’experts spécialisés qui n’interviennent a priori qu’en fonction de leur domaine de compétence sur des sujets très précis. Il existe, à côté de ces chercheurs universitaires qui disposent d’un savoir particulier, une deuxième catégorie d’experts, souvent représentée par des essayistes, des décideurs, des hauts fonctionnaires, des communicants, qui se proclament ou s’autoproclament spécialistes et experts. Ils ont été très sollicités ces dernières années, notamment par les chaînes de télévision et les radios d’information en continu, lorsque l’actualité a mis leur domaine de prédilection sous le feu des projecteurs. On pense à la question du terrorisme, de l’immigration, de l’environnement, du changement climatique, etc. Certains d’entre eux sont devenus de « bons clients » de telle sorte qu’ils ont parfois tendance à éclipser les véritables spécialistes et à porter des jugements sur des sujets relativement éloignés de leur savoir d’origine. Ce vivier d’experts « tout terrain » permet en tout cas aux chaînes de télévision et de radio de réaliser des économies puisque cela revient moins cher d’organiser des débats en plateau plutôt que d’envoyer des journalistes en reportage sur le terrain ou d’avoir des correspondants à l’ étranger. Il existe enfin une dernière catégorie d’experts, ceux qui travaillent pour des think tanks (Institut Montaigne, Terra Nova, La Fondation pour l’innovation politique, la Fondation Jean-Jaurès…), qui produisent des rapports pour les acteurs politiques et qui jouent ainsi un rôle non négligeable dans la vie des idées. Leur expertise est mise au service d’une politique publique et s’attache, le plus souvent, à favoriser les prises de décision des gouvernants. Bien évidemment ces trois catégories ne sont pas étanches entre elles et les cas de positionnements hybrides ne sont pas rares.