Malgré leurs grandes différences, la sociologie française et l'anthropologie sociale britannique sont liées à des héritages révolutionnaires communs, l'un politique et l'autre économique.

Ancien élève de l'École normale supérieure de Cachan, docteur en sociologie et agrégé des sciences sociales, Baudry Rocquin enseigne au lycée Montaigne de Mulhouse et est chercheur associé au laboratoire DynamE (UMR 7367) à l'Université de Strasbourg. Dans son récent essai L'invention de la sociologie et de l'anthropologie sociale (1789-1940), sur lequel il revient ici, il prolonge et élargit la réflexion proposée par sa thèse British Sociologists and French 'Sociologues' in the Interwar Years. The Battle for Society, publiée chez Palgrave Macmillan à Londres en 2019.

Nonfiction.fr : Votre ouvrage présente une analogie entre la sociologie française, durkheimienne notamment, et l’anthropologie sociale britannique, avec une temporalité congruente et un lien commun autour de la Révolution, à la fois sur le plan politique et industriel. Cela peut paraître original car vous mettez en lumière des origines communes sur le plan social et scientifique. Comment vous est venue cette idée de comparer deux généalogies intellectuelles que l’on n’a pas de prime abord l’idée de mettre en parallèle ?

Baudry Rocquin : Je parlerais de deux origines, l’une académique et l’autre plus personnelle. D’une part, j’ai réalisé ma thèse en Angleterre, à Oxford, sur le sujet de l’histoire de la sociologie britannique, qui, prétendument, n’aurait jamais existé, et qui était en effet peu étudiée par les Britanniques eux-mêmes. J’ai ainsi cherché à démontrer qu’il y a bien des sociologues en Grande Bretagne mais qu’ils ont été oubliés, car ils ont été « vampirisés » par l’anthropologie sociale, qui a connu plus de succès outre-Manche.

D’autre part, comme j’ai vécu en tant que sociologue en Angleterre, je me suis rendu compte du fossé entre la compréhension française et britannique de la société et j’ai retrouvé par ma biographie personnelle, à cheval académiquement entre les deux cultures, un sens plus pratique à mes recherches théoriques.

Comment mettre en perspective à la fois la Révolution française et la révolution industrielle, deux phénomènes aux effets et aux temporalités différentes, comme des origines intellectuelles communes de la sociologie et de l’anthropologie sociale en France et en Grande Bretagne ?

C’est le terme de révolution qui est important. Une révolution est un changement brutal et inattendu de la vie politique mais aussi du mode de vie, de la société, de la culture et de l’économie. Cela entraîne des bouleversements et, parfois, des violences. De ce point de vue, la Révolution française est la révolution par excellence, en France comme au niveau mondial, dont Émile Durkheim lui-même a reconnu qu’elle était à la source de la désorganisation sociale qui a entraîné plus tard l’émergence de la sociologie.

Pour ce qui concerne la révolution industrielle, on a parfois coutume de dire que c’est moins une révolution qu’une première vague technique et économique, moins intense et bouleversante, et qui prend plus de temps à se mettre en place. Mais c’est à tout le moins une révolution sur le plan des mentalités, qui rompt avec la prépondérance séculaire du monde agricole dans les modes de vie. Comparer ces deux révolutions, l’une d’origine politique et l’autre de nature technique et économique, permet de mettre en relief les désorganisations sociales qu’elles ont pu engendrer. Un auteur anglais tel que R.H. Tawney a ainsi écrit dans La religion et l’essor du capitalisme (1926) que la révolution industrielle a été une révolution des mentalités autant qu’économique.

Vous défendez une thèse audacieuse en fin d’ouvrage, considérant que l’émergence du totalitarisme en Europe trouverait l’une de ses origines dans l’échec de la sociologie. Comment peut-on expliquer un phénomène politique aussi structurant du XXe siècle en puisant dans des origines intellectuelles ? Certains travaux en histoire des idées ont en effet pu mettre en perspective des terreaux intellectuels favorables à l’émergence d’idées nationalistes (Zeev Sternhell) puis totalitaires (Hannah Arendt) mais vous semblez vouloir aller plus loin dans votre hypothèse, sans écarter bien sûr d’autres causes que celles-ci.

En effet, lorsque je parle d’une thèse originale et subversive, c’est aussi une façon d’inciter les lecteurs à reconsidérer l’importance de l’histoire intellectuelle de la sociologie. C’est une manière d’ouvrir la discussion. J’ai bien conscience qu’un phénomène tel que le totalitarisme — d’ailleurs très divers dans ses formes — est par essence multifactoriel. Je tente d'étudier en réalité un angle mort des théoriques politiques, à partir des thèses d’Hannah Arendt sur la désorganisation des masses ou la « banalité du mal », en cherchant dans des lointaines perspectives intellectuelles à ce phénomène politique et social, qui n’est pas seulement abstrait et théorique.

L’idée de lancer une discussion avec les autres théories est intéressante. De mon côté, c’est surtout du point de vue institutionnel, qui est l’objet de la sociologie, que je fonde mon analyse. Si les institutions n’ont pas réussi à être « relevées » par la sociologie comme en France après 1789, est-ce qu’institutionnellement les fondements du totalitarisme allemand n’ont pas à y être recherchés ? Enfin, cette idée est surtout une première direction. Je songe déjà à mon prochain ouvrage qui pourrait reprendre cette thèse et l’étayer. C’était une première pierre à l’édifice.