Le regard sur la France d'un Allemand, enseignant installé à Paris depuis près de 30 ans, s'avère instructif sur les différences de perception dans les relations interculturelles entre les deux pays.

Né en Allemagne, Frank Gröninger vit à Paris depuis 1993. Il enseigne l’allemand et les relations interculturelles, dans le cadre de formations professionnelles (en particulier pour des diplomates français, mais aussi pour des cadres d'entreprises ou des chômeurs en reconversion professionnelle), de cours particuliers, ainsi qu’au niveau universitaire (à Sciences Po et dans des écoles de commerce) et secondaire (lycée Louis-le-Grand).

Dans son premier livre Douce Frankreich (AlterPublishing, 2021), il propose son propre récit de vie, celui d’un Allemand observant avec humour et passion « l’art de vivre à la française » (ou ce qui est supposé l'être), à partir des différences culturelles et des « faux amis » (comme disent les professeurs de langues) entre la France et l’Allemagne.

Nonfiction : Pourquoi avoir voulu retracer maintenant votre expérience en France, alors que vous vivez à Paris depuis 1993 et que vous êtes devenu français en 2019 ?

Frank Gröninger : Comme je l’explique dans le livre, c’est lors du premier confinement de 2020, alors que j’ai, comme tout le monde, passé beaucoup temps à la maison, que je suis tombé sur un carton dans lequel j’ai trouvé des affaires familiales, dont une carte postale de mon grand-père. Je savais que mes grands-parents et mon père avaient vécu en France, avant la Seconde guerre mondiale, mais on n’avait jamais vraiment parlé de cela (mon père n'en avait plus de souvenirs). Or, à travers cette carte postale et d’autres objets qui me restaient, cela me renvoyait à une histoire singulière puisque j’ai moi-même passé près de 30 en France désormais.

C’est alors que je me suis dit qu’il était temps d’écrire à ce sujet. Puis, cette écriture est devenue, au fil du confinement, une forme d’obsession, car c’est finalement à ce moment-là que j’ai pris le temps d’assembler tous les morceaux du puzzle qui me liaient à la France…C’est peut-être aussi parce que je me suis rendu compte que j’avais plus longtemps vécu en France qu’en Allemagne.

Vous évoquez beaucoup d’épisodes, depuis l’enfance jusqu’à la période récente et l’on se rend compte en vous lisant que votre expérience mêle beaucoup de milieux très différents de la société française, au sein desquels vous avez enseigné l’allemand (des étudiants aux personnes âgées, des cadres dirigeants aux chômeurs). Vous insistez notamment sur la dimension interculturelle, à partir d’un modèle — celui du sociologue américain Milton James Bennett  — qui laisse apparaître des phases de déni de la différence, puis d’acceptation de cette différence jusqu’à une adaptation qui, dans votre cas, s’est traduite par une naturalisation, 25 ans après votre installation. Pouvez-vous nous parler de chacune de ces phases d’adaptation ?

Cela est difficile à mesurer parce qu’il peut y avoir des rechutes ! Je voulais écrire ce livre pour expliquer les théories interculturelles, mais sans que cela apparaisse trop abstrait. C’est par un récit de vie — des anecdotes souvent drôles, j’espère, et parfois peut-être plus tristes —, que j’ai voulu montrer comment on vit cette rencontre avec une autre culture nationale et, finalement, cette adaptation à « l’autre » pays.

Pour tout vous dire, la période la plus longue, et sans doute la plus importante, est celle où l’on est dans la découverte, souvent naïve et agréable — le « dépaysement » —, durant laquelle on trouve tout mieux que dans son pays d’origine, ne serait-ce que pour se justifier de l’avoir quitté… C’est la phase classique de « lune de miel » avec le nouveau pays. On est ainsi dans la comparaison permanente. En réalité, on passe dans la phase suivante, celle de l’adaptation, quand on arrête enfin de comparer. Je pense d’ailleurs qu’il faudrait tenter de cesser de comparer en permanence les pays, mais puisque les médias et les politiques le font aussi, c’est difficile de ne pas le faire !

En effet, vous constatez que c’est, bien entendu, une richesse de l’Europe que de côtoyer des cultures nationales aussi proches les unes des autres, mais que cette richesse doit passer par le dialogue plus que par la confrontation et la comparaison permanentes. À ce sujet, vous proposez un récit plutôt joyeux, ironique et souvent drôle, mais on devine aussi un certain agacement concernant les préjugés culturels, voire culturalistes. Cette tendance aux préjugés a-t-elle changé depuis presque 30 ans (depuis l’Europe de Maastricht, pour le dire en termes politiques désincarnés) ou cela reste-t-il une constante, même après l’unification progressive (bien que difficile et non linéaire) du continent ?

Je crois malheureusement que c’est une constante, ce n’est ni français ni allemand… C’est quelque chose que chacun a dans sa culture, parce que l’on recherche en permanence la confirmation de ce que l’on pense être des différences culturelles avec d’autres pays, en particulier avec ses voisins.

Il est même possible que l’Union européenne nous ait poussé inconsciemment à faire moins d’efforts avec nos voisins, considérant naïvement que nous sommes presque pareils, ce qui est bien entendu faux. Et c’est en faisant moins d’efforts que l’on va faire le plus d’erreurs. Les clichés sont bien sûr très agaçants, mais ils le sont encore plus quand on ne cherche pas (ou plus) à comprendre les réactions des autres nationalités. C’est en réalité une question de sensibilité autant que de compréhension.

Vous avez enseigné en particulier dans des milieux parisiens très élitistes (lycée Louis-le-Grand, Sciences Po, ministère des Affaires étrangères) et vous avez aussi eu l’occasion de côtoyer de grandes entreprises (Air France, BASF, etc.). Considérez-vous que la langue allemande, en France, longtemps considérée comme celle des « bons élèves », est socialement très marquée ? Pour le dire de manière très caricaturale, les germanistes en France sont-ils surtout issus des élites ?

En presque 30 ans, je dois reconnaître que j’ai d’abord constaté que la pratique de la langue allemande, y compris dans l’enseignement secondaire, est en forte baisse. Cela s’explique sans doute, au moins pour une part, par des raisons générationnelles, notamment à cause du poids démographique de l’anglais, bien sûr, mais aussi de l’espagnol, dans le monde. Mais il faut cependant dire que, au sein de la jeunesse française actuelle (parisienne notamment), l’image spécifique de Berlin véhicule, depuis déjà quelque temps, une image cool et festive, qui incite certains, parfois après leur bac, à étudier l’allemand (ou à le retravailler).

Mais j’ai aussi beaucoup enseigné à des résidents non-français qui, s’ils voyaient le français comme une langue du quotidien à Paris, envisageaient l’allemand comme une langue peut-être plus utile dans le monde économique, bien que l’anglais soit totalement hors de portée à cet égard.

Il y a également peut-être une part d’élitisme, dans le sens où la langue allemande est considérée comme difficile. Et puis il existe des clichés populaires très présents en France qui interrogent l’utilité de parler allemand, alors que l’Allemagne n’est pas vue comme un pays de vacances avec de belles plages ensoleillées comme en Espagne ! Mais il faudrait peut-être, en réalité, changer l’enseignement des langues, de manière générale, car l’on ne met pas assez en avant l’aspect interculturel, notamment dans la confrontation aux réactions d’autres nationalités (par exemple au sujet de débats citoyens), alors que cela participe à la connaissance de la culture d’un pays, au-delà de la langue. La langue est aussi une affaire de rencontre culturelle et pas seulement de grammaire et de déclinaisons !

Au début de votre ouvrage, vous comparez à cet égard deux discours très emblématiques lors de l’annonce du confinement de mars 2020 : celui d’Emmanuel Macron, très austère, qui parle de guerre, et celui d'Angela Merkel, beaucoup plus empathique, plus humain, moins désincarné. Bien que les représentants d’un pays n’incarnent pas forcément l’esprit d’une nation, pensez-vous tout de même que cette mise en parallèle, que vous suggérez, est particulièrement parlante ?

Étant à la fois Français et Allemand, je ne me sens ni l’un ni l’autre et les deux en même temps ! Je n’appartiens pas à un seul pays, mais pas non plus aux deux entièrement. C'est certes une richesse, mais elle est accompagnée d'une solitude. Ainsi, lors du confinement, en 2020, j’ai surpassé cette solitude en écoutant les deux discours qui, en effet, sont très parlants. J’ai en réalité écouté le discours du président de la République avec les oreilles d’un Allemand et le discours de la chancelière avec les oreilles d’un Français.

Si Emmanuel Macron avait fait le même discours en Allemagne, cela aurait été réellement la guerre ! Car le mot « guerre » est resté longtemps tabou en Allemagne et un(e) chancelier(ère) n’a pas à le prononcer si la situation n’est pas celle d’une « vraie » guerre.

D’une certaine manière, on peut considérer que les Français attendaient de leur président qu’il leur dise ce qu’il faut faire (même si c’est pour s’y opposer ensuite largement !), alors que les Allemands attendaient de leur chancelière qu’elle les rassure, ce qui d’ailleurs va contre un cliché très répandu des Français, consistant à voir les Allemands comme un peuple toujours prêt à être (de nouveau ?) belliqueux...

Pourquoi avoir choisi la naturalisation ? Vous expliquez dans votre livre avoir suscité beaucoup de réactions, étonnées voire hostiles.

Beaucoup d’amis allemands (surtout ceux qui vivent en France) n’ont pas vraiment compris ma démarche, même si j’ai gardé, bien entendu, la nationalité allemande et que ma nationalité française ne l’a pas remplacée. Pour eux, cela n’apportait rien, si ce n’est de voter, non pas aux élections locales et européennes (ce que je pouvais déjà faire en tant que ressortissant allemand), mais aux élections nationales françaises… ce qui n’est quand même pas rien !

Vous présentez régulièrement votre livre en France et en Allemagne depuis sa sortie. Les réactions et la lecture du livre sont-elles très différentes de chaque côté du Rhin ?

J’ai écrit directement le livre en français pour sa parution en France, puis je l’ai ensuite traduit moi-même en allemand pour sa publication en Allemagne. C’était d’ailleurs un exercice plutôt difficile, car les pensées sont différentes en fonction de la langue que l’on pratique, si bien que toute traduction est une adaptation à un autre contexte culturel.

Pour répondre à votre question sur la réception du livre en France et en Allemagne, elle est en effet différente dans les deux pays. Du côté français, le public est réceptif à l’image que mon récit lui renvoie de lui-même — y compris de manière humoristique, sous la forme de l’autodérision, au sujet de leurs tics de langage, de leurs expressions (« la vache ! ») ou d’autres exemples idiomatiques —, tandis que, du côté allemand, il y a tout de même une forme d’admiration, presque une envie vis-à-vis des Français (en tout cas au sein du public qui s’intéresse à la France, bien sûr), une envie d’avoir ce « je ne sais quoi » que n’ont supposément pas les Allemands (du moins certains le pensent-ils comme ça). La réception est donc aussi liée à ce que les Allemands projettent comme perspective privilégiée d’habiter et de parler comme un Français, mais c’est bien sûr un biais, puisque je m’exprime devant un public plutôt francophile.

D’ailleurs, je vais publier ces prochains jours, chez le même éditeur, un autre livre sur les clichés interculturels, mais dans le sens inverse : il sera intitulé Dessine-moi un Allemand !