L'historien Yves Chevrier propose une dense histoire du politique en Chine qui permet de replacer la date de 1949 dans un cadre plus large et plus complexe.

Au fil du XXe siècle, les dirigeants chinois ont construit une puissance globale à travers une expérience politique particulière, trop longtemps réduite à l’influence des Occidentaux et au maoïsme. Grâce à une enquête dense, l’historien Yves Chevrier retrace une histoire qui naît en 1895 et dans laquelle l’expérience démocratique ne peut être réduite à peau de chagrin. Si le maoïsme a marqué ce siècle politique, il en retrace les différents aspects tout en le replaçant dans un temps long.

La Chine comme puissance et système politique est abordée dans plusieurs thèmes de Première et de Terminale (la Démocratie et les nouveaux espaces de conquête).

Nonfiction.fr : Votre ouvrage (deux tomes) couvre l’histoire du politique en Chine depuis 1895. Votre pari est de dépasser les séquences habituelles : 1919-1949, 1949-1976 et 1978 à nos jours. En quoi ce découpage tronque-t-il notre vision ?

Yves Chevrier : Toute investigation portant sur la Chine post-impériale se heurte à un obstacle double : le rapport du temps contemporain à la révolution et au passé. Cet obstacle est plus gênant que la non-historicisation du rapport à l’Occident. Dans l’introduction du livre, je pose la question rituelle : où va la Chine ? Je demande également : où en est notre connaissance de la Chine au présent ? La réponse est que nous avons des impressions assez vagues qui flottent dans l’air du temps.

À l’époque du maoïsme, nous voyions une Chine en révolution. 1949 était la date-pivot du XXe siècle : avant cette date, tout coulait vers elle ; par la suite, tout en découlait. On a cru ensuite que la Chine après Mao, grosse d'une transition démocratique, virait au capitalisme néo-libéral, avant de comprendre que la conversion à l’économie de marché mondialisée était une reconversion du communisme à l’État et au gouvernement du social. De nos jours, à cause du raidissement de Xi Jinping et de ses emprunts appuyés à Mao, on croit tout aussi vaguement (et faussement) à une renaissance du maoïsme dans le cadre inchangé d’un pouvoir totalitaire, bâillonnant une société écrasée.

Le temps post-idéologique que nous vivons, et que la Chine vit également à sa façon, ne déblaie pas le terrain historique. Certes, les spécialistes ne s’en laissent pas compter. Certains interrogent de manière contradictoire la nature du régime chinois, la résilience ou l’historicité du totalitarisme en Chine. Mais pour le public, le résultat est une friche encombrée de broussailles que dominent encore les totems de la révolution : 1949 et 1919, le moment d’agitation intellectuelle et sociale (dit « mouvement du 4 Mai 1919 ») dans lequel la révolution de Mao et celle du Guomindang (menée par Sun Yat-sen et Chiang Kaï-shek) semblent trouver leur origine.

Maigre bilan, donc. On ne peut compter sur les changements intervenus durant le demi-siècle écoulé depuis la fin de Mao, puisque la doxa tient qu’ils n’affectent pas la structure politique de la Chine. La mise à l’écart du paradigme révolutionnaire n’entraîne pas celle du paradigme totalitaire, plus ou moins confondu avec un paradigme autoritaire (rapproché du paradigme autocratique et antipolitique de la tradition impériale et de la culture chinoise). L’étonnant communisme autoritaire et conservateur d’aujourd’hui, à mille lieues du maoïsme, n’est pas pensé pour ce qu’il est.

Ainsi, le « dépassement de Mao » qui désormais caractérise le siècle (autant que Mao et sa révolution) ne fait qu’ajouter à la confusion   . Quand l’évocation de la « tradition » ou d’un totalitarisme non historicisé (réduit à la privation des droits de l’homme et de la démocratie) ne fait pas écran, l’invocation du nationalisme, également non historicisé, préempte le sujet.

 Le livre s’écarte de ce que j’appelle la « doxa » et de la périodisation habituelle en articulant deux temps : non pas avant et après 1949, mais avant et après 1976. Le tome I est dominé par les aléas de la démocratie jusqu’au maoïsme. Le tome II s’adresse à l’État restauré sous l‘égide du pouvoir communiste : restauré, non pas au sens d’un retour à l’ancien empire, mais rétabli en tant qu’État (et non plus en tant qu’État socialiste) après la désétatisation maoïste.

Toutefois, il ne suffit pas de rendre mobile et dépassable le pivot prétendument intangible. En histoire, on ne peut faire « table rase ». L’approche critique consiste à reprendre cette histoire pas à pas, en comptant avec tous ses passés comme autant d’espaces dont chacun possède sa courbure propre, sa temporalité propre, et en relevant les passages qui vont d‘un monde historique à l’autre. C’est la raison pour laquelle je place la généalogie des origines de la Chine contemporaine sous le signe du voyage qu’est l’« enquête historique » d’Hérodote.

Le sous-titre de votre tome I, « La démocratie naufragée », implique une expérience démocratique chinoise. Votre objectif est de saisir la forme politique chinoise que vous qualifiez comme « non démocratique spécifique » et que l’on ne peut réduire au totalitarisme maoïste. En quoi le modèle politique chinois est-il si particulier ?

L’histoire du naufrage démocratique et de la restauration étatique qui suit fait sa singularité. Mais commençons par la première partie de la question. En restituant les passés politiques du XXe siècle, on s’aperçoit que la révolution n’est pas le seul fil conducteur.

Contrairement au récit convenu, la politique moderne ne naît pas dans sa trajectoire de crise. Son émergence à partir de 1895 est celle d’une dynamique démocratique qui aboutit en 1908 à l’empire constitutionnel et en 1912 à l’instauration d’un État républicain. Ce processus répond à la crise de l’État impérial, mais l’une des thèses du livre est que la révolution qui l’institutionnalise en 1912-1913 ne relève pas de la trajectoire révolutionnaire aboutissant au 4 Mai et à Mao (telle que la présuppose le schéma de la crise et de la révolution chinoises).

De même, cette révolution n’est pas la soi-disant « réponse à l’Occident ». La politique moderne naît parmi les élites intellectuelles et sociales de l’empire d’une volonté de redresser l’État, non de défendre ou d’abandonner une identité chinoise face à l’Occident   . Contrairement à d’autres remèdes invoqués à partir du répertoire classique, elle vise à refonder l’État par d’autres moyens (dits « politiques » à partir de ce temps). Les révolutionnaires de l’époque sont des marginaux par rapport au mouvement d’institution du politique.

Quelque temps après, ce mouvement tourne court, sous l’effet d‘une dictature militaire, puis de l’éclatement du pays sous la botte des « Seigneurs de la guerre », jusqu’en 1927 (date à laquelle la « révolution nationale » du Guomindang prend le pouvoir). La dynamique révolutionnaire ne se dresse pas contre un ancien régime inchangé, comme le veut la simplification courante. À partir des années 1920, elle plonge ses racines nationalistes (avec le GMD fondé en 1919) et communistes (avec le PCC fondé en 1921) dans l’action directe et autonome qui fait suite à la démocratie instituée. En d’autres termes, la révolution récupère l'idéal démocratique, au moment même où le gouvernement démocratique chinois aspire à rétablir l'ordre au cours des années 1930.

Dans les années 1940, Mao en fait un vecteur crucial de son système d’action, lui qui a fait ses premières armes au moment du 4 mai 1919, dans le contexte activiste de cette démocratie d’action que je qualifie de « désinstitutionnalisée ». Voici l’articulation qui manquait à l’ancien paradigme révolutionnaire : le maoïsme est, en réalité, l’héritier et le fossoyeur d‘une démocratie manquée. Cela veut dire qu'il est animé par un activisme que le système totalitaire a complètement dénaturé.

Ce n’est pas tout : la trajectoire ne passe pas tout d’un coup des activistes du 4 mai 1919 aux activistes maoïstes. Dans les années 1920 et 1930, l’action politique quitte la scène urbaine pour se militariser et se territorialiser, en accord avec le contexte disloqué et militariste du pays. Avec l’aide des Soviétiques (en 1923), Sun Yat-sen initie cette transformation fondamentale en ajoutant une base régionale (à Canton) et une armée à l’idéologie nationaliste et au parti monopoliste (reconfiguré sur le modèle bolchevique en 1924).

Le pouvoir soviétique et la IIIe Internationale choisissent le GMD de préférence à l’infime PCC, parce que Sun est vu comme une puissance régionale (dans le Sud) capable d’unifier le pays sur le plan militaire, territorial et politique   . Lorsqu’il déclare, en 1927, que « le pouvoir est au bout du fusil », Mao entérine une formule dont il n’est pas l’auteur. Il l’essaie ensuite localement, à partir de 1928, en devenant l’un des dirigeants des guérillas rurales communistes : une sorte de militariste « rouge ».

Chiang Kaï-chek (ou Jiang Jieshi) donne le vrai coup d’envoi en l’appliquant à l’échelle du pays, quand il part à la reconquête du Nord en 1926-1928 et fonde un nouveau pouvoir central. L’heure de Mao ne sonne qu’une décennie plus tard, dans le contexte de la guerre lancée par le Japon, en 1937. Alors que Jiang tente d’instaurer un État autoritaire et conservateur (avant d’en venir in extremis, en 1947, à une formule démocratique), Mao torpille cette démocratie d’institution en 1949, au profit de sa vision de la « démocratie d’action ». Il en fait sa pratique du pouvoir : une sorte de guerre politique permanente du régime communiste contre lui-même.

Je ne réponds donc pas directement à votre question sur le régime actuel et son caractère non démocratique. Au lieu de définir un « modèle », il faut en passer par l’histoire accidentée de la démocratie (depuis la sortie d’empire), afin de comprendre les origines de l’État total. On peut alors interroger le cheminement historique et la forme politique de la sortie de la révolution : de la démocratie dénaturée et du totalitarisme, qui donne lieu à l’empire terrestre.

Le pays a donc connu un véritable processus démocratique à partir de 1895, d’ailleurs même institutionnalisé en 1912, avec une réelle polarité droite-gauche   . Que retenez-vous de cette expérience ?

Tout d’abord, j’y reviens, la nécessité de l’exhumer en tant qu’elle « est histoire » (je cite la formule de Pierre Rosanvallon). Une fois écartée l’image réductrice du XXe siècle révolutionnaire, celle de la démocratie en soi étouffée par le totalitarisme perpétuel s’impose.

L’histoire se complique pour deux raisons. D’une part, la démocratie chinoise n’est pas un « modèle » importé une fois pour toutes de l’Occident. Elle naît, se développe, échoue, renaît sous des formes différentes qui, toutes, sont chinoises. Je récuse la notion de « modèle ». Il y a une histoire allant de monde historique en monde historique. La Chine d’aujourd’hui n’est autre que le monde historique du présent, et ce monde est dominé par la restauration de l’État, plutôt que par la confrontation de la démocratie et du totalitarisme. C’est l’effet de la trajectoire du politique au XXe siècle.

La seconde complication historique, c'est que Mao prend cette trajectoire en marche, quand elle a déjà une histoire. Après 1895, la première expérience démocratique est tournée vers l’État et consiste à le politiser… politiquement, en déployant des positions que l’on peut dire de droite et de gauche (conservatrices et progressistes). L’époque du 4 Mai 1919, censée fonder la démocratie selon la doxa, est plutôt une régression : de l’institution à l’action. Je ne dis pas que le maoïsme se trouve en germe dans ce basculement, puisque je montre que son creuset est la guerre et son prolongement en guerre politique à partir des années 1940. Mais je souligne la filiation.

La démocratie d’action, avec sa pente anti-institutionnelle et antiétatique, laisse une marque activiste indélébile, qui explique la spécificité du totalitarisme maoïste (ce que j’appelle sa complication). Nous sommes loin, a priori, des modèles du totalitarisme et de la démocratie.

Nous en sommes d’autant plus loin que la démocratie historique s’appuie d’abord sur une institutionnalisation étatique, dont le modèle fait peu de cas des valeurs (liberté, égalité), des droits, de l’action sociale, du facteur intellectuel, voire activiste. La « démocratie » maoïste épouse une dynamique de désétatisation logée dans l’État socialiste. Le fond du maoïsme, c'est que la désinstitutionnalisation empêche l’institutionnalisation du système d’action, sans toutefois que Mao renonce à celui-ci : on a tort de voir en lui un agitateur de la base contre le système, un « antisystème ». L’État total est une réalité… étatique, non moins que politique.

Les deux aspects apparemment antithétiques sont synthétisés par la division interne et l’émiettement du système. Je développe ces aspects sous l’angle historique et systémique au chapitre 7 du tome I et aux chapitres 9 et 10 du tome II. L’histoire infirme une autre idée reçue : le maoïsme n’est pas « démocratique » avant 1949, totalitaire ensuite. La guerre politique lui est consubstantielle dès les années 1940. Le maoïsme et le cycle démocratique s’achèvent quand cessent les luttes : soit en 1976, après sa mort. Le cycle de l’État recommence après lui. Cette bascule est le phénomène central du présent, dont le tome II rend compte historiquement. Pour en revenir à la question précédente : l’empire terrestre est la forme politique issue de cette histoire, plutôt qu’un modèle nouveau ou renaissant du communisme.

C’est donc l’histoire qui lie démocratie et totalitarisme dans le cas chinois ?

La Chine suit sa trajectoire propre tout en révélant un devenir qui n’a rien d’exceptionnel. Je souligne à plusieurs reprises   que le maoïsme est l’excroissance totalitaire d’une démocratie désinstitutionnalisée, avec la participation initiale (avant 1949) de démocrates en rupture d’institution démocratique. Ce cycle (je viens de le souligner) est terminé, celui de l’État recommence. Il n’est pas unique. D’autres histoires contemporaines connaissent l’enchaînement d’une démocratie en crise et du totalitarisme. Pensons au Sonderweg allemand. En France, la démocratie d’institution l’emporte, mais non sans aléas (que l’on retrouve historicisés par François Furet, Marcel Gauchet, Pierre Rosanvallon).

Pour penser une histoire démocratique plutôt qu’une histoire révolutionnaire, il faut vaincre deux présupposés. D’une part, à cause de sa culture, la Chine ne serait apte qu’à l’autocratie et à la bureaucratie. D’autre part, la politique moderne serait une importation pratiquée par une élite occidentalisée et déracinée. La première partie du livre (la problématique historiographique), et la seconde, axée sur la naissance de l‘État démocratique, accordent une grande place à la thèse contraire (un tiers du volume).

L’échec précoce de l’institution démocratique n'invalide pas cette thèse. Par exemple, l’émergence des doctrines socialistes à l’aube du XXe siècle est attribuée (conventionnellement, comme le reste) à une imitation superficielle. Or, si l’on parcourt les chemins du politique, on constate le fait (somme toute banal, mais inhérent à sa modernité) suivant lequel la question de la souveraineté populaire conduit immanquablement à poser celle du contenu social de la souveraineté   .

L’aliénation occidentalisante est une arme qui a toujours cours (afin de discréditer les démocrates, en Chine, en Russie et ailleurs), mais nous avons appris de la globalisation actuelle à remplacer le paradigme de l’occidentalisation par ceux de la mondialisation.

Le contexte formateur de la politique moderne, à la fin du XIXe siècle, est à double face. D’une part, le Japon exerce sur la Chine l’attraction d’une mondialisation culturelle ; d’autre part, la pensée chinoise est loin d’être immobile, stérile, close sur elle-même. Elle offre aux lettrés et aux notables, qui deviennent les penseurs et les acteurs de la politique nouvelle, un bagage conceptuel et un ensemble de pratiques sociales qui les mettent en mesure de repenser et de rénover la Chine, son histoire, sa culture, ses valeurs, sa société, son inscription dans le monde, sa politique : ce que j’appelle « le » politique   .

Le politique ?

J’opère une distinction heuristique. Le politique est l’ensemble des fondamentaux de la vie publique et de leur évolution dans le pouvoir et la société (les mœurs, la culture, les idées, la religion, etc.), qui font que la politique et l’histoire politique sont ce qu’elles sont.

L’histoire du politique est l’historicisation de ces facteurs, en tant qu’ils forment les constructions politiques et sociales, au sens large. Deux phénomènes majeurs la ponctuent et signent sa modernité l’un est un processus d’autonomisation du politique en regard d’autres aspects de la vie sociale (comme le religieux) ; l’autre est son autonomisation en regard du pouvoir étatique, par un processus de pluralité, de polarité, et de publicité   .

La Chine et son système impérial connaissent de longue date le premier phénomène. La politique moderne naît avec l’apparition du second, à la fin du XIXe siècle : c’est ce que j’appelle (à la suite de Marcel Gauchet) la « révolution moderne ». Elle innove en se traduisant par une diversité de points de vue, exprimés publiquement concernant les affaires de l’État. Après l’échec de l’institution démocratique, l’autonomisation du politique change de forme : elle devient celle de l’action politique, d’abord portée par les activistes, ensuite par les systèmes d’action et les partis monopolistes qui les dirigent.

Rien ne prédisposait les inventeurs de la politique nouvelle à échouer : c’est une autre thèse du livre. La démocratie est étouffée avant qu’elle n’ait le temps de remodeler les élites et le pays en profondeur. C’est une thèse que l’on peut dire post-tocquevillienne : les sociétés démocratiques ne naissent pas de sociétés démocratiques a priori   . On peut s’en convaincre en relisant Maurice Agulhon et les autres historiens que j’ai cités.

C’est la « spirale maoïste » qui achève le processus démocratique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui représente la démocratie et en quoi Mao achève-t-il ce processus ?

« Achèvement » doit être pris aux deux sens : Mao s’empare du cycle démocratique (passé de l’institution à l’action) et parachève le naufrage. Dans la version courante, 1949 est présenté comme une confrontation du PCC et des Nationalistes du GMD. Dans la version communiste et procommuniste, il s’agit de l’affrontement d’un mouvement « démocratique » face à un pouvoir antidémocratique. En réalité, comme je l'ai précémment évoqué, ce sont deux sortes de démocratie qui s’affrontent : institution et action.

Au sortir de la guerre du Pacifique, Jiang Jieshi joue le jeu de la démocratie d’institution, tandis que Mao rassemble une vaste union populaire en lutte autour du système d’action qu’il nomme « Nouvelle Démocratie ». On oublie souvent, à cause d'un préjugé idéologique, la constitution et les élections générales de 1947. La Chine d’avant 1949 est en deuil d’État démocratique, mais elle ne manque pas de démocrates. On en trouve jusque dans les rangs du GMD, mais ils sont principalement organisés en chapelles non alignées et en petits groupes et partis indépendants, constituant ce que l’on appelle la « Troisième Force » entre le GMD et le PCC.

Mao captive et capture cette force sans appui militaire, mais qui joue un grand rôle sur le plan politique, en dissimulant le dessein totalitaire derrière un programme édulcoré d’union, de réforme sociale et de salut public. Nombre de démocrates se détournent de Jiang Jieshi et lui prêtent leur concours. Ces ralliements sont rendus possibles par ce que j’appelle le moment politique de la guerre (à la faveur d'un front uni coïncidant avec l’invasion et l’occupation japonaise, entre 1937 et 1945), lequel donne lieu à une double lutte pour l’hégémonie après 1945, de la part de Mao mais aussi de Jiang Jieshi   .   

Deux facteurs jouent contre la démocratie d’institution. Pour la plupart des démocrates eux-mêmes, et pour le GMD (selon la doctrine de Sun Yat-sen), elle est soumise à une condition de pacification du pays et de modernisation sociale et se trouve différée. Du coup, la démocratisation suspendue dans les institutions semble devoir progresser d’abord sous l’angle socioéconomique. Or, sur ce plan, l’immobilisme agraire du GMD dessert énormément la cause qu’il défend : la démocratie d’institution à laquelle il recourt en 1947 (alors que les conditions ne sont pas remplies) semble déconnectée du réel. L’autre facteur est la confusion maoïste et pro-maoïste de la démocratie et de l’action sous l’emblème des luttes (de « résistance à l’oppression ») : autrement dit, la transformation de la démocratie en une lutte pour l’hégémonie qui finit par intérioriser l’ennemi en banalisant la division et la violence.

Je suis dur avec les intellectuels et les démocrates de « Troisième Force » qui se laissent berner et font le lit de la dictature. Tout en intégrant le mantra maoïste (la liberté à laquelle ils croient est leur liberté d’intellectuels bourgeois coupés du peuple), nombre d’entre eux savent que la « Nouvelle Démocratie » n’est pas une démocratie parfaite, mais croient qu’ils pourront l’améliorer en continuant la lutte pour l’hégémonie après la prise du pouvoir et en réformant le nouveau régime. Mao les cueille, si je puis dire, avec les Cent Fleurs, en 1957   . Ils n’ont pas su défendre l’institution démocratique et sont les « idiots utiles » de cette triste histoire, dans laquelle nous pourrions retrouver des accents qui nous sont familiers au présent, à travers la crise de nos institutions démocratiques.

En quoi la guerre est-elle la constante spécifique de Mao   ?

Le maoïsme naît de la guerre et va à la guerre. Mao ne la théorise pas dans l’abstrait. Il pense, en politicien pragmatique, une « guerre révolutionnaire » (la guérilla, en 1936), mais il mène la guerre en politique comme un technicien du pouvoir. De plus, il ne crée pas le contexte guerrier dont il tire sa propre stratégie politique : les pionniers du mariage du politique et de la guerre sont Sun Yat-sen et Jiang Jieshi. Il n’est pas davantage l’auteur de la guerre froide qui fait suite à la guerre du Pacifique et à la guerre de Corée. Mais il est celui qui prolonge et relance dans le système totalitaire, à partir de 1955, la guerre politique lancée contre le GMD après 1937.

La « guerre de cinquante ans » (1926-1976), que j’historicise dans la quatrième partie, met en scène des États de guerre et fait se succéder des états de la guerre en tant que guerre militaire et guerre politique. Le facteur fondamental est la spirale dans laquelle la Chine s’enfonce depuis les secondes années 1910. Le gouvernement du GMD, à partir de 1928, n’a pas le temps d’y  remédier, pour plusieurs raisons (géopolitique interne disloquée,  militarisme résiduel à grande et petite échelle, paralysie des efforts de modernisation, mentalité de guerre, esprit d'héroïsme et climat de violence). Du fait de la guerre politique de Mao, de l’habituation à la guerre qui se répand dans l’État total activiste, et de la globalisation du système d’action opérée après 1949, la révolution (qui n’existe pas en 1949) est produite artificiellement, à l’image activiste du maoïsme diviseur : d‘abord sur le plan économique, avec le « Grand Bond en avant » (1958), avant d’éclater sur le plan politique et de plonger le pays dans la division mortifère et la violence vulgarisée avec la « Révolution culturelle » (1966-1976).    

La guerre maoïste se rapporte à la contradiction. Dès 1937   , Mao pose la lutte universelle et éternelle par la contradiction, mais aussi par la pratique, c’est-à-dire par l’action des sujets en lutte de résistance à la base, sur le terrain proche. L’horizon n’est pas l’État, ni les institutions, mais la lutte — ce qui ne fait pas de lui un anarchiste, ni d’ailleurs un marxiste. Je m’efforce aussi de le distinguer de Carl Schmitt, duquel une certaine mode intellectuelle chinoise a voulu le rapprocher.

L’extension du domaine de la lutte et sa localisation à la base remplacent le monopole de la violence légitime et le disloquent pendant la « Révolution culturelle » (à partir de 1966). Il s’agit de la véritable innovation du maoïsme, de la spécificité de Mao en matière de communisme et de totalitarisme. La ruralisation, la guérilla, passent d’ordinaire pour ses « inventions ». Elles ne lui sont pas spécifiques. Mao hérite du tournant rural de la stratégie du communisme international pris après 1925, sous l’égide de Boukharine   . Le « militariste rouge » s’enferme avant 1937 dans une impasse, que j’appelle la crise des échelles de l’action   et dont il ne s’extrait qu’à l’occasion de l’invasion japonaise. Le dépassement donne lieu, tardivement, au maoïsme.

Le discriminant entre la préhistoire de Mao et le maoïsme est l’échelle de l’action et de la guerre   . Il ne se convertit pas en nationaliste. Le rapport de Mao à la nation passe par sa guerre politique et rend la nation non seulement seconde, mais secondaire   . Il en fait un usage stratégique, avant 1949 (en faisant vibrer la corde patriotique), mais elle occupe un strapontin durant la « Révolution culturelle ». En réalité, il organise la guerre politique permanente (c’est-à-dire l’extension universelle des luttes) « en un seul pays ». Il ne fait pas la guerre à l’extérieur. Hormis les batailles rangées de la guerre civile (1946-1949), ses seules guerres militaires (en Corée, avec l’Inde) sont frontalières, destinées à sécuriser le territoire de la révolution ininterrompue.

Qui dit guerre, chez Mao, dit états de guerre modalisés par la politique, guerre tournée contre l’étatisation du système d’action (aux antipodes du nationalisme). On a cherché des causes géopolitiques, économiques, historiques, culturelles — nationales et nationalistes — au conflit avec l’URSS. Mais la racine est idéologique : pour ou contre la reproduction de la révolution... Avant de voir dans le maoïsme un nationalisme déguisé, on a campé un « communisme national » forgé contre Moscou et les « internationalistes » inféodés à Staline. Mao revendique son autonomie, mais également la filiation stalinienne.

Le discriminant de la fin du maoïsme est encore la guerre. J’y ai fait allusion. Après Mao, le fait majeur — le fait qu’il y ait un après — est la fin de l’état de guerre permanente. Mais l’immédiat après-Mao ne fait que neutraliser le système en le désactivant et en restaurant l’État socialiste né de la révolution. La vraie fin intervient quand l’État en tant qu’État remplace celui-ci et déloge la division et la guerre du centre du politique, en ravalant la révolution au symbolique et à la tradition du parti, c’est-à-dire dans les années 1990-2000   . Avec ce tournant se dessine une gouvernementalité axée sur les tâches du gouvernement et la reconfiguration de l’économie et de la société en fonction de cet objectif : l’inverse de la Chine maoïste et la racine de l’empire terrestre.

Nous percevons 1949 comme une date charnière pour la Chine mais vous montrez davantage un processus. L’année 1949 est-elle une rupture pour vous ?

Je piétine les plates-bandes ! Votre question en recèle deux autres : qu’est-ce que la « révolution » dans l’histoire du XXe siècle chinois, et pour Mao ? 1949 et la fondation de la RPC ponctuent un processus de construction totalitaire et de conquête progressive du pouvoir entamé par Mao dans les années 1940. Le système maoïste est en développement continu de part et d’autre de la prise du pouvoir central. Les historiens chinois, comme Gao Hua, commencent à mettre l’accent sur cette continuité.

Il y a bel et bien rupture en 1949, mais il s’agit du second échec de la démocratie d’institution. L’autre rupture est celle du régime du GMD, qui change de logiciel en se réinitialisant à Taïwan après 1949. Quant au communisme, je ne vois pas de révolution au sens classique du terme. Le processus est entièrement artificialisé et contrôlé par le PCC. 1949 n’est autre que l’installation à Pékin d’une démocratie populaire (dont le Staline et l’Armée rouge sont chinois), avec la participation des démocrates bernés, trop optimistes ou résignés que j’ai dite. La révolution de Mao procède de la construction continuée du système dans les années 1950 et des aléas politiques engendrés par elle. Elle est postérieure plutôt qu’antérieure à 1949. 

S’il n’y a pas de révolution en 1949, l’enquête ne dit pas qu’il n’y a pas de révolutionnaires et d’esprit révolutionnaire : vous voyez la différence. J’y reviens à la fin du livre (au chapitre 15), car c’est un ingrédient essentiel de la mutation d’une démocratie d’action en « révolution ». Je situe le tournant à partir de 1955 : action et division visant les alliés (les intellectuels, avec les « Cent Fleurs » de 1957), le modèle économique (avec la « voie chinoise » et le « Grand Bond en avant » de 1958), action pour l’action avec la « Révolution culturelle ».

Il ne s’agit pas de reconquérir ou de conserver le pouvoir. C’est là l’explication la plus courante des événements de 1966. Il est certain que le pouvoir se morcèle et se divise à mesure que le système communiste se généralise, mais il me semble que Mao exploite cette situation en faveur de sa guerre politique plutôt qu’il n’en est la victime. Cette hypothèse est appuyée par certains historiens chinois, comme Yang Jisheng.

L’hégémonie de celui que j’appelle le Diviseur repose sur la division et n’est jamais contestée sous cet angle. J’écris qu’il règne par la révolution, tandis que Staline règne sur elle. Ceux qui finissent par diverger (comme Liu Shaoqi et Deng Xiaoping) n’osent pas imposer une autre approche du politique. La racine indéracinable de Mao est la lutte de résistance désinstitutionnalisée : notez qu’elle est démocratique plutôt que révolutionnaire. Je rapproche donc Mao de la « sauvagerie » analysée par Claude Lefort plutôt que de l’inimitié et du décisionnisme de Schmitt. On le voit bien aujourd’hui dans ce que j’appelle l’« éternel maoïste », c’est-à-dire dans les différentes formes de radicalisme, d’appels à la lutte et à la destruction (comme la « cancel culture ») qui sont du maoïsme qui s’ignore — ou se cache.

Vous évoquez à de nombreuses reprises Xi Jinping pour lequel Alice Ekman a montré à quel point son système est communiste. Le voyez-vous comme le résultat du système politique étudié dans votre ouvrage ?

Je ne crois pas étudier un système politique. D’autre part, si l’on cherche le communisme sous Xi Jinping, on ne peut que l’y trouver, comme la prose de M. Jourdain. Est-ce vraiment la question ? La Chine est passée de la révolution à l’État par le communisme, elle s’est transformée sans sortir du communisme. Encore faut-il prendre la mesure des transformations. Communisme réformant, communisme réformé ? Réformé parce que réformant ?

Le PCC ne change pas la Chine, économiquement, socialement, démographiquement, géographiquement, mentalement, sans changer lui-même. Jusqu’où ce changement va-t-il ? Atteint-il la racine du pouvoir ou seulement les conditions de son exercice ? Les spécialistes s’affrontent sur la limite.

Je suis de ceux qui jugent qu’elle est franchie et que nous assistons à une mutation de l’autorité. Tocqueville se garde de confondre l’Ancien régime et la révolution, tout en attribuant à la seconde bien des traits du premier. Bien plus que les réformes économiques, ou la survie du parti-État, la mutation étatique est le pivot des quarante dernières années. Elle pose l’énigme d’un postcommunisme communiste, d’un pouvoir total post-totalitaire. La clé n’est pas le « modèle » communiste, ni tel ou tel paradigme (totalitarisme, autoritarisme, adaptabilité, résilience), mais l’historicité du communisme en Chine   .

Le tome II pose la question historiquement en distinguant trois temps du politique après Mao : la sortie du maoïsme et la restauration du socialisme dans les années 1980, l’étatisation du régime « post » dans les années 1990-2000 (sous Jiang Zemin), l’instauration d’une domination politico-éthique globale et la relance politique sous Xi Jinping. Je critique l’usage indéterminé de la notion de « post-maoïsme » et de « réforme chinoise ». Depuis la refondation du régime, il n’y a plus de « réforme » ni d’« après ». Une nouvelle logique s’impose. Comme mon approche consiste à border des mondes historiques les uns par les autres et à baliser les passages, il est question dès le tome I de cette histoire, du régime d’aujourd’hui — de l’empire terrestre.

Et Xi Jinping ?

Je ne vois pas le moment Xi Jinping comme le résultat ou la renaissance du système maoïste. Il intervient sur la base de la nouveauté : dans un système non seulement neutralisé au regard de l’activisme maoïste, mais étatisé, instaurant l’État en pouvoir de gouvernement et en médiateur (non démocratique) du social restauré et reconnu comme tel. On peut compléter en disant : à cet effet. C’est le sens de la décollectivisation des villes à la fin des années 1990.

Je ne considère pas l’évolution comme dictée par la logique du « capitalisme néo-libéral » qui inspire la reconversion du socialisme à l’économie de marché. Il s’agit d’une étatisation du système économique sur la base de la marchandisation du social. Le régime actuel doit être conçu à partir de cette médiation, qui fait de lui un pouvoir re-formé. J’ai évoqué une « gouvernementalité » quant à la racine du régime réformé. Cette structure non démocratique et non totalitaire, supposant l’allégeance et non plus l’activation d’un social séparé du politique, est la texture de l’empire terrestre en tant que forme politique.

La doctrine dite des « trois représentations » l’exprime (à partir de l’an 2000) en fondant le langage du nouveau régime. En 1921, Xi Jinping l’a réitérée et mise à sa main dans la ré-historicisation du pouvoir communiste préludant à l’impérialisation de son pouvoir, qui devrait être actée à la fin de cette année (2022) quand il va se succéder à lui-même.

Par ailleurs, je souligne (dès les repères posés en première partie) que la transition du système d’action à la gouvernementalité opère une sortie du totalitarisme plutôt qu’elle ne le réaménage, à moins de considérer comme totalitaire toute forme de pouvoir refusant aux sujets sociaux les droits de l’homme et la citoyenneté démocratique instituée dans l’État. En ce cas, le GMD des années 1930 était totalitaire, alors que la comparaison éclaire plutôt en quoi la Chine d’aujourd’hui ne l’est plus.

Je ne parle pas de ceux qui considèrent ladite citoyenneté comme une dictature quasiment totalitaire : l’antitotalitarisme a lui aussi ses « contradictions au sein du peuple ». J’ajoute que le non-partage du pouvoir (la non-participation démocratique à l’État) appelle et repose sur un partage éthique (au niveau d’un éthos). Les normes et valeurs du social filtrent dans le parti, qui s’efforce par ailleurs (et plus fortement sous Xi) d’instiller les siennes dans le social. Mais l’usage du maoïsme (qui fait croire un peu vite au retour de Mao) est non maoïste.

De même, le nouveau régime d’État essentialise le passé impérial et confucianiste. En bon conservateur, Xi fait de la révolution une tradition : aux antipodes de Mao. À moins de considérer comme « maoïste » toute forme de pouvoir despotique, et comme « la tradition » toute construction synthétique du passé à usage conservateur. Ici encore, cela revient à se référer à une histoire en la déformant et en la court-circuitant. Je n’assimile pas ces thèses à l’instrumentalisation de la révolution et de la tradition par le régime en place. Je me borne à constater qu’une essentialisation opère dans les deux cas.

La meilleure critique, selon moi, est l’histoire plus encore que la norme. J’ai placé en exergue une maxime d’un grand lettré du XVIIIe siècle, Zhang Xuecheng, affirmant que « les Classiques sont de l’histoire ». J’essaie de l’appliquer au présent comme au passé.

Et l’avenir ? Le nationalisme ?

L’échappatoire (pour l’analyse) est l’introduction du nationalisme. Comme tout au long du XXe siècle, il est expliqué par l’histoire plutôt qu’il ne l’explique : effet plutôt que facteur de la mutation étatique et de la reconversion conservatrice associée.

L’action politique ordonnée par Xi me semble être une relance du communisme d’État, non un retour de révolution ni même un recours à la nation. Il veut échapper au conservatisme stationnaire de Deng Xiaoping et de Jiang Zemin, et insuffler du mouvement, mais la dynamique est autoritaire et éthique au sens conservateur du terme (impliquant le partage avec le social d’un éthos qui n’est pas celui des luttes). La raison n’est pas, comme on veut le croire en Occident, la peur d’un défi démocratique, qui demeure marginal dans la population (la Chine n’est pas Hong Kong), mais la volonté de garantir un ordre moral-social et de pallier le tassement économique et démographique au moyen d’un nouvel élan politique. En ce sens, le nationalisme induit devient (sans le mot) un facteur politique important.

À partir de cette base, on peut envisager l’évolution du régime post-totalitaire vers une nouvelle forme de pouvoir total fondée sur l’extension des contrôles numérisés et la totalisation éthique. J’aborde la question dans la conclusion du livre (à la fin du tome II). Il s'agit de savoir si cette évolution renforce la médiation étatique dont j’ai parlé (en un sens sur-autoritaire), ou, au contraire, si l’État en tant qu’État s’en trouve miné par une recrudescence d’action qui franchit la frontière de séparation du social.

En ce cas, on retrouverait sous l’angle éthico-politique la définition du pouvoir totalitaire par l’extension sans limite du contrôle idéologique et policier plutôt que par la massification politique du social. Ce serait une autre forme de « terreur », le partage éthique relativisant le facteur « crainte » attribuable à un tel système. Certains pensent que les vieilles démocraties d’institution évoluent ainsi : qu’elles deviennent des dictatures totalitaires en mode « soft ».

Pour moi, la distinction fondamentale n’est pas entre démocratie et totalitarisme, mais entre la démocratie d’institution et le reste, y compris l’action « démocratique » que certains (maoïstes « éternels » sans le savoir ou cachés) veulent dresser contre la supposée « dictature » de l’institution démocratique — dictature parce qu’elle appelle l’État, jusqu’à l’État de droit, alors que l’action de résistance le court-circuite et/ou en fait une cible, voire un ennemi. Ce en quoi les partisans antisystème de la lutte et de la « convergence des luttes » (ou encore de l’« intersectionnalité ») ne récupèrent (ou ne réincarnent) qu’une partie du maoïsme, puisque Mao (je ne cesse de l’affirmer dans le tome I) érige un système des luttes donnant lieu à un État total et est le contraire d’un « antisystème ».

Il faudrait donc dépasser et non pas seulement historiciser le paradigme du totalitarisme et de la démocratie ?

Il faut se méfier des a priori et critiquer nos modèles à la lumière de l‘évolution historique. Il faudrait aussi élargir le champ à la dimension-monde. L’État restauré met un terme, à la fin du XXe siècle, au cycle démocratique commencé cent ans plus tôt (à la fin du XIXe siècle). Néanmoins, dans le monde, la confrontation binaire se poursuit : à Taïwan, à propos de Taïwan, et au-delà (alors que Hong Kong et le Xinjiang, après le Tibet, semblent bel et bien tombés dans l’escarcelle de l’empire terrestre).

Les analyses du tome II posent le cadre mondial mais ne prédisent pas la suite :à savoir, si la Chine, revenue de la démocratie et de la révolution sans rétablir les anciens régimes, peut et pourra (avec ou sans l’alliance d’autres puissances) faire de la démocratie dans le monde l’exception qu’elle aura été dans « toute l’histoire qui l’a faite » (je cite cette formule de Guizot, fondatrice du « juste milieu » français des années 1830-1840).

Je voudrais terminer en revenant à l’enquête. Elle nous conduit en des mondes historiques dont les ressemblances et les différences guident notre voyage. Une histoire politique serait linéaire. Cette méthode induit le comparatisme intra-historique qui m’amène à évoquer Mao bien avant le maoïsme (au début du tome I) et Xi Jinping (bien avant le tome II), mais également Kang Youwei et Liang Qichao, les deux pionniers de la politique moderne, à propos de Xi comme de Mao. En sorte qu’il n’est pas possible d’entendre cette histoire à partir de « modèles ». Il faut s’y jeter, la suivre dans ses détours et complications : comme on lit un livre d’aventures, un « itinéraire » ou un « voyage », au sens ancien de ces termes.

Vous égratignez au passage non seulement les radicalités qui se font jour aujourd’hui hors de Chine, mais aussi certaines façons d’écrire l’histoire…

Je ne développe pas une méthode mais, en effet, je revendique une histoire attachée aux structures, aux contextes et aux concepts plutôt qu’aux identités, aux circulations et aux émotions. J’écris en toutes lettres que cela ne me fera pas que des amis : notamment quand j‘avance que la désinstitutionnalisation, au fond, est le pire des maux, car elle ouvre la porte aux pires   . Ce qui fait que mon critère est l’État et le rapport de la démocratie à l’État. J’y vois le lien entre la durée du XXe siècle (la politique moderne) et celle de l’époque impériale au travers de la crise de l’État et de la mondialisation qui s’empare de l’empire au XIXe siècle. Je l’ai souligné : ce lien est le ressort initial de la politique nouvelle (à la fin du XIXe siècle).

La fin du tome II l’explique à partir d’une plus longue durée couvrant les derniers siècles de l’empire. J’y retrouve la dimension-monde que j’évoquais à l’instant, puisque la crise de l’État et celle de la mondialisation de l’ancien empire-monde fusionnent au XIXe siècle, quoique la première commence avant les guerres de l’Opium et l’« ouverture ».

Il ne s’agit pas de revenir au vieux paradigme de la « crise chinoise » causée par l’Occident. En revanche, il s’agit bien du choc de deux mondialisations, puisque la Chine est incorporée dans l’empire mandchou, puissance continentale conquérante et coloniale depuis la fin du XVIIe siècle. Alors que cette puissance est globale parce qu’elle est centrale dans sa région, l’empire terrestre redevient central, mais à l’échelle planétaire, parce que la nouvelle Chine est globale à cette échelle. Je soulignais tout à l’heure le rôle-clé des échelles de la guerre (il axe l‘histoire revisitée dans le tome I). Il faut maintenant introduire le rôle capital des échelles du politique : celle avec laquelle se joue la partie avec la démocratie d’institution est mondiale plus encore que strictement chinoise (en même temps qu’elle est locale).

Cette histoire du politique en longue durée et à plusieurs échelles inclut également, au temps de la politique moderne (dans le tome I) : une mondialisation culturelle à la fin du XIXe siècle   et une mondialisation politique (communiste) durant les années 1920   avant la mondialisation économique (et la nouvelle mondialisation culturelle) d’aujourd’hui   .

Il faut entendre par là des flux et des contre-courants, comme on le voit à l’heure actuelle sur le plan géopolitique et culturel. L’empire terrestre naît de la fin de ces crises multiples et mêlées. Il n’est pas la renaissance de l’ancien empire (et de la tradition) après la révolution. J’historicise la différence, en évitant les deux pièges « classiques » que j’ai mentionnés au début : d'une part, l’oubli du temps long au profit du contemporain isolé de la profondeur historique (coupure qui semblait validée par la radicalité du XXe siècle) ; d'autre part, la réduction du contemporain au temps long, continuité qui semble validée par l’éloignement de la révolution… et la critique ambiante (en Chine) de la radicalité passée (ce sera l’un des thèmes du chapitre 13).

Pour en venir à celle d’aujourd’hui, de notre côté de l’histoire, la faiblesse de l’État impérial, pendant le XIXe siècle, anticipe bien des tendances que nous voyons poindre au début du XIXe siècle : la perte de l’esprit public et du sens des valeurs, la mise en cause des élites et des institutions, les divisions communautaires, la militarisation de la société, la vulgarisation de la violence.

La disruption est fabriquée par la Chine, par sa démographie, son système économique et social bloqué, son système bureaucratique débordé, ses vastes migrations intérieures (l’impérialisme, les guerres de l’Opium, sont des facteurs connexes). Globalement, cette crise engendre le maoïsme. On doit dire plus exactement que la violence vulgarisée sous Mao fait écho à celle qu’elle engendre sous l’empire. Mais il faut en passer par la crise de la démocratie d’institution que j’historicise dans le tome I.

La tragédie du XXe siècle en Chine — notre tragédie à venir, peut-être —, c'est qu’elle se soit désinstitutionnalisée au profit de la lutte (de ce que j’appelle la démocratie d’action). Et que l’État s’effondre par-dessus le marché. Ne me faites pas dire que le conservatisme autoritaire de Xi Jinping serait un pare-feu, préférable à l’aventurisme militaire de Poutine… La tragédie, c'est la démocratie désinstitutionnalisée. La tragédie dans la tragédie, c'est l’affaiblissement de l’État en contexte social déstabilisé. Nous commençons à voir ce que cela veut dire en contexte démocratique fragilisé, et nous savons que les régimes de force ne solutionnent pas le problème.

Comment nous positionner par rapport à la Chine qui vient ?

Il faut considérer la place qu’elle occupe dans le monde. Malgré l’apparence, la nation aura été longtemps seconde. Au départ de la politique moderne, la démocratie l’emporte sur elle et absorbe le patriotisme. Elle est conçue et fondée avant l’émergence et le règne du nationalisme idéologique (via le GMD), qui se trouve balayé par la « nouvelle démocratie » de Mao.

J’analyse (et relativise) à la fin du tome I la composante nationale du maoïsme : secondaire, quoique sa place subordonnée dans le système d’action ne soit pas gage de modération ni même de discrétion   . J’y ai fait allusion à propos des déclinaisons de la guerre en politique. Les luttes sont le fil conducteur. Le paradoxe, c'est que la division « en un seul pays » exclut la guerre extérieure, tandis que la fin des luttes et l’étatisation actuelle rendent la guerre possible   . Qu’il soit un effet plutôt qu’un facteur de l’empire terrestre (en tant que forme politique) n’empêche pas le nationalisme d’être désormais installé comme s’il s’agissait d’un État de la nation chinoise (dite « Han »).

Sur tout le spectre allant de l’imaginaire au culturel et au militaire, la Chine est une puissance nationale en elle-même et à l’échelle mondiale, bien qu’elle refuse d’afficher un nationalisme   . On le voit à propos de Taïwan et des mers bordières, on le devine au sujet d’autres enjeux plus globaux. La Chine se présente au monde comme une force de stabilité et de paix. Mais le germe ne demande qu’à croître. Il prolifère au Xinjiang, au Tibet (que l’on tend à oublier...), en bien d’autres régions « minoritaires ». Les temps économiques plus difficiles, le creusement démographique, les tensions géopolitiques externes, ethniques et sociales internes, ne peuvent que le favoriser.

L’État restauré devenant nation n’est pas rassurant. On peut mentionner a contrario le poids du régime d’ordre et celui des tâches de gouvernement. Suffiraient-ils à empêcher quelque aventurisme « poutinien » ? On voit mal le pays s’en tenir à un « splendide isolement » : si le régime venait à s’estimer fragile et menacé de l’intérieur, s’il se trouvait impliqué dans la complication internationale.

Vous le voyez, en son monde historique actuel, la Chine ne peut jouir d’une histoire parvenue à sa fin. Or, il se trouve que son monde est le nôtre. J’ai suggéré que l’on ne peut prédire sa domination, ou son leadership, même alliée à d’autres puissances anti-occidentales en une croisade pacifique ou guerrière. Mais en ajoutant les facteurs et les forces antidémocratiques et anti-universalistes, le monde qui vient a de grandes chances de basculer du côté tragique. On ne peut dire avec ou sans la Chine. Elle nous impacte et sera sans nul doute impactée.

Sur Nonfiction.fr :

- Alice Ekman : « La Chine, une puissance communiste », juin 2021.

- Emmanuel Véron : « Les ambitions géopolitiques de la Chine », juillet 2020.