A partir du schéma de complémentarité entre autorité religieuse et pouvoir politique, Irène Théry interprète MeToo comme la dernière d’une série de révolutions du consentement qui remonte au XVIe s.

Certains écrivent des livres, tandis que d’autres, bien moins nombreux, construisent des œuvres. A l’évidence, Irène Théry appartient à la seconde catégorie. Aussi faut-il rappeler les acquis essentiels que ses travaux antérieurs, souvent ignorés de ses contemporains, ont patiemment élaborés, tout particulièrement depuis Le démariage (1993) puis La distinction de sexe (2007), dont le sous-titre, Une nouvelle approche de l’égalité, indique l’orientation d’un programme de recherche. L’année suivante, elle faisait paraître Ce que le genre fait aux personnes (2008), dont l’intitulé exprime un des axes majeurs de sa pensée, l’attention aux personnes, dans une rigoureuse fidélité aux enseignements de Marcel Mauss, son maître, précise-t-elle. Cette précision est évidemment fondamentale car elle explique largement ses choix, notamment dans sa vive critique de ce que la plupart prennent pour argent comptant : l’explication bourdieusienne de la « domination masculine ».

Avec Moi aussi, nous n’avons pas affaire à un ouvrage de circonstance. Certes, les transformations récentes de la condition féminine sont analysées avec rigueur et précision. Mais elles le sont dans le temps long de ce que l’autrice nomme les révolutions du consentement. Le regard éloigné que permet la perspective historique sert avant tout, par le biais d’une passionnante leçon de méthode, à donner de l’évolution de notre société une analyse profondément originale.

Être minoritaire

On sait que Freud considérait avec une certaine jubilation sa condition de minoritaire, qui lui avait permis, disait-il, de résister aux idées reçues de la « majorité compacte ». Il est difficile de ne pas songer à cet état d’esprit en lisant Irène Théry. Sans qu’elle l’ait choisi   , il lui a permis d’observer ce qu’elle nommait, dès 1993, la « déperdition du sens et des valeurs démocratiques » et, surtout, d’en dégager le principe, la délégitimation du droit et la transformation corrélative de la justice en appareil de régulation des besoins sociaux. Car l’individualisme, compris non comme valorisation de l’autonomie mais comme sacre de l’indépendance   , fait de l’individu la source de ses représentations et de ses actes, sans accorder à l’institution la moindre force contraignante. Or, en lectrice attentive de Vincent Descombes, Irène Théry sait le poids de ce que le philosophe a nommé « les institutions du sens » (selon le titre de l’ouvrage publié en 1996). Ce sont ces institutions qui expliquent que la norme ne relève pas d’un quelconque ordre naturel, ni ne se réduit à un outil de domination, comme le pense le courant majoritaire en sociologie du genre.

Très tôt dans sa vie intellectuelle, Irène Théry a résisté à la vulgate dominante. Son opposition à une figure féministe majeure, Colette Guillaumin, est assez paradigmatique : dans les années 1970, au sein de La Revue d’en face, créée par « un petit collectif de femmes émancipées de tous les dogmatismes »   , elle s’oppose à la description des femmes en tant que « serves » (selon le mot de C. Guillaumin), laquelle est jugée peu éclairante. Cette opposition exprime le refus des approches de la réalité par le « dévoilement » (celui des mécanismes censés nous mouvoir à notre insu), qu’il soit, précise-t-elle, « militant ou sociologique », et fonde un choix théorique décisif, celui de s’approprier, par la voie longue de l’étude et de l’enquête, « une pensée du général traditionnellement réservée aux hommes »   .

Ce faisant, en s’éloignant des théories féministes de l’action (qui ne se demandent pas ce qu’est le lien social mais se préoccupent avant tout, écrit-elle, de le critiquer ou de le transformer), Irène Théry affronte les questions épistémologiques fondamentales de la sociologie et de l’anthropologie : qu’est-ce qu’une société, qu’entendons-nous par social lorsque « nous disons que l’être humain est “social”, que telle relation est “sociale” ou que la différence des sexes est “sociale” ? »   .

La différence des sexes, thématique qui parcourt toute l’œuvre d’Irène Théry, est le terrain privilégié de ce questionnement.

Domination masculine ou complémentarité hiérarchique ?

Dans la perspective que l’autrice nomme « ensembliste-identitaire »   , aujourd’hui dominante, il n’y a guère de place pour la personne, au sens que Marcel Mauss donnait à ce terme   . En effet, les sociétés y sont décrites comme de simples collections d’individus, des populations divisées en sous-groupes identitaires aux intérêts opposés n’ayant ainsi entre eux que des rapports de pouvoir. Dans cette optique, il n’est pas étonnant que les analyses de Bourdieu sur la domination masculine (titre de son livre de 1998) aient rencontré un large écho. Certains schémas explicatifs privilégiés par les épigones de ce que l’on a nommé « les penseurs du soupçon » accordent aux causes souterraines une prééminence dans l’explication du comportement. L’une des raisons de la force de ces schémas tient sans doute au fait qu’ils donnent le sentiment à qui les utilise d’échapper à l’aveuglement de ses contemporains : il est celui qui ne se laisse pas duper par les apparences et qui sait bien que des forces obscures dictent nos actions. Il ne s’agit pas, bien entendu, de contester le fait que nous soyons soumis à des déterminations. Mais ne sommes-nous que cela ? Sommes-nous fondamentalement cela ? Les passions, les contingences, les zones d’incertitude entrent aussi dans la destinée humaine. On ne saurait dès lors se satisfaire du dévoilement bourdieusien de ce qui serait l’universelle domination de la « classe des hommes » sur la « classe des femmes », domination à laquelle celles-ci consentiraient, se faisant ainsi les agents de leur propre aliénation.

Face à ce sociocentrisme, la connaissance ethnologique, celle des œuvres de Denise Paulme, Germaine Tillion, Mary Douglas ou encore Maurice Godelier (la liste n’est évidemment pas exhaustive), donne à voir une autre réalité, une « nouvelle anthropologie de la distinction de sexe »   , décrivant « la dimension sexuée des rituels, des modes de vie, des cosmologies, la hiérarchie des statuts masculins et féminins dans et hors de la parenté »   .

Dimension sexuée et non sexuelle : comme le souligne Irène Théry (d’abord dans un article d’Esprit d’octobre 1999), « la confusion du sexué et du sexuel rabat le symbolique sur la sexualité et fait de ce qui appartient à tous le privilège de la majorité ». Elle poursuit : « car qu’est-ce qui appartient davantage à tous que notre lot commun, c’est-à-dire le langage, la culture et la société dans laquelle nous sommes tous nés ? La culture humaine, instituant la différence des sexes, non seulement la propose mais l’impose à tous. Homosexuels ou hétérosexuels, nous sommes tous hommes et femmes, tous inscrits dans le masculin et le féminin, nous vivons tous dans la différence des sexes, et nous contribuons tous, aussi, à transformer les stéréotypes attachés aux genres dans la société qui est la nôtre »   . La différence des sexes ne doit donc pas être confondue avec l’hétérosexualité ou avec le couple homme/femme, mais elle inclut les relations masculin/masculin ou féminin/féminin. Il faut donc en rendre compte par un autre modèle que celui de la domination. C’est Louis Dumont qui en fournit le principe.

En 1966, dans Homo hierarchicus, il se propose de comprendre le système des castes sans y projeter les catégories occidentales. Il oppose ainsi les sociétés « holistes », où la totalité sociale précède et englobe ses membres, aux sociétés « individualistes », dont l’idéologie érige l’individu en fondement et finalité de la société. Mais, pour l’anthropologue, la dimension « holiste » n’a pas disparu des sociétés modernes, et son occultation constitue le foyer des traits les plus préoccupants du XXe siècle : racisme et totalitarisme. Aussi est-il attentif à la hiérarchie, qui n'est aucunement le moment d'une évolution mais, bien au contraire, une dimension constitutive de l'ordre social que la modernité a malencontreusement cherché à éradiquer (notons que hiérarchie est différent de ce que nous mettons généralement derrière ce terme que, le plus souvent, nous nous contentons d'opposer à égalité).

Pour Dumont, la marque de la hiérarchie véritable se trouve dans la notion de complémentarité hiérarchique. En se fondant sur les relations entre l'Église et l'empereur, telles qu'elles ont été théorisées par le pape Gélase autour de 500, il précise : « Le prêtre est donc subordonné au roi dans les affaires mondaines qui concernent l'ordre public. Ce que les commentateurs modernes manquent à voir pleinement, c'est que le niveau de considération s'est déplacé des hauteurs du salut à la bassesse des choses de ce monde. Les prêtres sont supérieurs, car c'est seulement à un niveau inférieur qu'ils sont inférieurs »   . Or, Irène Théry montre de façon convaincante que la complémentarité hiérarchique, ou « englobement de la valeur contraire », rend compte des rapports entre le masculin et le féminin. Dans la « cité des hommes », écrit-elle en citant Nicole Loraux, le masculin l’emporte sur le féminin et, bien entendu, l’exercice du pouvoir politique s’accompagne de formes multiples de domination exercées par les hommes. Mais, ajoute-t-elle, « croire que la domination serait la vérité cachée de la hiérarchie, c’est confondre l’autorité et le pouvoir, une confusion typiquement individualiste contemporaine »   .

Or, le glissement de la hiérarchie des statuts à une hiérarchie ontologique menace tout particulièrement les sociétés « individualistes »   . Si bien qu’il est permis de dire que la modernité « individualiste » n’a pas remis en cause la partition traditionnelle du masculin et du féminin. Tout s’est passé, souligne fortement Irène Théry, « comme s’il avait été possible d’imaginer de renverser la hiérarchie des naissances de la société aristocratique et d’affirmer l’égalité fondamentale des individus en général, mais qu’en revanche le principe de complémentarité hiérarchique avait semblé indiscutable dans les rapports entre hommes et femmes, car ancré dans une différence de nature qui rendait “impensable” de remettre en question le partage sexué des rôles et des statuts que l’on avait toujours connu »   .

Néanmoins, malgré le caractère structurel de ce grand partage sexué, il est possible de décrire les évolutions majeures de la condition faite aux femmes. Et c’est avec une compétence d’historienne, servie par une admirable maîtrise du droit – maîtrise qui lui permet, dans le temps long, de ne pas confondre règles et régularités, statuts et identités, attributions et attributs – qu’Irène Théry analyse ce qu’elle désigne comme les « révolutions du consentement ».

Les trois révolutions du consentement

Nous les évoquerons rapidement, non seulement parce qu’elles ont déjà été abondamment décrites, mais aussi parce que la justesse de l’épure est la conséquence des choix théoriques précédemment évoqués.

La première révolution du consentement, au XVIe siècle est, selon l’autrice, « un compromis entre la puissance religieuse et la puissance séculière »   , avec deux innovations : la règle de publicité du mariage (concile de Trente), et le rapt de séduction (qui apparaît pour la première fois avec l’ordonnance royale de Blois en 1579). Entre le XIe et le XIIIe siècle, il faut, selon la volonté de l’Église, échapper au péché de chair pour sauver son âme : dès lors, soit on s’abstiendra de toute sexualité, soit on consentira au mariage (indissoluble) en vue de la procréation. Dès lors, les relations sexuelles hors mariage faisaient parfois l’objet de mariages clandestins (et donc potentiellement de mésalliances). Mais ce monopole de l’Église en matière de mariage est contesté par la puissance séculière, pour laquelle il est une institution majeure de la vie sociale : la sexualité procréatrice est notamment indissociable de la transmission des biens, ce qui renforce l’exigence du consentement des parents. Mais l’Église ne voulant pas revenir sur les mariages clandestins, la société médiévale va trouver un compromis en inventant le « rapt de séduction » : l’Église ne peut alors annuler un mariage que s’il est prouvé qu’il y a eu viol ou rapt. Dès l’instant où le consentement n’est pas libre (c’est le cas si celui des parents n’a pas été donné), le mariage peut être annulé. C’est, selon Irène Théry, une étape majeure vers la sécularisation du mariage et de la civilité sexuelle, civilité entendue comme un système de mœurs et de valeurs par lequel une société met en signification la vie sexuelle par division entre une sexualité permise et une sexualité interdite. La civilité sexuelle touche donc aux traits fondamentaux d’une culture.

La deuxième révolution est celle de la création du mariage civil en 1791. Elle consacre le mariage d’amour et, sous l’influence des penseurs des Lumières, réhabilite (partiellement) la sexualité. Néanmoins, le Code Napoléon met en place un « ordre sexuel matrimonial » dans lequel la dimension du genre devient centrale. Les attentes à l’égard des hommes et des femmes sont profondément différentes : Irène Théry oppose une « sexualité de conquête » à une « sexualité de citadelle »   . Au fond, la société d’ordres mise à bas, demeure « la hiérarchie au cœur des institutions les plus fondamentales (droit politique, droit de la famille), qui oppose le statut de tous les hommes au statut de toutes les femmes »   . Dans la société bourgeoise du XIXe et d’une bonne partie du XXe siècle, la civilité sexuelle aggrave une division des femmes sans équivalent chez les hommes entre celles que l’on épouse et celles dont on jouit sans scrupule. On est en présence d’un principe de sous-responsabilisation des hommes et de sur-responsabilisation des femmes. Il faut insister sur cette dissymétrie sexuée qui, selon Irène Théry, n’aurait pas été correctement perçue par les féministes des années 1970 et, par conséquent, n’aurait pas été réellement mise en cause. Ce point, faut-il le souligner, est important, car c’est cette dissymétrie qui n’a pas toujours permis de déceler le « consentement extorqué ». C’est ce principe d’asymétrie qui va être refusé lors de la troisième révolution du consentement.

Cette dernière, guidée par l’idéal d’égalité des sexes, commence dans les années 1970. C’est le moment où émerge une valeur « éminemment relationnelle : la considération portée à l’autre que soi comme un ou une égale à la fois semblable et différente de soi »   , autrement dit la valeur majeure d’interlocution. Le grand changement, c’est donc l’émergence (dont les prémices se situent dans les années 1930) d’un nouvel idéal de couple liant amour et sexualité, ce qu’Irène Théry nomme le « couple duo », organisé autour de la conversation amoureuse et sexuelle, idéal que partagent hétérosexuels et homosexuels. Dans cette configuration, la norme matrimoniale est totalement bouleversée : se marier ou non, se démarier (n’oublions pas qu’Irène Théry a inventé le suggestif concept de « démariage »), devient une affaire de conscience personnelle. En d’autres termes, le mariage n’est plus l’opérateur séparant sexualité permise et sexualité interdite. Désormais, c’est le consentement à l’acte sexuel qui importe. C’est pourquoi, sans doute, cette troisième révolution transforme radicalement la condition masculine, comme le montre Ivan Jablonka, éditeur du livre d’Irène Théry, dans Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités (Seuil, 2019).

La dissymétrie que nous évoquions, et qui aurait été négligée par les générations précédentes, est désormais fortement contestée par #MeToo   parce que considérée, à juste titre selon nous, comme à l’origine des violences masculines. Mais, l’autrice y insiste, ce mouvement va bien au-delà : il redéfinit l’ensemble des normes d’une « civilité sexuelle ordinaire », fondée sur la valeur du consentement, dans nos démocraties égalitaires. Cette redéfinition, cette « métamorphose des institutions du monde commun », écrit-elle, ne va évidemment pas sans tensions. Et, sur ce point, Irène Théry ne se réfugie pas dans la distance savante, ce qui aurait pu être une tentation compréhensible, tant les passions sont vives. Sa position citoyenne est celle que nous adopterons : il n’est pas contradictoire d’accorder à celles qui dénoncent les violences masculines une « présomption de véracité » et, en même temps, de respecter un principe fondamental du droit, la présomption d’innocence. A condition, toutefois, ajoute-t-elle, que cette dernière ne soit pas dévoyée en principe d’impunité de ces crimes sans témoin que sont les crimes sexuels.

Nous sommes conscient d’avoir laissé dans l’ombre de nombreux aspects de ce livre majeur. Il aurait sans doute fallu évoquer les débats pour demain, comme Irène Théry le fait dans les toutes dernières pages. Mais en avions-nous réellement besoin pour comprendre ce que signifie penser librement ?

 

A lire sur Nonfiction :

Entretien avec Anne Augereau et Christophe Darmangeat, à propos de Aux origines du genre (PUF, 2022)

Entretien avec Christelle Taraud, à propos de Féminicides. Une histoire mondiale (La Découverte, 2022)

Recension de Irène Théry, Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle (Le Seuil, 2022)