Les gacaca ont permis de juger une partie des Rwandais ayant participé au génocide des Tutsi à l'échelle du village. Hélène Dumas revient sur cette institution et la parole des orphelins du génocide.

Hélène Dumas* présente ici sur les tribunaux gacaca ayant permis de juger une partie des responsables du génocide des Tutsi à l’échelle locale. Ils apparaissent à la fois comme une réponse au nombre de personnes impliquées dans le processus génocidaire mais aussi au fait que tueurs et victimes continuent à vivre ensemble au lendemain du génocide. L’historienne a rédigé sa thèse en s’appuyant en grande partie sur les audiences des procès gacaca, sources qui nous plongent au cœur du génocide. Les gacaca sont étudiés dans le cadre du thème 3 de Terminale « Histoire et mémoires des conflits ». Il s’agit pour les lycéens de comprendre le rôle de la justice pour éventuellement apaiser les mémoires et rétablir la paix.

 

Nonfiction.fr : Votre thèse soutenue en 2013 et le livre qui en est issu (Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014) s’appuient en grande partie sur les audiences des gacaca. Votre objectif était d’aborder le génocide à l’échelle de la colline. Comment avez-vous eu accès à ces documents exceptionnels et étaient-ils tous en kinyarwanda ?

Hélène Dumas : L’essentiel de mes sources a été constitué sur place, au cours des observations des audiences gacaca. Munie d’une autorisation officielle, il m’a été possible d’enregistrer les débats. Il me semblait indispensable de pouvoir revenir à la version originelle en kinyarwanda et de ne pas dépendre exclusivement de la traduction simultanée au moment des audiences. Par ailleurs, les archives sonores permettaient aussi de restituer la dimension vivante des procès, avec ses silences, l’expression des affects et les interactions. Toutes les gacaca se sont déroulées dans la langue nationale rwandaise, le kinyarwanda, parlée par l’ensemble des habitants. C’est en assistant aux procès gacaca que j’ai eu une conscience aiguë de la nécessité de travailler avec le kinyarwanda sans me contenter du filtre d’un unique traducteur, quand bien même celui-ci serait très talentueux. Il faut pouvoir être suffisamment autonome dans la langue pour repérer les manières de dire la gestuelle de l’extermination, les mots du racisme et de la dégradation.

 

Vous rejetez le terme de « justice traditionnelle » pour qualifier les gacaca. S’agirait-il davantage d’une justice adaptée à ce génocide de proximité et complémentaire du tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha ?

D’abord, le terme « tradition » renvoie à un passé anhistorique et le Rwanda, comme toutes les sociétés du monde n’est pas demeuré dans une immuabilité séculaire avant la colonisation. En outre, pendant le mandat belge qui débute en 1922, d’importantes réformes ont profondément bouleversé les structures politiques du pays et le système judiciaire n’a pas échappé à la volonté coloniale de transformation si bien que les principaux informateurs sur la justice interrogés sur les gacaca après le génocide étaient en fait des juges issus du « cadre indigène ». L’argument de la tradition doit se comprendre essentiellement dans la perspective politique de l’après-coup où il s’agissait de puiser dans la culture et l’histoire rwandaise – quitte à la mythifier – pour trouver une solution aux défis posés par la catastrophe de 1994. Dans les travaux préparatoires à la mise en place de ce système judiciaire inédit, ressort de manière dominante la volonté de « ramener le crime à l’échelle où il a été commis », c’est-à-dire sur les collines, au cœur des voisinages. Soulignons que l’idée ne s’est pas imposée sans provoquer des réticences voire de franches oppositions, certains craignant l’incompétence de non-juristes pour traiter le contentieux quand les rescapés redoutaient une forme d’amnistie déguisée.

Le génocide des Tutsi fut le plus massivement et le plus diversement jugé. En effet, les gacaca ont fonctionné parallèlement au Tribunal pénal international pour le Rwanda institué par les Nations Unies en novembre 1994 qui est régit par des règles et des procédures très différentes. Il faudrait ajouter ici les juridictions nationales des États-tiers qui désormais ont la charge de poursuivre et juger les suspects résidant sur leur sol au nom de la « compétence universelle. »

Quand les gacaca représentent une forme de justice profondément ancrées dans le temps, l’espace et les mondes sociaux et affectifs du génocide, les autres juridictions reposent sur un principe de distance à l’événement et à ses acteurs.

 

À partir de ces archives, vous avez été confrontée à des scènes terribles : des femmes qui dénoncent leur mari, des infanticides et la systématisation du viol. Comment en tant qu’historienne et femme vous êtes-vous préservée de ces témoignages de l’horreur ?

À l’inverse de l’image d’Épinal d’une palabre réconciliatrice, les procès ont levé le voile sur les logiques implacables de l’extermination. Si je n’ai pas été confrontée directement aux récits de viol puisque les audiences avaient lieu à huis-clos, les débats n’ont rien épargné de la cruauté avec laquelle les massacres ont été commis.

Aucune stratégie définie à l’avance ne préserve de la confrontation avec un événement d’une telle puissance mortifère. Il me semble qu’il faut d’ailleurs accepter d’être traversée par la violence des récits et par la souffrance de ceux qui les portent. La « participation affective » du chercheur, pour reprendre les mots de Germaine Tillion, aiguise selon moi l’attention scientifique. Plus qu’une objectivité postulée, il me semble qu’il faut assumer une forme de subjectivité en en exposant les ressorts. L’idée selon laquelle l’émotion constituerait un écran à la compréhension me paraît ressortir du cliché plutôt que d’un impératif scientifique. Nous ne sommes pas des entomologistes et un témoignage terrible n’est pas équivalent à un autre. Il me paraît dangereux sur le plan éthique et stérile sur le plan scientifique de développer une forme « d’accoutumance » aux récits de violence et de cruauté. Et ce d’autant plus que pendant le génocide des Tutsi, celles-ci ont revêtu des formes extrêmes qui ont inscrit le racisme sur le corps des victimes. Refuser de voir les manières de tuer, c’est s’empêcher de comprendre le génocide comme l’écrivait déjà en 1995 l’historien José Kagabo.

 

Près de 2 millions de dossiers ont été traités par les gacaca entre 2002 et 2012. Pourtant, beaucoup de fonctionnaires étaient morts ou en exil après le génocide alors que les prisons ne disposaient pas de la place nécessaire pour accueillir l’ensemble des personnes ayant pris part au génocide. Qui était le personnel encadrant ces tribunaux et quelles peines ont été prononcées ?

C’est dans un pays dénué de toutes ressources économiques et humaines que s’est peu à peu bâtie la politique judiciaire. Il faut consentir un réel effort d’imagination pour tenter d’approcher cet état de dénuement extrême : les ministères sont abrités dans des bâtiments ouverts aux quatre vents, sans papier, sans équipement, sans moyen de locomotion et sans électricité. En 1995, seuls 400 fonctionnaires étaient rattachés au ministère de la Justice ou aux parquets. À ce premier élément s’ajoute le vide juridique dans lequel se trouvent les acteurs du système judiciaire. Aucune loi n’existe alors pour réprimer le crime qui venait d’être commis. La première loi organisant les poursuites et le jugement des accusés date du 30 août 1996 et c’est sur son fondement que furent conduites les premières enquêtes et les premiers procès par les juridictions classiques. Les gacaca ne prirent donc en charge le contentieux lié au génocide que plus tard. La sévérité des peines prononcées dans l’immédiat après-coup témoigne de la tension régnant alors dans le pays. Selon les données recueillies par une ONG de défense des droits humains, le taux de condamnations à mort prononcées par les tribunaux rwandais en 1997 et 1998 s’élève à 30%. À la même période, le Rwanda détient le record mondial de densité carcérale, le nombre des prisonniers atteignant plus de 120 000.

Les gacaca quant à elles ne pourront infliger une sanction aussi sévère puisque la peine de mort a été abolie en 2007. Ces juridictions gacaca comprenaient un siège de juges inyangamugayo (intègres), élus pour leur immense majorité en 2001. Plusieurs conditions furent posées à leur élection : ne pas avoir, d’une quelconque manière, pris part aux massacres et ne pas appartenir au corps de la magistrature ni même, plus largement, aux professions liées à l’exercice du droit. Des citoyens ordinaires ont ainsi eu à juger très souvent leurs anciens voisins sur les collines mêmes où les tueries avaient été exécutées.

À mesure que le processus gacaca s’est implanté dans le paysage hebdomadaire des collines, l’échelle des peines fut infléchie en faveur de sanctions alternatives à l’incarcération, comme les travaux d’intérêt général (TIG) ou les sursis, introduits par une loi de 2007. Le sort des accusés dépendait de la gravité du crime ainsi que du caractère circonstancié et sincère des aveux.

 

Un quart de siècle après le génocide des Tutsi comment la société vit-elle avec ce traumatisme ? Ces tribunaux ont-ils contribué à rétablir la paix sur les collines ?

Le génocide des Tutsi représente un événement matriciel à partir duquel une nouvelle tentative de définition de la citoyenneté est née. Aujourd’hui les référents identitaires « Hutu » et « Tutsi » sont exclus de la vie publique pour céder la place à un discours fondé sur l’unité nationale rwandaise. C’est la voie politique suivie par le gouvernement rwandais depuis la fin du génocide pour bâtir la reconstruction du pays. Ce processus s’inscrit dans le temps long, les décennies d’idéologie raciste et discriminatoire du système colonial puis des deux régimes post-coloniaux ne pouvant être abolis aussi rapidement. La société rwandaise d’aujourd’hui est marquée par la diversité des expériences historiques. D’abord, soulignons l’importance du renouvellement démographique : plus de la moitié de la population rwandaise a moins de 25 ans et n’a, par conséquent, pas été contemporaine du génocide. Certes les héritages familiaux pèsent lourds, mais le rapport à l’événement s’en trouve néanmoins radicalement modifié. Ensuite, il faut se garder d’une lecture « ethnique » où ce serait « les Hutu » et « les Tutsi » qui seraient enjoints de se « réconcilier ». Au sein de ces catégories, les trajectoires ne sont pas homogènes, loin s’en faut. Bien des Hutu ont risqué leur vie pour sauver des victimes pendant le génocide et sont aujourd’hui étroitement associés aux sociabilités survivantes comme les activités de commémoration par exemple. Je pense ici à la figure de Damas Gisimba qui, avec son frère et son épouse, a sauvé près de 300 enfants et une centaine d’adultes dans son orphelinat. Aujourd’hui, il est le père de ces enfants rescapés, tenant ce rôle central du chef de famille dans les mariages et organisant chaque année une cérémonie de commémoration dans son centre à Kigali. Parallèlement, tous les Tutsi ne sont pas des survivants du génocide de 1994, plusieurs centaines de milliers d’entre eux étant rentrés de leur exil ou de celui de leurs parents contraints de quitter le Rwanda dans les années 1960. Ce simple rappel montre combien le simplisme des lectures « ethniques » binaires fait bon marché de la complexité de l’histoire du pays.

Le Rwanda a accompli son œuvre de justice avec les gacaca. Il reste néanmoins très délicat d’apporter une réponse générale sur les conséquences sociales, familiales et intimes des procès. On ne dispose guère d’études qui permettraient d’observer les modalités par lesquelles les communautés vivent cet après-coup judiciaire. Ce serait d’ailleurs une piste de recherche extrêmement intéressante à explorer.

 

Vous publiez un livre consacré aux enfants dans le génocide (Sans ciel, ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte, 2020). Est-ce une façon pour vous de poursuivre votre approche du génocide à l’échelle locale ?

C’est un travail qui repose sur des sources et des questionnements très différents même si l’approche par l’échelle « micro » demeure dominante. Le livre est avant tout le fruit d’une rencontre avec un corpus extraordinaire constitué d’une centaine de témoignages écrits d’enfants survivants du génocide. Rédigés en kinyarwanda douze ans après le génocide, ils permettent d’approcher au plus près l’expérience des massacres à partir de ceux qui en furent les victimes. Depuis quelques années, je m’intéresse à l’histoire longue des victimes et des survivants du génocide, en amont comme en aval de la rupture radicale de 1994. Ces archives d’une valeur inestimable restituent à l’échelle des subjectivités une histoire incarnée du génocide, ici par la voix d’enfants. Je souscris à l’idée proposée par Gaël Faye, l’auteur du roman Petit Pays, qui parle du « regard microscopique » de l’enfance. Les enfants racontent par le menu les scènes atroces auxquelles ils furent confrontés, ils disent avec une application terrifiante l’inversion radicale de leur monde où les adultes deviennent impuissants à les protéger ou se muent en menace mortelle. L’attention au détail fait également de ce corpus une source incomparable pour comprendre les mécanismes locaux du génocide. Les textes sont en effet saturés de descriptions des mots et de la gestuelle de la cruauté et de la mise à mort. Contrairement à une idée reçue, les tueurs ne détiennent pas à eux seuls le « secret » ou le « mystère » de leurs actes quand les victimes, elles, seraient demeurées terrées dans leurs cachettes pendant toute la durée des massacres, sans aucune interaction avec les assassins. En somme, les récits des victimes seraient redevables des seuls discours de la déploration et de la commisération, sans qu’ils puissent être considérés comme une source historique véritable. Or, les textes à partir desquels s’est construit le livre montrent, me semble-t-il, la puissance heuristique d’une source produite par des victimes ; un type de sources indispensables à l’écriture de l’histoire générale du génocide des Tutsi.

 

* L’interviewée : Hélène Dumas est historienne, chargée de recherche au CNRS (CESPRA-EHESS) et enseignante à Sciences Po. Ses travaux portent sur l’histoire du génocide des Tutsi dans une perspective d’anthropologie historique. Après une enquête conduite sur les dynamiques d’engagement dans les massacres à partir de l’observation des audiences gacaca, elle s’intéresse à l’histoire au long cours des victimes et des survivants du génocide, en amont comme en aval du génocide de 1994.

 

Pour compléter :

- Hélène Dumas, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2013.

- Hélène Dumas, "Banalisation, révision et négation : la "réécriture" de l'histoire du génocide des Tutsi", Esprit, 2010/5, p. 85-102.

- Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Pierre Chrétien et Hélène Dumas, "Le génocide des Tutsi rwandais, 1994 : revenir à l'histoire", Le Débat, 2011/5, n°167, p. 61-71.

- Florent Piton, Le génocide des Tutsi au Rwanda, Paris, La Découverte, 2018.

- Entretien avec Florent Piton, « Pour une Histoire globale du génocide des Tutsi », Nonfiction.fr, mai 2019.