Retour sur les récentes évolutions d'un commerce en transition : le marché du livre d'occasion, ouvert à de nouveaux acteurs (plateformes en ligne, particuliers...) et à une économie circulaire.

Vincent Chabault est sociologue, maître de conférences à l’Université Paris Descartes - Sorbonne Paris Cité, chargé d'enseignement à Sciences Po et chercheur au Centre de recherche sur les liens sociaux (CNRS). Auteur d'un ouvrage issu de sa thèse, La FNAC, entre commerce et culture (PUF, 2010, prix Le Monde), de Librairies en ligne (Presses de Sciences Po, 2013) et d'un Éloge du magasin. Contre l'amazonisation (Gallimard, 2020), il s’intéresse dans ses nouveaux travaux à la question de la médiation marchande du livre. Le livre d'occasion. Sociologie d'un commerce en transition (Presses universitaires de Lyon, 2022) est la version remaniée de son habilitation à diriger des recherches.

Nonfiction.fr : Vous proposez dans votre ouvrage une sociologie du marché du livre d’occasion, en laissant apparaître de fortes évolutions récentes, avec notamment l’arrivée de nouveaux acteurs (plateformes en ligne, particuliers, réseaux d’économie sociale et solidaire…). Après vos études remarquées sur le modèle économique de l’enseigne FNAC ou sur la résilience des magasins de centre-ville face à Amazon, pourquoi vous êtes-vous intéressé au livre d’occasion, fort peu analysé par la littérature académique malgré une importance symbolique de ses acteurs traditionnels (marchands de livres de collection, bouquinistes des quais de Seine, enseignes historiques telles que Gibert…) dans les imaginaires ?

Vincent Chabault : En retraçant il y a quelques années les étapes du développement du commerce du livre en ligne, j’avais observé que, parmi les précurseurs, des réseaux de librairies d’ancien et d’occasion avaient conçu des places de marché dès 1995. Je pense au site lyonnais livre-rare-book.com ou au canadien Abebooks dont Amazon fit l’acquisition en 2008. La dynamique de plateformisation de cet espace commercial est donc ancienne et le premier objectif scientifique de l’enquête était de documenter les multiples reconfigurations de cet espace commercial. Sans verser dans le déterminisme technologique, je souhaitais aussi regrouper des éléments visant à examiner l’évolution du rapport marchand au livre. La modification des réseaux de commercialisation contribue-t-elle à modifier notre rapport marchand à la culture ? Plusieurs indices montrent que la démocratisation des pratiques marchandes par l’essor des plateformes provoque le déclin du consentement à payer le prix du neuf. Enfin, après 15 ans de recherches consacrées au commerce du livre, j’ai le sentiment qu’il s’agit d’un commerce dont les mutations sont très instructives pour la compréhension des transformations du commerce de détail en général : montée des plateformes, maintien du commerce physique sous certaines conditions, extension du marché de la seconde main, investissement massif des particuliers… toutes ces mutations concernent le livre mais touchent aujourd’hui la quasi-totalité des marchés de consommation.

Assimilez-vous désormais le marché du livre ancien à une forme d’économie circulaire ? Peut-on considérer que les consommateurs de livres d’occasion recherchent par ce biais un autre rapport marchand à « l’objet livre » ?

Pour le marché de seconde main, l’attrait des consommateurs répond avant tout à des contraintes budgétaires. La simultanéité de la crise financière de 2008 et le déploiement des places de marché a étendu le marché de l’occasion de manière spectaculaire. Tous biens confondus, il est estimé – avec beaucoup de difficultés – à près de 8 milliards d’euros. Derrière ce motif financier, d’autres raisons apparaissent dans les sondages : la volonté de contribuer au réemploi des biens durables, la quête de lien social (un chiffre m’avait frappé : 80 % des transactions sur Leboncoin donnent lieu à des rencontres physiques), un souhait de prendre du recul vis-à-vis de l’appareil commercial dominant… Toutes ces raisons restent valables pour le livre. Même si ces pratiques restent marginales, le goût des livres usagés, un lien sensible à sa matérialité ou aux traces laissées par d’anciens lecteurs, une préférence pour des normes graphiques caractéristiques d’une époque précise (la collection « Liberté de l’esprit » chez Calmann Lévy dans mon cas), une démarche de collectionneur conduisent aussi certains à préférer la seconde main. L’indisponibilité du titre neuf reste aussi une raison avancée : l’occasion demeure bien évidement un moyen de se procurer un titre épuisé.

Le marché du livre neuf et celui du livre d’occasion obéissent-ils aux mêmes règles de formation des prix ?

Le neuf est encadré par la loi Lang sur le prix unique du livre de 1981 tandis que, pour l’occasion (c’est-à-dire après une première acquisition d’un volume par un client final) les prix sont libres. J’ai souvent entendu dire pendant l’enquête qu’un libraire d’occasion était un « vrai » commerçant comparé au libraire de nouveautés pour qui les prix des livres sont fixés par l’éditeur, en France tout au moins.

En enquêtant auprès des libraires et des bouquinistes, on découvre des règles de formation des prix partagées par la profession qui s’appuient sur des considérations d’ordre économique, relatives à la création de profit par rapport au prix de rachat, mais aussi sur des considérations d’ordre moral. Sur un marché parisien, chaque professionnel doit veiller à sa réputation et, pour ce faire, à ne pas « entuber » le client au moment des rachats comme lors de l’activité de revente.

L’un des résultats de mon enquête est de montrer que ces pratiques sont aujourd’hui rendues obsolètes par les programmes informatiques de grands détaillants numériques (Better World Books, Momox, Recyclivre) qui ajustent instantanément leurs prix par rapport à l’offre concurrente, référencée sur les places de marché. Une traque tarifaire s’est aujourd’hui imposée à laquelle s’ajoute un nouveau mode de constitution de l’assortiment : la collecte de dons au lieu de l’acquisition d’un approvisionnement. Ces mutations ont des effets directs et négatifs sur les détaillants traditionnels, dont une grande part est présente sur les marketplaces.

À terme, le marché du livre neuf peut-il véritablement être menacé par celui du livre d'occasion ?

Pour répondre à cette question, il faudrait connaître précisément le taux de substituabilité de l’occasion sur la nouveauté. Une seule enquête économétrique a été menée aux Etats-Unis au milieu des années 2000. Ce taux était estimé à 16 %, ce qui est peu. L’occasion parasite le neuf plutôt qu’il ne le cannibalise. Toutefois, le marché s’étend aussi parce que l’on achète des livres qu’on n’aurait pas achetés neufs. Le livre d’occasion n’est pas qu’un substitut, c’est aussi un livre supplémentaire. Plus généralement, en raison de la démocratisation des usages marchands (achat et revente), des contraintes budgétaires des ménages qui encouragent à l’achat d’occasion et à la revente, mais aussi de nouvelles valeurs écologiques associées à la consommation, toutes les conditions sont aujourd’hui réunies pour ce que parasitage se renforce au détriment des éditeurs, des libraires de nouveautés et des auteurs (lesquels ne sont pas rémunérés sur les ventes secondaires de leur œuvre).