Pour retranscrire l'histoire des féminicides, Christelle Taraud a réuni une équipe de 150 autrices et auteurs attachés à livrer un récit précis et circonstancié des violences faites aux femmes.

Depuis la préhistoire, des femmes sont tuées parce qu’elles sont femmes. Les sociétés patriarcales du passé ont organisé leur infériorité juridique et intégré l’idée de leur infériorité politique, économique, sociale, culturelle et symbolique. L’esclavage et la colonisation ont placé les femmes dans un système de domination plus destructeur encore pour elles que pour les hommes. Lors des génocides tels que de celui des Tutsi au Rwanda, les femmes membres des populations persécutées ont été placées dans des situations plus mortifères que les hommes. L’historienne Christelle Taraud propose, avec près de 150 autrices et auteurs aux profils variés, un vaste ouvrage de synthèse sur la question.

Si le programme d’HGGSP n’évoque guère la place des femmes (l’alphabétisation des femmes du XVIe siècle à nos jours), l’historiographie s’est fortement renouvelée sur ce point. La plupart des thèmes (Démocratie, Guerres et paix par exemple) peuvent permettre un Grand Oral amenant à placer les femmes au cœur du sujet : « la place des femmes en Iran », « les femmes, oubliées de la démocratie ? » ou encore « les femmes kurdes contre Daech », parmi de nombreux exemples.

 

Nonfiction.fr : Avec 1 000 pages et près de 150 autrices et auteurs, vous signez un travail titanesque aux éditions La Découverte. Comment est né ce projet et comment a-t-il été construit ?

Christelle Taraud : Ce livre est d’abord né d’une rencontre avec la Présidente des Editions La Découverte, Stéphanie Chevrier, qui me l’a proposé, il y a presque quatre ans, mais cela faisait déjà plusieurs années que j’abordais le thème des féminicides dans le cours que je donne – « Révolutions, guerres, génocides. Violences de femmes, violences contre les femmes, XIXe-XXIe siècles » – dans le programme parisien de Columbia dans lequel j’enseigne depuis 2002. Dans le cadre d’un cycle de conférences sur « Les violences de genre », que j’avais co-organisé au sein du Columbia Global Center in Paris en 2016-2017, nous avions d’ailleurs déjà programmé une séance autour du livre-témoignage – Tu le diras à ma mère (2015) – que l’écrivain congolais, Joseph. E. Mwantuali, avait consacré à « l’histoire vraie de Coco Ramazani » et qui traitait, d’une manière glaçante, de la question des féminicides en République Démocratique du Congo (RDC) sur le versant individuel comme sur celui, plus large, du crime sociétal de masse. C’est dire, donc, que je cheminais depuis longtemps déjà avec ce sujet lorsque Stéphanie Chevrier me propose de coordonner ce livre en 2019.

A partir de mes activités de recherche sur la question du lien entre féminicide et colonialisme, mais aussi du travail bibliographique que j’avais déjà réalisé pour construire mon cours, et en m’appuyant sur la rare mais excellente production française – je pense ici tout particulièrement au livre que Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud ont co-dirigé et publié, On tue une femme, en 2019 –, je me suis lancée dans un vaste chantier de lectures en trois langues (français, anglais et espagnol) pour repérer ce qui, dans la production internationale sur la question, pouvait permettre d’élaborer un livre qui fasse la point sur la question des féminicides en 2022. Au sortir de cette intense période de lectures de plus de six mois, une première esquisse de ce qui allait devenir, Féminicides. Une Histoire Mondiale, est née.

Dès l’origine cependant, plusieurs choses me semblaient nécessaires pour produire une véritable histoire mondiale des féminicides. D’abord, il m’est apparu important que ce livre réunisse, à part égale, des autrices et des auteurs du monde majoritaire (non-occidental) et minoritaire (occidental). Dans mon esprit, il était tout à fait inconcevable qu’un ouvrage comme celui-ci puisse aborder cette thématique sans faire une place égale à des voix venues d'autres continents, d’autant que le concept structurant du livre – le féminicide – a été justement forgé au début des années 1990 au Mexique sous la plume de Marcela Lagarde de Los Rios, intellectuelle et femme politique mexicaine de premier plan. De surcroît, la question des féminicides étant planétaire, il fallait bien évidemment la traiter de manière globale, en se dissociant, autant que faire se peut, d’une vision franco-centrée ou européano-centrée. C’est pourquoi j’ai souhaité que des grandes voix féminines du monde majoritaire structurent le livre : de l’introduction de la Tunisienne Dalenda Larguèche aux conclusions de l’Argentine Rita Laura Segato et de la Malienne Aminata Dramane Traoré. Mais, au sein même du monde minoritaire (le nôtre donc), une attention particulière a été accordée aux travaux que je qualifie d'"hétérodoxes" parce qu'ils permettent de repenser totalement et radicalement notre monde commun - comme ceux de Silvia Federici – ainsi qu’aux voix qui sont généralement peu entendues et peu écoutées, en particulier celles des chercheuses issues de minorités en général silenciées ou marginalisées, qu’il s’agisse de femmes en situation de handicap, de femmes transgenres ou bien encore de femmes racisées, pour ne prendre que trois catégories très révélatrices de cet état de fait.

Au-delà de cet aspect qui touche essentiellement le monde académique, qui était pour moi, on l’aura compris, un préalable à la production d’une véritable histoire mondiale, il m’est aussi très vite apparu que l’analyse scientifique, à elle-seule, ne pouvait rendre compte de la pluralité des violences subies par les femmes depuis les temps les plus anciens et qu’il fallait, pour en donner une lecture à la fois complexe et subtile, faire converser d’autres expertises avec l’expertise scientifique. Le livre est ainsi organisé autour d’un dialogue fécond entre des analyses académiques, militantes, journalistiques et artistiques. Selon moi, le travail des artistes est essentiel et l’adjonction de leurs œuvres à l’ouvrage n’a pas du tout valeur illustrative. Les œuvres d’art étant un langage à part entière, il était tout à fait évident pour moi que les artistes devaient pouvoir expliciter leur travail. A chaque fois que cela a été possible, elles et ils ont donc produit des textes accompagnant leurs œuvres, à l’image de la plasticienne franco-marocaine Souad El Maysour, qui dans ses « Erosions » traite de la question de l’esclavage des femmes noires dans l’histoire du Maroc, en travaillant sur ses traces dans la société d’aujourd’hui. Enfin, comment élaborer un livre comme celui-ci sans faire toute leur place aux victimes de féminicides – où à leurs proches quand celles-ci ont été tuées ou ont disparu.

Féminicides. Une Histoire Mondiale est donc un objet hybride qui repose sur un équilibre ténu entre les périodes et les continents, entre les documents convoqués – archives commentées, extraits de littératures diverses (roman, poème, chanson), œuvres d’art… – et les voix qui s’expriment.

 

Vous êtes une historienne spécialisée dans les sociétés coloniales, et plus particulièrement la prostitution en situation coloniale (La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Payot, 2009 [2003]). Vous présentez votre travail comme un acte militant (nous renvoyons vers votre précédent entretien de 2011) mais votre approche est résolument scientifique, comme en témoigne le nombre de travaux mobilisés. Comment parvient-on à trouver l’équilibre entre les deux approches ?

Il ne s’agit pas d’équilibre mais d’une façon différente de chercher, de regarder et donc de trouver et d’interpréter. Pour moi les sciences humaines n’ont pas seulement vocation à analyser les sociétés de manière distanciée et supposément objective, mais aussi à les transformer. En ce sens, elles sont puissamment politiques et performatives, simultanément outils de compréhension, de luttes et de résistances. Par ailleurs, nos disciplines ont une histoire qui, jusqu’aux années 1970, était produite exclusivement par des hommes en situation d’autorité et de pouvoir académiques, comme si cela n’avait aucun impact sur le récit élaboré en particulier quand ceux-ci racontaient l’histoire d’un pays ou, plus encore, l’histoire commune de l’humanité, comme le montre le moindre détour, jusqu’à une date récente, par l’historiographie de la préhistoire : ce que démontrent clairement les travaux de la paléontologue et historienne Claudine Cohen, en particulier Femmes de la préhistoire, mais aussi la mise en perspective « Et avant l’histoire ? », rédigée par elle pour Féminicides. Une Histoire Mondiale.

Quant à la question de la place des femmes dans l’histoire – dont l’historienne Michelle Perrot a été une pionnière en France au travers de l’œuvre collective qu’elle a dirigée dans les années 1990, L’histoire des femmes en Occident – et à celle du « féminicide historiographique » – thème longuement abordé dans notre ouvrage au travers du remarquable travail de l’historienne Eliane Viennot, en particulier les quatre tomes qu’elle a consacré à La France, les femmes et le pouvoir – elle montre bien à quel point nos disciplines – l’histoire comme les autres sciences humaines et sociales – sont, en réalité, profondément instrumentalisées au profit d’un discours idéologique dominant et masculin se présentant comme « neutre » et « objectif » et se parant du qualificatif d’« universel ». Un discours lui-même produit de régimes patriarcaux qui, presque partout et toujours, ont accaparé le savoir/pouvoir au détriment des femmes, de leurs rôles, de leurs places et de leurs expertises. Ce que l’historienne des sciences états-unienne, Margaret W. Rossiter, conceptualise, en 1993, sous l’appellation d’« effet Matilda », mais que nombre de grandes penseuses féministes telles Monique Wittig, Christine Delphy, Colette Guillaumin, Donna Haraway, Kimberlé Crenshaw, Rita Laura Segato, Silvia Federici, Judith Butler – pour n’en citer que quelques-unes – avaient déjà largement articulé et documenté dans leurs recherches respectives depuis les années 1970.

Aussi pour moi, les sciences humaines, comme leur nom l’indique clairement, sont des organismes vivants, elles sont aussi situées que celles et ceux qui les produisent. La question est donc de savoir quel discours vous souhaitez élaborer – puisque toutes les chercheuses et tous les chercheurs travaillent globalement avec les mêmes outils, à partir de sources communes, et en suivant les mêmes règles déontologiques et méthodologiques – et au service de quel projet de société. Je suis, comme Catherine Coquery-Vidrovitch, autrice du livre, et bien d’autres avant elle et après elle, une historienne engagée. Je n’avance pas masquée. Je dis clairement que, pour moi, travail scientifique et projet politique sont intrinsèquement liés. Ce qui n’empêche nullement, évidemment, la production d’un savoir articulé, documenté et référencé.

 

A la lecture de votre ouvrage, deux mots ressortent : enracinement et banalité. Enracinement, car l’étude des sépultures révèle des morts particulièrement violentes et en grand nombre parmi les femmes et les enfants dès le Néolithique. Banalité, parce que tout au long de l’histoire, le féminicide reste très répandu dans toutes les sociétés, y compris dans celles où il est condamné. Comment expliquez-vous cette constance au fil de l’histoire ?

L’archéologie et l’anthropologie féministes font en effet désormais remonter au Néolithique – au moins – la discrimination contre les femmes, qui est sans doute la première dans l’histoire de l’humanité et la racine de toutes les autres. Même s’il est très compliqué, comme l’explique bien la paléontologue et historienne Claudine Cohen dans l’ouvrage, de tirer des modèles interprétatifs définitifs à partir de traces archéologiques, les choses semblent se jouer lorsque les sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui étaient endogames et dénuées du tabou de l’inceste, ont dû traverser des périodes troublées. Face à une crise climatique ou à une guerre de clans, les chasseurs-cueilleurs pratiquaient l’infanticide, en particulier celui des filles. Mais, une fois la crise passée, des conflits émergeaient, moins pour les ressources alimentaires, que globalement ces groupes maîtrisaient plutôt bien, que pour les femmes qui venaient à manquer et dont ils avaient un besoin crucial pour se renouveler et se développer. C’est ce qui a donné naissance à l’exogamie, qu’accompagne le tabou de l’inceste : les premiers raids exercés en-dehors du groupe ont ainsi souvent eu pour but de razzier des femmes et des petites filles. Et ceci est valable pour presque toutes les sociétés, y compris celles qui sont présentées, encore aujourd’hui, comme les plus égalitaires – à l’image des Conibo du bassin du Rio Ucayali – comme le montre fort bien le livre de Catherine M. Cameron, Captives. How Stolen People Changed the World. Il est tout à fait probable que ce premier substrat inégalitaire ait été constitué à partir des régimes de force qui se mettent en place, sur le temps long, du Paléolithique au Néolithique, qui en est cependant une étape cruciale.

Avec la sédentarisation, en effet, c’est l’ensemble du vivant qui se trouve domestiqué : paysages, animaux, plantes, mais aussi êtres humains, dont l’organisation socio-économique apparaît de plus en plus genrée. Alors qu’il y avait auparavant des femmes qui chassaient et guerroyaient, qui peignaient et avaient un rôle central dans les cultes, elles sont de plus en plus exclues des activités dites masculines, réduites à leur ventre et au foyer. C’est alors que les régimes patriarcaux de « basse intensité » – pour reprendre une expression fondatrice de la pensée de Rita Laura Segato –, reposant sur une matrice duale et inégalitaire mais où la complémentarité des sexes est valorisée si les femmes ne dérogent pas à la féminité telle qu’elle est alors définie par les hommes de leurs sociétés, se massifient et se généralisent sur la planète, au détriment d’autres formes d’organisations sociétales comme la matrilinéarité ou la matrilocalité. Dans ce processus qui traverse les sociétés protohistoriques ainsi que les premières sociétés historiques, ce que l’on voit à l’œuvre, c’est la naissance d’un système généralisé d’écrasement des femmes, qui repose sur l’accaparement de toutes les formes de pouvoir par les hommes, y compris le pouvoir sur la vie qui appartenait jusque-là aux femmes du fait qu’elles contrôlaient les naissances et portaient les enfants.

Sur le continent européen, dès l’Antiquité, tant les Grecs que les Romains mettent en place des systèmes dans lesquels la domination masculine est un ressort central. Mais l’Empire romain, du fait de sa nature impérialiste, impose une première globalisation du modèle patriarcal imprégnant des mythologies, des religions et des modèles sociétaux à l’origine extrêmement diversifiés. La naissance du capitalisme industriel et les grandes colonisations européennes, qui débutent avec le XVIe siècle, lancent une deuxième phase de globalisation : de duale, la matrice patriarcale devient binaire, et va désormais opposer le masculin et le féminin de manière stricte et quasi ontologique. L'un des effets les plus délétères de cette évolution sera les grandes chasses aux « sorcières » que l'Europe a connues au XVIIe siècle, comme l'explique très bien l'historienne italienne Silvia Federici dans l’introduction de la première partie du livre, mais aussi dans ses remarquables travaux, en particulier Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive (2004) et Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide (2021).

 

Les femmes sont placées dans une position d’infériorité par les textes religieux, à l’image de la première épître aux Corinthiens, que vous reproduisez : « Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme mais la femme de l’homme ». Dans quelle mesure, les religions ont-elles contribué au maintien de la société patriarcale ?

Dans toutes les sociétés humaines, probablement dès l’origine de notre espèce, la question spirituelle et religieuse a été centrale. Mais là comme ailleurs, les hommes ont progressivement accaparé le pouvoir. Ce qui valait déjà dans nombre de cultes « païens » et de religions « traditionnelles » – comme le démontre clairement l'analyse des cosmogonies et mythologies présentes sur les cinq continents, dont certaines sont traitées dans l’ouvrage – ainsi que dans l’indouisme ou le bouddhisme, a été encore accentué par la naissance des trois religions du livre : judaïsme, christianisme et islam.

Dans de nombreux endroits du monde, les dieux sont d’ailleurs en haut de la hiérarchie et priment sur les déesses. Dans le polythéisme gréco-romain, trois maîtres dirigent les cieux ou l’Olympe (Zeus/Jupiter), les océans et les mers (Poséidon/Neptune) et les mondes souterrains ou les enfers (Hadès/Pluton). Dans les cultes germaniques et nordiques, on sait l’importance d’Odin. Quant aux Egyptiens, ils révèrent plus que tout autre dieu, Amon-Ré… Les cultes réservés, dès la préhistoire, aux grandes déesses (ou déesses-mères, primordiales) que l’on retrouvait encore de manière résiduelle dans les sociétés historiques patriarcales de basse intensité – comme en atteste par exemple, dans la religiosité celte, la légende arthurienne sur fond de conflit avec une religion chrétienne de plus en plus hégémonique – vont peu à peu laisser place à des religions de plus en plus masculinistes, qui accompagnent le développement de régimes patriarcaux de forte intensité (je pense par exemple aux rôles du christianisme et de l’islam dans la conquête de vastes empires par exemple).

Aussi, on ne s’étonne guère de voir les monothéismes affirmer que « Dieu est un Homme », qui délègue à des hommes le soin de répandre sa parole et ses lois en les interprétant à leurs bénéfices. Ainsi, le judaïsme, le christianisme et l’islam sont-ils tous les trois incarnés par des prophètes et des envoyés masculins (Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet pour le dire vite) qui disent la parole divine au masculin en confortant, au passage, la domination masculine. En ce sens, on peut dire que la religion fonde ici l’autorité du patriarcat. C’est ce que montre très bien le passage de saint Paul que vous citez. C’est pourquoi j’ai souhaité republier l’article de l’historienne Rosine Lambin sur « Paul, la domination masculine et le voile des femmes » dans la quatrième partie du livre consacrée aux liens entre masculinismes et féminicides. Cette partie est introduite par la professeure de psychologie sociale italienne Patrizia Romito, dont le livre Un silence de mortes. La violence masculine occultée (2006) m’avait, à l’époque de sa lecture, considérablement impressionnée et terriblement choquée.

La domination des hommes dans le domaine religieux est cependant remise en cause aujourd’hui par des théologiennes féministes qui contestent l’interprétation masculiniste des textes fondateurs et soulignent le caractère patriarcal des dogmes. Leurs relectures fécondes, à l’œuvre pour les trois religions du livre, s’accompagnent aussi d’une remise en cause de la masculinité de l’apostolat. Et l’on voit enfin émerger une prédication au féminin qui repose sur une toute autre lecture religieuse où la question de l’inclusivité et de l’égalité, en particulier entre les femmes et les hommes (dans les textes, dans les pratiques, dans les lieux de cultes…) est clairement posée. En France, on trouve ainsi des rabbines, comme Delphine Horvilleur, des imames, telle Kahina Balhoul, ou bien encore des pasteures protestantes… mais toujours pas de prêtresses catholiques. Ce qui est très révélateur de la place du masculin dans les institutions de l'Eglise, qui repose dès son origine sur l’inégalité des sexes.

 

A propos de l'époque coloniale, vous écrivez que dans les colonies « la domination masculine s’exerçait avec encore plus de rigueur que dans les métropoles coloniales » (p.187). Dans quelle mesure, la situation coloniale aggrave-t-elle la condition des femmes ?

Dans les raids, les razzias, les guerres ou les conquêtes, ce sont, partout et toujours, les femmes et les fillettes qu’on s’approprie en premier. Cela vaut aussi bien dans l’histoire de l’esclavage que dans celle de l’expansionnisme britannique aux Indes, français au Maghreb ou bien japonais en Asie (avec les esclaves sexuelles de l’armée impériale). Viol des territoires et viol des femmes vont de pair, et ceci depuis des temps très anciens, comme le montre bien le livre sur la très longue durée historique. C’est pourquoi, selon moi, la femme peut être considérée comme « la première colonie » de l’humanité : son corps devenant un territoire que l’homme cherche à s’accaparer pour « croître et multiplier », selon l’expression consacrée. De nombreux exemples attestent de cette terrible réalité dans le passé des sociétés historiques, y compris au travers d’épisodes légendaires, à l’image de l’enlèvement des Sabines : les Romains s’emparent « d’utérus sur pattes » pour peupler la terre qu’ils viennent de conquérir avec des fils de leur sang. Dans les régimes patriarcaux, en effet, la filiation par la mère est éradiquée au profit de celle, sanctuarisée dans le nom, les titres, le statut, le patrimoine, du père.

C’est la même logique qui concourt à la généralisation des esclaves sexuelles et/ou domestiques dans le cadre de la traite orientale où la proportion de femmes est sidérante. Dans le cadre de la traite atlantique – phénomène consubstantiellement lié à la naissance des empires coloniaux européens de l’époque moderne – où l’on ne se souciait pas d’abord de la reproduction des esclaves in situ en raison des arrivées régulières de « main d’œuvre », le dressage des femmes était lié à l’exercice d’une violence sexuelle systématique. Lorsque la traite sera interdite au XIXe siècle et que la question de la reproduction des esclaves se posera, dans les plantations d’Amérique et de Caraïbe, on fera alors peser sur la mère seule le poids de l’hérédité du statut servile, puisque c’est par elle que l’enfant deviendra automatiquement esclave, a contrario de ce qui se passe dans la traite orientale où l’enfant est libre si le père l’est. Si bien que les femmes esclaves des Amériques seront nombreuses à refuser d’enfanter et à avoir recours aux méthodes abortives et à l’infanticide.

Dans le cadre des colonisations européennes des XIXe siècle et XXe siècle, les Européens – qui avaient jusque-là privilégié les « unions à la mode du pays » avec des femmes du cru donnant ainsi naissance à de véritables sociétés de métissages à partir des premières sociétés de contact constituées dès le XVe siècle – n'ont pas souhaité, notamment à cause du racisme scientifique et de la ségrégation raciale (légale ou de fait), épouser des femmes colonisées. Mais ils en ont quand même « réservé » une partie à leur consommation sexuelle. Pour cela, il fallait mettre en place un système permettant l'accaparement légal de ces femmes. Vainqueurs incontestables des guerres de conquête et de pacification, les Européens considéraient avoir un « droit sexuel » sur les colonisées, mais, dans le même temps, du fait d’une compétition féroce entre le patriarcat de forte intensité qu’ils incarnaient (produit du pouvoir colonial en tant que régime de force) et les patriarcats de basse intensité (issus des mondes masculins colonisés) qui lui résistaient, l’accès à toutes les femmes était impossible. C’est pourquoi ont été négociées, entre hommes, quelles femmes seraient « sacrifiées » à la mixité sexuelle. Ceci a conduit à la mise en place d’un système de régulation coercitif pour s’assurer de contrôler le processus. C’est ainsi que le système réglementariste est né. Les relations sexuelles mixtes ont été canalisées dans un espace qui n'était pas jugé problématique, puisqu’il concernait des femmes déjà « dégradées » (anciennes esclaves, courtisanes, prostituées…) par les hommes des deux sociétés.

 

Le féminicide n’appartient pas au passé et votre introduction donne le vertige par ses chiffres : 10 Mexicaines meurent chaque jour de la violence machiste (en 2020), une Italienne tous les trois jours (en 2016), alors que 220 000 Françaises subissent des violences conjugales chaque année. La question peut paraître inepte, mais comment peut-on lutter contre les féminicides ?

Si le féminicide, y compris dans sa dimension individuelle et privée, a été pris en compte si tardivement dans nos sociétés européennes et occidentales, c'est que celui-ci brise la mythologie de l'égalité homme-femme sur laquelle nombre de nos pays se sont (re)construits, en particulier depuis les années 1970. Prendre à bras le corps le continuum féminicidaire, c'est comprendre que l'on ne réglera pas la question du féminicide en restant sur le versant répressif. L'exemple espagnol montre que la politique répressive est essentielle, mais qu'à elle seule, elle ne résoudra pas le problème, car ce que le continuum féminicidaire éclaire, c'est que le meurtre individuel est toujours le produit d'un assassinat collectif. C'est-à-dire que le fait de tuer une femme parce qu'elle est une femme – ce qui est un acte de haine autant qu'un crime de propriétaire – est « préparé » au sein de la société par toute une série d'actes anti-femmes qui, même s’ils ne sont pas tous à mettre au même niveau, participent tous d'une même violence. C'est cela que j'appelle le continuum féminicidaire. Et la seule manière de résoudre ces crimes, c'est d'affronter la réalité polymorphe de ce continuum, qui englobe le harcèlement sexuel, la culture du viol et de l’inceste, la prostitution forcée, la lesbophobie, la transphobie, le mariage précoce et forcé, l'interdiction de l'IVG, les foeticides et infanticides de filles en masse... la liste est bien longue malheureusement. Sans cela, on ne mettra en place que des demi-mesures dont les effets seront nécessairement limités dans le temps et l'espace. Le crime est total, la prise de conscience doit l'être aussi, ainsi que la riposte. C'est l'un des objectifs du livre, de riposter...

Je crois en effet que nous sommes arrivés à un tournant : nous devons choisir quel sera le projet humain de ce millénaire que nous entamons si mal, et la dimension des rapports hommes-femmes y est essentielle. Sortirons-nous, oui ou non, de ce que Laura Rita Segato appelle, la « préhistoire patriarcale de l’humanité » ? Ce projet commun peut cependant revêtir des nuances d’un continent à l’autre, ou susciter des hybridations. La modernité occidentale n’est pas un modèle achevé, on peut vouloir y piocher certaines choses et en laissant tomber d’autres. Autrement dit, si le problème est global, la solution ne l’est pas forcément. Imaginer qu’il y a plusieurs façons de voir le monde, des vérités transitoires et contextualisées adossées à des subjectivités labiles et critiques, c’est peut-être aussi cela la politique et la science des femmes.

Nombre d'hommes, y compris dans le livre, sont par ailleurs d'accord avec le projet politique de sortie du patriarcat. Le travail que nous devons mener, tant individuellement que collectivement, est donc double. La sororité renforcée, que l'écrivaine et la femme politique malienne Aminata Traoré appelle de ses vœux dans la conclusion du livre, est essentielle. Une sororité horizontale, inclusive et égalitaire, qui constitue une communauté de résistance des femmes à l'échelle planétaire. C'est cette communauté de résistance qui lie des femmes entre elles, d'un bout à l'autre du globe, que le livre met prioritairement en lumière. Mais la sororité peut aussi, dans un second temps, faire une place aux hommes de bonne volonté et ils sont nombreux – s'ils acceptent d'abandonner les privilèges du mandat masculin, de tourner le dos à la masculinité hégémonique et de s'engager dans la construction d'un monde qui fasse toute sa place à notre humanité commune.

 

Vous dédicacez votre livre à la poétesse mexicaine Susana Chávez, assassinée en 2011. Qui était-elle ?

Susana Chávez était une poétesse et une activiste féministe mexicaine. Elle est l’autrice de la phrase « Ni una mujer menos, ni una muerta más » (« Pas une femme de moins, pas une morte de plus »), qui a symbolisé le mouvement contre les féminicides de masse que la zone frontalière entre le Mexique et les Etats-Unis a connu à partir des années 1990, en particulier la ville de Ciudad Juarez, « la ville où l’on tue les femmes ». Brutalement assassinée en 2011, elle incarne, d’une manière paradigmatique, la violence systémique contre les femmes au Mexique et ailleurs. Victime de la haine sexiste, Susana Chávez n’en était pas moins aussi une résistante. Et c’est sur cette idée que je voudrais terminer ce long entretien, car Féminicides. Une Histoire Mondiale n’est ni un livre victimaire, ni un ouvrage misérabiliste. C’est un livre-manifeste – scientifique et politique – dont l’objectif est de construire un autre monde plus respirable pour toutes et tous.

 

A lire sur Nonfiction :

Entretien avec Anne Augereau et Christophe Darmangeat, à propos de Aux origines du genre (PUF, 2022)

Entretien avec Christelle Taraud, à propos de Féminicides. Une histoire mondiale (La Découverte, 2022)

Recension de Irène Théry, Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle (Le Seuil, 2022)