Contre les évidences, la gauche n'a pas toujours été associée à l'État et n'est plus synonyme de mobilisation populaire dans les quartiers les plus socialement défavorisés.

Dans un contexte où, pour la première fois depuis près d’une décennie, la gauche française semble à nouveau dans une dynamique d’alliance, il n’est pas inutile de scruter son histoire politique contemporaine, à la fois sur le plan européen et au niveau plus local. Deux livres, l’un récemment publié et l’autre réédité en poche, permettent en effet d’approfondir, d’une part, la relation des socialistes européens avec l’État et, d’autre part, celle de la gauche française avec les quartiers populaires de banlieue. Ces deux thématiques peuvent paraître, de prime abord, quelque peu éloignées l’une de l’autre ; elles ont pourtant trait à la même question, celle de la possibilité pour la gauche de se « confronter au réel », en se saisissant des institutions, nationales comme locales, pour répondre à sa promesse de progrès social.

Le socialisme est-il un étatisme ?

Tout d’abord, avec leur essai Les Socialistes européens et l’État, Mathieu Fulla et Marc Lazar, tous deux enseignants-chercheurs au Centre d’histoire de Sciences Po, proposent de déconstruire l’idée reçue selon laquelle les socialistes sont associés fréquemment à la puissance publique. Volontiers véhiculé par les forces politiques de droite et les tenants d’un marché libéré de toute « contrainte » publique et de « charges sociales », le stéréotype d’une gauche « malade de l’État » est en réalité souvent faux d’un point de vue historique, comme le démontrent les deux historiens dans leur court ouvrage convaincant. Ils proposent ainsi une mise en perspective critique du rapport des socialistes européens (français en particulier) à l’État dans une perspective de longue durée, mais aussi transnationale et comparée, retraçant les grands moments d’une relation complexe et souvent ambiguë, de la critique de l’État bourgeois avant 1914 à la montée des influences néolibérales depuis les années 1980.

Intimement liée après 1945 à la montée du Welfare State (État providence), l’histoire du socialisme (et de la social-démocratie) n’est pourtant pas à l’origine celle d’un pur étatisme, le mouvement social et ouvrier puisant davantage dans le registre syndical et la lutte contre « l’État bourgeois ». En France, l’importance du « socialisme municipal » se construit en particulier comme une forme de « contre-société » face à un élitisme républicain qui, notamment sous la IIIe République, cherche davantage à instruire des citoyens qu’à égaliser les conditions des « nouvelles couches sociales ». Sur le plan politique européen, l’internationalisme de la « social-démocratie révolutionnaire » au début du XXe siècle (notamment lors de la conférence de Zimmerwald en Suisse, en 1915) se réclamant de Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg, critiquait fortement l’opportunisme des leaders bourgeois exerçant des responsabilités au sein des gouvernements, y compris ceux d’union nationale pendant la Première Guerre mondiale. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale, au moment où se consolident les différents modèles d’État social (beveridgien, nordique ou continental) en Europe que les socialistes, notamment les forces social-démocrates davantage inspirées par Keynes que par Marx, prônent un fort interventionnisme public sur le plan économique et social et investissent pleinement l’outil gouvernemental, en assumant « l’exercice du pouvoir » (problématique chère à un Léon Blum), au sein d’un État bourgeois.

C’est donc une approche historienne des rapports entre les socialistes et l’État que proposent Mathieu Fulla et Marc Lazar, n’oubliant pas dans leurs derniers développements l’ère du « tournant néolibéral » qui, à partir des années 1980 au sein de la gauche européenne, tend à substituer la thématique de la « modernisation » de l’État — à l’image de la « troisième voie » blairiste au Royaume-Uni, inspirée par le sociologue Anthony Giddens — à celle de sa démocratisation. La « question sociale » ne semble plus être alors au cœur de l’agenda de certaines réformes menées par la social-démocratie, que l’on pense par exemple aux fameuses « lois Hartz » du gouvernement de Gerhard Schröder en Allemagne, conduisant « le peuple de gauche » à s’éloigner progressivement des « partis des travailleurs » devenus « partis de diplômés ».

Le « rendez-vous » manqué entre la gauche et les quartiers populaires

C’est précisément à cette dernière question que s’intéresse Olivier Masclet, professeur de sociologie à l’Université de Limoges, dans son enquête intitulée La Gauche et les cités, publiée pour la première fois en 2003 après le « choc » du 21 avril 2002, qui révélait le fossé entre la gauche et les classes populaires. Le sociologue cherche à comprendre en profondeur ce « rendez-vous manqué » en menant ses entretiens en banlieue parisienne, essentiellement à Gennevilliers — la réédition de l’ouvrage est d’ailleurs augmentée d’un échange inédit avec Patrice Leclerc, maire communiste de la ville —, sur un terrain où le divorce est entériné depuis vingt ans avec la forte montée de l’abstention et le désintérêt des habitants à l’égard de la politique institutionnelle.

Selon Olivier Masclet, la rupture entre la gauche et les territoires « difficiles » de banlieue, que l’on appelle pudiquement « les quartiers », éligibles aux dispositifs de la « politique de la ville », ne peut être comprise par des analyses misérabilistes, alors que ses enquêtes démontrent que, dans les cités, se produit et se renouvelle un certain rapport à la politique, passant par des porte-paroles et des médiateurs, souvent issus de l’immigration, qui incarnent pour les jeunes un modèle de mobilisation collective. Pourtant, la gauche municipale n’a pas pu (ou su) véritablement intégrer au sein du champ politique local ces « militants de cité », l’abstention aux élections démontrant que les quartiers économiquement déshérités le sont aussi, presque fatalement, sur le plan politique.

Or, mettant en parallèle le renforcement contemporain de cette désaffection et l’importance historique des institutions publiques au niveau local, puisant dans le terreau du communisme municipal propre à la « banlieue rouge », le sociologue souligne à la fois les persistances de certains blocages et met en lumière des tentatives de « reconquête » des quartiers par les responsables politiques de gauche. Valorisant « un capital politique domestique », ces démarches, pas toujours couronnées de succès, ont pu soulever chez certains la crainte du « communautarisme ». Olivier Masclet conclut son ouvrage en dessinant une forme de « clôture de l’espace politique » dans les cités de banlieue, la représentation politique semblant toujours, malgré les engagements de la gauche locale, éloignée des populations les plus socialement défavorisées.

À la fois dans son rapport à la puissance publique et dans sa relation avec les territoires les plus pauvres, l’histoire et l’actualité de la gauche laissent ainsi apparaître une forme de fausse évidence, que ces deux ouvrages démontrent et illustrent avec force.