L’histoire de notre passion pour le sucre est aussi celle de l’esclavagisme, de la destruction d’écosystèmes et de ses conséquences néfastes en termes de santé publique.

Avec Le Monde dans nos tasses. Trois siècles de petit déjeuner   , le géographe Christian Grataloup a proposé une histoire mondiale du petit déjeuner à travers les trois boissons qui le composent habituellement : café, thé et chocolat. Il n’oubliait pas de préciser que l’une des composantes essentielles du succès de ce trio n’était autre que le sucre, ajouté assez largement dans ces breuvages. En effet, le sucre représente un apport énergétique appréciable, par exemple pour les ouvriers anglais du XIXe siècle.

Le lecteur d’Histoire du sucre, histoire du monde ne sera donc pas surpris de la place prise par le sucre dans la vie et la culture anglaises, comme le rappelle en introduction l’historien James Walvin, professeur émérite à l’Université de York, auteur prolifique – mais encore très peu traduit en Français – et spécialiste de l’esclavagisme. Si le sucre – sous la forme de bonbons ou de gâteaux – est associé aux souvenirs d’enfance de l’historien britannique, l’aliment explique en creux la mauvaise santé de ses aïeuls, notamment de leur dentition, pour ne parler que des signes les plus visibles (des dents jaunies aux caries en passant par le dentier). Présenté au quotidien comme une douceur réconfortante, le sucre est aussi à l’origine de nombreux maux, sanitaires, mais également sociaux et environnementaux. C’est sur ce paradoxe que se fonde la démarche de l’historien, rendu sensible à la question à la suite de ses premiers travaux sur les plantations jamaïcaines.

 

L’impact de la canne à sucre sur nos habitudes alimentaires…

Aujourd’hui, des dizaines de millions de personnes sont dépendantes au sucre. Les produits sucrés sont omniprésents. Ironie de l’histoire, Coca-Cola vante désormais sa boisson phare sous sa forme « sans sucre ». Alors que le sucre a longtemps été une récompense pour les enfants, les autorités sanitaires cherchent aujourd’hui à limiter sa consommation… Comment expliquer un tel renversement ? Pour cela, James Walvin retrace de façon vivante l’histoire de notre goût pour le sucre et de ses modes de production.

Le sucre est bien sûr une composante du régime alimentaire occidental depuis plusieurs siècles, longtemps grâce au miel, qu’atteste sa présence dans les grands mythes et religions. Toutefois, sa consommation reste limitée et restreinte aux classes privilégiées avant 1600 environ, comme en témoigne les sculptures en sucre lors de certaines réceptions organisées par les élites.

La donne change au XVIIe siècle avec le développement des colonies sucrières européennes en Amérique, la naissance des plantations et des industries associées, comme les raffineries. Le sucre devient alors un produit courant – s’infiltrant par exemple dans le quotidien des classes populaires avec les confitures – et dont l’acquisition devient progressivement possible pour l’ensemble des strates de la société. Le sucre est désormais considéré comme un problème sanitaire ; les consommations moyennes par habitant ainsi que les niveaux de productions atteignent des sommets. Si le goût pour le sucré est certes universel, son développement massif est intrinsèquement lié à celui de la canne à sucre. Avant le XVIIe siècle, la canne à sucre commence à être cultivée en Asie (Indonésie, Inde, Chine) pour une consommation locale et à petite échelle. Sa culture change de dimension quand elle gagne les rives de la Méditerranée et surtout l’outre-Atlantique.

 

… et sur les hommes et la nature

Avec la colonisation, les Européens ont ramené dans leurs bagages le goût pour le sucre. En s’implantant dans les îles, notamment les Antilles et les Caraïbes, ils apportent avec eux la canne à sucre, puis une main d’œuvre pour la cultiver. L’essor de l’esclavagisme s’explique en grande partie par la culture de la canne. Après son abolition, ce sont des travailleurs sous contrat, notamment des Indiens, qui remplacent les esclaves africains qui avaient été déplacés par millions, et dont une partie non négligeable a péri lors des voyages vers l’Amérique, justifiant la formule de Voltaire dans CandideC'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. »). À cela s’ajoute la destruction des paysages et de l’environnement de ces îles, aujourd’hui méconnaissable à la suite de leur transformation par la culture intensive de la canne à sucre. Pour James Walvin, c’est toutefois le bilan humain qui est le plus lourd, via l’esclavagisme, mais aussi à cause des conséquences sanitaires de notre consommation excessive de sucre.

La culture de la betterave, praticable en Europe et développée en particulier dans les pays du Nord de l’Europe, a pu se présenter un temps comme un substitut à celle de la canne à sucre. Cependant, elle a surtout contribué à augmenter les volumes de sucre produits en s’additionnant à ceux de la canne à sucre, tout comme le développement des édulcorants chimiques, notamment à base de maïs, qui ont envahi les plats les plus divers. Car l’une des caractéristiques du sucre est aussi d’être présent là où on ne l’y attend pas forcément, comme dans les plats préparés et les boissons – le rhum à ses débuts, les sodas, aujourd’hui consommés très largement.

Compte tenu de son importance, le sucre est devenu l’objet de luttes géopolitiques aux répercussions non négligeables, comme l’illustre le soutien des Etats-Unis à des régimes peu fréquentables en Amérique. Et ses conséquences en termes de santé sont désormais indéniables, en particulier en termes d’obésité, mais aussi de diabète, dans le monde anglo-saxon comme dans les pays du Sud.

Pour autant, le sucre reste un produit très populaire, bien que les politiques publiques cherchent à y remédier avec l’imposition de taxes sur les sodas et autres produits sucrés, en plus de l’éducation alimentaire. Le lobby du sucre s’efforce en parallèle de retarder ou de vider de leur sens la mise en place de telles mesures, en finançant par exemple des études détournant l’attention sur le rôle néfaste joué par le gras. James Walvin parle ainsi du pouvoir corrupteur du sucre, dont certains épisodes de son histoire rappellent les affrontements au sujet du tabac.

 

Avec une Histoire du sucre, histoire du monde, l’historien James Walvin propose une démonstration extrêmement claire, mais parfois répétitive aussi bien en termes d’arguments que d’exemples. Néanmoins, son récit historique se lit comme un roman aigre-doux et se transforme, dans les derniers chapitres, en un essai très informé et assez engagé dénonçant les méfaits du sucre.