Une synthèse qui replace le génocide des Tutsi dans un temps long, offrant à son lecteur une parfaite compréhension de l’extermination programmée de 1994.

* Cette recension est accompagnée d'un entretien avec l'auteur.

 

« Près des trois quarts des victimes ont été tuées sur leur colline ou dans leur maison : le génocide des Tutsi fut un génocide de proximité, commis par des voisins, sur leurs voisins »   . Florent Piton revient ici sur une des particularités du génocide déjà mise en avant par Hélène Dumas : la capacité des bourreaux à tuer leur propre voisin, leur ami, voire leur parent. Comprendre l’extermination implique donc de retranscrire la construction de deux groupes antagonistes, pourtant mal définis au départ, à savoir les Hutu et les Tutsi.

25 ans après le génocide des Tutsi, nos connaissances paraissent pertinentes sur plusieurs aspects : son déroulé, la contre-attaque du Front patriotique rwandais (FPR), ou encore la fuite des Hutu vers le Zaïre. Pourtant, ces mêmes savoirs restent incomplets, et même erronés sur bien des points essentiels, tels que la rivalité entre Hutu et Tutsi, la surévaluation de l’attentat du 6 avril 1994 contre le président Habyarimana, ou encore le rôle de la France. C’est à ces lacunes que Florent Piton remédie. Partant d’une remarquable contextualisation, il croise échelle locale en revenant au cœur des rivalités villageoises, et échelle internationale en retraçant les positions des pays clés à l’ONU. À travers un propos nuancé et solidement documenté, il plonge son lecteur dans un pays mal connu, avant de replacer la fabrique de la haine des Tutsi dans le cadre colonial et les rivalités internes au Rwanda.

 

La fabrique de la haine des Tutsi

L’auteur part de 1894 pour situer les relations Hutu/Tutsi dans un temps long, mais aussi permettre au lecteur de comprendre la société rwandaise. La définition de ces deux groupes relevait ainsi davantage de la pratique du territoire que de l’ethnie, les Hutu s’apparentaient aux agriculteurs alors que les Tutsi privilégiaient l’élevage. La frontière demeurait toutefois ténue et il n’était pas rare pour un riche propriétaire hutu de devenir Tutsi. Des critères raciaux se mirent en place avec la colonisation, faisant des Tutsi une ethnie naturellement destinée à dominer les Hutu. Les colons belges accentuèrent donc la rivalité, qui se transforma en haine au moment de l’indépendance avec la mise en place d’une révolution entre 1959 et 1961 au cours de laquelle plusieurs chefs tutsi furent assassinés. Le président Kayibanda accentua cette racialisation, tant et si bien que l’arrivée d’Habyarimana en 1973 fut plutôt perçue positivement par les Tutsi car il paraissait moins racialiste que son prédécesseur.

Florent Piton pose solidement le contexte et insiste sur l’importance de la guerre entre le FPR et les FAR (Forces armées rwandaises) à partir de 1990. L’ONU envoya deux missions sur place, notamment la MINUAR dirigée par le général canadien Roméo Dallaire, parlant dès janvier 1994 d’une extermination en préparation des Tutsi. Les pages les plus remarquables sont consacrées au contexte économique et médiatique des quatre années précédant le génocide. Les dépenses militaires prirent une part majeure dans le budget alors que certains médias et partis politiques se définissaient avant tout par leur opposition aux Tutsi. D’un point de vue sémantique, ils passèrent de l’ennemi au cafard.

 

De la haine au génocide

L’attentat contre l’avion du président Habyarimana du 6 avril 1994 souffre encore de plusieurs zones d’ombre. S’il fut l’événement déclencheur du génocide, il ne peut suffire comme clé de compréhension, puisque 30 minutes après le crash les premiers barrages étaient dressés. Si le déroulement du génocide est déjà assez bien connu, Florent Piton met en avant les transgressions : la participation des femmes et des enfants aux tueries, les massacres commis dans les églises alors que leur sanctuarité avait été respectée lors des précédents pogroms, et les meurtres familiaux. Comme l’ethnie se transmettait par le père, certaines mères hutu mirent à mort l’enfant qu’elles avaient eu avec un père tutsi.

Si près de 40% des victimes furent tuées à la machette, le génocide ne fut en aucun cas le résultat d’une quelconque anarchie. Bien au contraire, à aucun moment il n’y eut une vacance du pouvoir. La chaîne de transmission des ordres entre le gouvernement provisoire, les préfets et les bourgmestres fonctionna parfaitement et expliqua le bilan terrible. Le Front patriotique rwandais parvint à reprendre une large partie du pays et mit fin au génocide, notamment avec la reprise de Kigali le 4 juillet 1994.

Avec nuance et précision, Florent Piton présente les responsabilités françaises et internationales. Au-delà du soutien français au gouvernement génocidaire, l’opération Turquoise révèle aussi certaines ambiguïtés comme l’abandon des 2 000 Tutsi de Bisesero entre le 27 et le 30 juin 1994, qui entraîna la mort de la moitié d’entre eux   .

 

Un génocide occulté et biaisé

Florent Piton évoque habilement les quelques mois succédant à l’extermination, marqués par la fuite des génocidaires et de Hutu vers le Kivu au Zaïre. Certes, la fuite s’accompagna de massacres mais, pour l’auteur, on ne peut aucunement parler de génocide des Hutu par les Tutsi en représailles. Ce fut donc un pays failli qui eut en charge d’assurer la riposte juridique. L’auteur présente deux barrières à ce volet judiciaire : d’une part, sur le plan matériel, la moitié des fonctionnaires du ministère de la Justice étaient morts ou en exil, et les prisons ne disposaient pas des infrastructures nécessaires pour recevoir tous les coupables. D’autre part, les génocidaires défendirent l’idée d’un génocide préalable et les Tutsi devinrent les Juifs africains dans leur rhétorique. Profitant d’un capital de sympathie sur le plan international, les Tutsi auraient alors été sur le point de coloniser l’ensemble de l’Afrique centrale, selon cette rhétorique complotiste et négationniste.

Si les remords demeurent rares ou sont généralement évoqués pour obtenir une libération ou un allégement de peine en échange, les séquelles restent nombreuses puisqu’une fois libérés les génocidaires retournent dans leur ancien village et retrouvent les anciennes victimes. Bien souvent, ces dernières choisissent de partir. Enfin, Florent Piton met bien en évidence le rôle des femmes en tant que participantes et victimes du génocide. Elles représentent aujourd’hui 6,5% des incarcérés. Pour la plupart des victimes rescapées, elles ont été violées et vivent encore avec le traumatisme de la survie, du viol et subissent l’opprobre de la société.

 

Ainsi, Florent Piton signe une solide synthèse sur un sujet sensible en seulement 275 pages. Sans jamais verser dans la polémique ou la facilité, il retrace méthodiquement les mécanismes ayant permis le génocide. La chronologie, la hauteur du propos et le recours constant aux sources donnent un poids incontestable à l’ensemble. À cela s’ajoutent quelques passages remarquables sur la guerre de 1990-1994 ou la place des femmes dans le génocide. Les documents proposés parmi lesquels le câble du général Dallaire parlant d’une possible extermination dès janvier 1994, ou la Une du journal Kangura parlant des Tutsi comme de « cafards » dès novembre 1991, renforcent l’ensemble.

Si l’auteur conserve tout au long de son ouvrage une position d’historien, son propos n’en demeure pas moins sans concession sur le rôle trouble de la France et la passivité de l’ONU. Pour les 25 ans de cette extermination méthodique, lire Florent Piton permettra de mieux comprendre cette terrible page qui n’est pas encore tournée, tant au Rwanda qu’en France.