L’histoire des trois boissons (thé, café, chocolat) qui composent notre petit déjeuner est au cœur des processus de mondialisation.

Le petit déjeuner est un moment inaugural de la journée, à tel point qu’il symbolise parfois la banalité et de la répétition du quotidien dans la fiction. Bien qu’il soit fortement ancré dans les habitudes occidentales, le petit déjeuner n’est pas dépourvu d’une histoire pluriséculaire que Christian Grataloup se propose de retracer dans Le Monde dans nos tasses. Trois siècles de petit déjeuner. Géohistorien, professeur émérite à l’université Paris Diderot, Grataloup est spécialiste de l’histoire du monde et de la mondialisation, sujets sur lesquels il a entre autres publié : Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde   , Faut-il penser autrement l'histoire du monde ?   et Introduction à la géohistoire   . Son choix d’écrire une histoire du petit déjeuner n’a rien de surprenant puisque ce repas est, par excellence, l’une des manifestations de la mondialisation, ou plutôt des mondialisations successives. Les trois boissons consommées le matin par les pays du Nord (thé, café et chocolat) viennent à l’origine du Sud et continuent à y être produites. Avant que le petit déjeuner ne s’impose comme le « plus petit commun dénominateur des pratiques alimentaires de la mondialisation », de nombreuses étapes furent nécessaires. Autrement dit, « il a fallu construire le Monde. »

 

Trois boissons, trois continents

Jusqu’à l’invention du petit déjeuner, la composition du premier repas de la journée ne différait guère de celle des suivants. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle qu’il commence à s’en distinguer ; tout comme le terme qui vient à le désigner. Dès lors, il s’organise autour d’une trinité de boissons d’origine tropicale : café, thé et chocolat. Le sucre joue aussi un rôle important. A cette époque, il n’est pas non plus produit localement mais extrait de la canne à sucre, qui pousse sous d’autres latitudes ; la culture de la betterave sucrière changera ensuite la donne. Les jus de fruits à base d’agrumes viennent ensuite compléter la liste ; leur origine asiatique ne détonne pas dans ce tableau. Les composants solides du petit déjeuner (beurre, céréales) et le lait sont en revanche issus de productions plus « locales ».

Le café est la plus consommée et la plus internationalisée de ces trois boissons. Les « pays anciennement industrialisés » en sont les plus friands. Le café constitue encore un marqueur du niveau de vie. Son histoire est celle d’une domestication tardive, puisqu’il s’agit d’une « plante de sous-bois d’altitude qui pousse encore à l’état sauvage dans la région du Kaffa au sud-ouest de l’Ethiopie. » Le café commence à être diffusé dès le XIIe siècle ; il est grillé, puis réduit en poudre, et sert d’abord d’épice. Ce n’est qu’à partir du XVe siècle, qu’il est cultivé pour servir de boisson au sein du monde musulman, l’interdit frappant l’alcool contribuant à son développement. Il arrive en Europe via le commerce maritime et séduit d’abord les populations urbaines. Bien que sa culture soit impossible sur le vieux continent, son passage par les serres hollandaises est déterminant. Les Européens l’exportent en Amérique du Sud, Antilles et Brésil notamment, contribuant ainsi à faire de ce continent le premier producteur de café.

En comparaison du café, l’histoire du thé est « multimillénaire ». Jusqu’au XIXe siècle, le thé est une boisson chinoise ; il faut attendre les Britanniques pour que cette dernière ne se diffuse à l’échelle mondiale. A la différence du café, le thé est consommé par ses pays producteurs en sus des pays européens. La boisson a connu deux mondialisations. La première débute dès le Moyen Âge et le parcours du thé recoupe celui de la « route de la soie » ; la seconde commence avec la domination européenne des mers. Les deux principales racines des mots désignant le thé dans les langues européennes témoignent ainsi de son mode de diffusion : « à l’Est, les pays qui ont connu la boisson par la voie terrestre disent “chaï”, à l’Ouest, ceux qui l’ont connu par la voie maritime des Compagnies des Indes disent “”. » Si les Britanniques ne sont pas les premiers à l’adopter, leur consommation de thé explose dès le XVIIIe siècle, les rendant dépendants de la production chinoise. Plus que la Guerre de l’opium, c’est la mise en culture du thé dans l’Empire colonial britannique – en Inde, à la suite d’une rocambolesque opération d’espionnage industriel de Robert Fortune – qui leur permet de se libérer de cette contrainte.

Café africain, thé asiatique… Le chocolat est le cousin américain de ces deux dernières, issu d’un mélange de cacao et de sucre. Le cacao est d’abord consommé amer par les populations américaines ; ce n’est qu’au milieu du XVIe siècle qu’il est pris avec du sucre, contribuant grandement à son succès auprès des colonisateurs espagnols. C’est via ces derniers qu’il se propage en Europe, rivalisant encore au XVIIIe siècle comme boisson du petit déjeuner, fonction qu’elle conserve surtout pour les enfants de nos jours. Le succès du chocolat sur la longue durée se fera davantage sous sa forme solide.

 

Des boissons au cœur de la mondialisation

La consommation du café et du chocolat tels que nous les connaissons actuellement nécessite une série de transformations techniques relativement complexes qui expliquent en partie leurs histoires respectives. Le thé est plus facilement et directement buvable. En conséquence, le thé concerne d’abord des « sociétés de commerce », quand café et chocolat sont l’affaire des « entreprises industrielles, devenues souvent des acteurs clés du secteur agro-alimentaire. »

La commercialisation et la production de ces boissons est ainsi d’abord liée à la maîtrise des mers par les puissances européennes, à la colonisation de vastes territoires par ces dernières, et à l’emploi d’esclaves dans les plantations. Ancêtres lointains de nos multinationales, les compagnies maritimes ont joué un rôle essentiel dans cette diffusion : Compagnie unie des Indes orientales pour les Hollandais, East India Company pour les Britanniques ou Compagnie d’Orient pour les Français. La production du café, du chocolat et du sucre n’ont eu lieu qu’avec l’apport d’une main d’œuvre d’esclaves africains : les bateaux important en Europe ces matières premières servent alors de négriers à l’aller. Les choix opérés par les puissances européennes contribuent également à orienter la production de ces pays d’une agriculture vivrière à la monoculture, comme dans les Antilles.

Enfin, la diffusion de ces boissons contribue à une uniformatisation des pratiques alimentaires matinales. Au XIXe siècle, le petit déjeuner devient « le dopant de la révolution industrielle ». En Grande-Bretagne, les ouvriers issus des campagnes découvrent cette combinaison de thé, de lait et de sucre qui leur permet de tenir dans les usines ; sur le continent, c’est le café qui joue ce rôle. Globalement, « l’usine forme alors un couple nécessaire avec la plantation : au niveau mondial, le Sud agricole nourrit le Nord industrieux. »

 

Résistances et reconfigurations

L’histoire du petit déjeuner touche-t-elle bientôt à sa fin ? Certes, sa diffusion n’a jamais été linéaire ni complète. Par ailleurs, la composition du petit déjeuner varie et reste bien souvent constitutive de l’identité culturelle d’un pays : du Full English Breakfast au café-croissant français, en passant par le chocolat et churros espagnol, celui-ci revêt de nombreuses formes. Dans le Sud, comme en Afrique ou chez les Amérindiens, il est possible de parler de « résistances », puisque des formes locales de repas matinaux subsistent.

En Occident, le désintérêt d’une partie des adolescents pour le petit déjeuner et la montée en puissance de la pratique (dominicale) du brunch annoncent peut-être le déclin du premier. Plus largement, la « tendance croissante […] à vouloir manger des produits locaux » au Nord risque de heurter fortement une pratique alimentaire fondée sur la consommation d’importations tropicales. Ce mouvement est cependant parallèle à celui en faveur du commerce équitable à l’échelle mondiale, dont le café est l’un des produits phares avec le chocolat. Ainsi, « la tension entre citoyens sensibles aux questions mondiales et citoyens qui pensent d’abord local est devenue partout aujourd’hui l’élément structurant majeur des démocraties occidentales. Ce conflit d’échelles n’épargne pas le petit déjeuner. »

 

Avec Le Monde dans nos tasses, Christian Grataloup a ainsi écrit un essai historique à la fois accessible et intelligent. Rédigé dans une langue claire, avec un minimum de notes, le livre est accompagné d’indications bibliographiques ramassées et d’un beau cahier d’illustrations. Grataloup nous rappelle que le contenu de nos tasses et petites assiettes témoigne de l’histoire de la construction de notre Monde. Ce que nous tenons souvent comme acquis et relevant d’une tradition nationale reste invariablement le fruit de croisements, parfois surprenants. Ainsi, dans un domaine voisin, le piment, qui résume la cuisine indienne, est originaire d’Amérique du Sud et a dû attendre l’arrivée des Portugais pour s’implanter durablement dans le sous-continent. Grataloup nous offre donc matière à réflexion et à discussion à l’heure où certaines crispations identitaires se retrouvent dans nos assiettes et où les considérations environnementales nous invitent à regarder de plus près les provenances et conditions de productions de notre alimentation

 

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