Anne L. Tsing nous rappelle les dangers pour l’humanité de la simplification et de la financiarisation de la nature, sur le modèle de la « plantation ».

L’anthropologue américaine Anna L. Tsing s’est fait connaître en France grâce au succès de son Champignon de la fin du monde, suivi par la traduction du plus ancien Frictions. Les éditions Wildproject proposent désormais un court recueil de trois articles de l’anthropologue intitulé Proliférations. Ces textes font échos à ses livres, qu’il s’agisse de forêts en Indonésie ou de cueillette de champignons à travers le monde. Surtout, elle y emploie sa méthode novatrice qui s’intéresse à parts égales aux relations entre vivants, et pas seulement entre êtres humains. Ce nouveau livre est préfacé par la philosophe des sciences Isabelle Stengers, qui a contribué à la traduction de Frictions.

 

« Proliférations » versus « résurgences »

Le premier article se penche sur les « nouveaux mondes sauvages » qui apparaissent du fait de l’action de l’homme sur la nature. Si les « espèces invasives » importées sont désormais bien connues, Tsing revient ici sur le comportement d’espèces endogènes. Ainsi, en Indonésie, le balaran prolifère à la suite de coupes massives dans les forêts et empêche la régénération habituelle des espaces boisés. « Le balaran étouffe la vie future des forêts, créant une monoculture durable. » Plus que la plante, c’est l’action « intentionnellement inattentive » de l’homme – à travers nos activités industrielles destructrices – qui vient perturber les équilibres existants.

Le deuxième article, inscrit dans le prolongement du précédent, offre une réflexion sur la notion de « soutenabilité », souvent dévoyée en dépit de son intérêt. Tsing oppose ici les « résurgences » (la capacité de la nature à se régénérer de façon autonome) et les « proliférations » (le déséquilibre de la nature au profit d’une espèce destructrice). Elle « défend l’idée qu’une soutenabilité sensée doit s’appuyer sur des résurgences multi-espèces, c’est-à-dire sur la reconstitution de paysages viables grâce aux actions de nombreux organismes. » A contrario, la « prolifération » est issue d’une économie de la « plantation » qui transforme la nature en actifs financiers et la rend plus vulnérable à la maladie et à la pollution, nous menaçant tous en retour. Elle estime que la « résurgence » caractérise, par exemple, le mode de fonctionnement de l’agriculture pendant l’Holocène, avec de nombreux intervenants (non-humains). En revanche, la « prolifération » appartient à l’ère de l’Anthropocène, où la monoculture court le risque de devenir stérile et représente une menace pour « la viabilité multi-espèces ».

L’anthropologue en appelle à un retour à l’interdépendance entre espèces et illustre son propos avec les champignons. Les forêts sont dépendantes des champignons, mais ces derniers peuvent aussi les menacer, comme lorsque des organismes peu connus sont importés dans le cadre du commerce international du bois. Le frêne européen est ainsi attaqué par une maladie asiatique arrivée dans les cales de bateaux ou les soutes d’avions. En effet, de nombreuses pépinières sont organisées sur le modèle de la plantation (« Les plantations disciplinent les organismes en tant que ressources en les retirant de leur monde vivant. »), favorisant en retour les maladies. Dans ce contexte, les anthropologues ont, selon Tsing, un rôle important à jouer en observant avec une attention nouvelle les relations entre espèces. Un tel travail permet d’identifier et de protéger les indispensables espaces de « résurgences ».

 

De l’interdépendance entre espèces

Dans le dernier essai qui compose ce recueil, Tsing aborde à nouveau les champignons, les envisageant comme « espèces compagnes » en hommage à la philosophe américaine Donna Haraway. Dans le sillage des travaux de la précédente, Tsing entend dépasser l’opposition entre nature et culture et envisager la domestication des plantes et des femmes en un même mouvement. Elle rappelle que « L’interdépendance des espèces est un fait bien connu – sauf lorsqu’il s’agit des humains. » et nous invite à aller à l’encontre de notre sentiment d’exceptionnalisme et notre volonté de contrôle de la nature.

Elle revient sur l’exemple désormais bien connu du mouvement de domestication croisée entre hommes et céréales, étudié dernièrement par son confrère James C. Scott et partiellement remis en cause par David Graeber et David Wengrow. Elle ajoute que les céréales ont aussi contribué à assoir la domination masculine. Ces aliments imposent aux femmes d’avoir plus d’enfants qui constituent une main d’œuvre pour les champs. Un mouvement de standardisation des cultures, et des familles, lié à l’émergence de l’État et de hiérarchies, se met alors en branle. Or, cette standardisation est une source de vulnérabilité, comme l’illustre la famine des pommes de terre en Irlande au XIXe siècle, du fait du faible nombre de variétés importées d’Amérique. La canne à sucre et ses ravages sur les écosystèmes en sont un autre exemple. Il en résulte un appauvrissement de la diversité du monde, à la fois biologique et sociale. Heureusement, les champignons continuent à vivre dans les marges et symbolisent cette diversité à préserver.

À l’approche de la COP15 sur biodiversité qui aura lieu en Chine, ce petit livre, qui constitue une bonne introduction au travail fondamental d’Anna L. Tsing, nous rappelle que des changements profonds dans notre relation avec les autres espèces s’imposent afin de conserver la richesse du vivant. À leur tête une reconnaissance de notre interdépendance entre espèces, humains compris.