Thomas Frank réhabilite la tradition populiste américaine du XIXe siècle et revient sur l’opposition que rencontrent le plus souvent les politiques favorables au peuple.

Le mot « populisme » est souvent utilisé de manière péjorative. Il n’est d’ailleurs pas systématiquement repris ou revendiqué par les partis considérés comme tels. Le terme est pourtant à l’origine l’invention d’un parti politique américain du XIXe siècle, sur l’histoire duquel le journaliste et essayiste Thomas Frank revient longuement dans Le populisme voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie des années 1890 à nos jours.

Depuis le Brexit et l’élection de Donald Trump, certains commentateurs issus des élites ont tendance à opposer l’expertise à une démocratie hors de contrôle. Ironiquement, comme le rappelle Frank, l’arrivée au pouvoir de l’ancien magnat de l’immobilier n’aurait jamais été possible sans cette arme anti-populiste par excellence qu’est le système du collège électoral   .

Frank cherche à comprendre la « peur de la démocratie » chez les élites libérales, au sens américain, c’est-à-dire de gauche, même si l’acception française est aussi valable. Il rappelle également comment le terme « populisme » a été forgé en 1891 dans le Kansas ainsi que les ambitions originelles de ses concepteurs, bien différentes de l’image actuelle associée à ce mot. Le mouvement populiste naît en effet d’une aspiration profonde à l’égalité économique. Les élites de l’époque réagissent dans la foulée en présentant ce programme comme insensé.

Aujourd’hui, « quand on emploie ce mot pour décrire des démagogues et des dictateurs en puissance, on renverse cette signification historique. Le populisme était profondément, passionnément démocratique. » Frank s’empresse d’ailleurs de préciser son opposition à ce qu’il appelle le « faux » populisme, issu de la droite, et qu'il avait déjà combattu dans son œuvre la plus connue, Pourquoi les pauvres votent à droite. Dans ce nouvel opus, il aborde la méfiance des élites à l’égard du peuple ainsi que leur aveuglement concernant leurs propres échecs.

 

Aux origines du « populisme »

Thomas Frank présente ce qu’il appelle le « populisme historique » comme une révolte des classes populaires au nom de l’égalité et contre la brutalité des rapports sociaux, via leur tentative de fonder un troisième parti aux Etats-Unis, unissant ouvriers du Nord et fermiers du Sud, dans un contexte de monopoles économiques, de déflation (liée à l’étalon-or) et de corruption. Dans les années 1880, ce mécontentement se traduit dans un premier temps par une contestation d'agriculteurs puis par la constitution du « People’s Party » dont les principales revendications concernent l’économie et, dans une moindre mesure, la réforme électorale. Ils font « le choix étonnant de se concentrer sur l’économie, [considérant] beaucoup de controverses de l’époque comme des pièges ou des distractions. » Le mouvement est rapidement associé avec sa proposition d’utiliser l’argent à la place de l'or comme métal de réserve afin de lutter contre la déflation. Plus généralement, il demande une plus grande intervention publique, comme le financement de grands travaux afin d’employer les chômeurs. En 1896, ils s’allient finalement avec le candidat démocrate W. J. Bryan lors des élections présidentielles ; la défaite de ce dernier donne un coup d’arrêt au mouvement, même si beaucoup de ses revendications seront reprises et satisfaites au cours du XXe siècle, à tel point que certains historiens parlent d’un « apport populiste », inscrit dans une longue tradition de radicalité politique remontant à Thomas Paine et Thomas Jefferson.

Si le qualificatif de « populiste » est bel et bien revendiqué par ce parti, peu d’observateurs contemporains prennent la peine de remonter aux origines du mouvement et se contentent d’assimiler le populisme au racisme et à la démagogie. Plus profondément, pour Frank, « l’anti-populisme sert toujours à justifier un pouvoir qui ne rend pas de comptes. » Or, la tradition américaine de radicalité est bien différente de ce qui est aujourd’hui considéré comme du populisme ; au contraire, elle mériterait d’être réhabilitée pour faire face aux combats actuels. Pour cela, Frank réfute plusieurs clichés contemporains relatifs à l’expérience du « populisme historique ». Le mouvement n’est ni nostalgique, ni passéiste, mais croit en l’idée de progrès. Il soutient également le libre-échange tout en prenant parti pour la réglementation et l’intervention publique. Ce parti n’est pas particulièrement autoritaire, c’est davantage son manque de discipline qui le caractérise. Par ailleurs, loin d’être hostile à la diversité, il prône une alliance entre Blancs et Noirs et accorde une place aux femmes en son sein. Bref, ce parti est aussi éloigné que possible de la peur contemporaine du « populisme », assimilée à l’ignorance, au rejet des élites et de la méritocratie. Frank s’oppose à une telle conception, ajoutant que « si le populisme originel – et tous les populismes authentiques qui ont vu le jour au fil des années – a posé problème, c’était précisément pour la raison inverse : des gens ordinaires ont fini par comprendre un peu trop bien quels étaient leurs intérêts, et c’est forts de ce savoir qu’ils se sont mis à agir. » Autrement dit, le savoir n’est pas rejeté en soi, mais plutôt l’expertise qui échoue car elle ne prend pas en compte les aspirations démocratiques.

 

La tradition anti-populiste

La tradition anti-populiste est également ancienne et remonte à la fin du XIXe siècle. Elle s’est perpétuée aux XXe et au début du XXIe siècles en recyclant ses stéréotypes négatifs, notamment « celui de la rénovation politique comme folie », traduisant une « peur de la démocratie » et des classes populaires.

Les années 1930, à la suite de la Grande Dépression, peuvent être qualifiées de « décennie prolétarienne » selon Frank, qui considère l’action de F. D. Roosevelt et son New Deal comme le triomphe du programme populiste et, plus généralement, la période comme celle de la « célébration optimiste des gens ordinaires. » Roosevelt s’appuie certes sur un Brain Trust, autrement dit un regroupement d’experts – bien souvent hétérodoxes par rapport aux sciences économiques de l’époque –, mais il veille à trancher au profit du bien commun. Sans surprise, durant toute ses mandats successifs, Roosevelt est confronté à la tradition anti-populiste, toujours aussi vivace et qui réactive les poncifs déjà cités, puisque les politiques publiques démocrates menacent les intérêts des républicains, de l’industrie et de la majorité des médias.

Après la Seconde Guerre mondiale, un reversement s’opère : « l’anti-populisme est porté par une nouvelle élite, une élite libérale dominée par une poignée de penseurs émargeant dans des universités prestigieuses. » Les classes professionnelles et diplômés en viennent progressivement à s’opposer ou à ignorer aux/les revendications des classes populaires. Selon le « consensus libéral », la société est désormais apaisée et se doit d’être gérée par des experts. Pour Frank, cette bascule s’explique notamment par le traumatisme de la chasse aux intellectuels représenté par le maccarthysme, qui bien qu’issu de l’extrême-droite, a été assimilé à une haine des intellectuels par les classes populaires. Des universitaires récupèrent alors l’épisode du populisme de la fin du XIXe siècle, qu’ils considèrent comme un dangereux précédent de déchaînement des classes populaires. Ce malentendu historiographique, dont l’historien Richard Hofstadter est particulièrement responsable, est à l’origine de l’usage négatif du terme. Le sociologue Edward Shils le reprend en ce sens dans un essai à succès et contribue à sa vulgarisation.

 

Faux populisme de droite versus renouveau de la tradition

Thomas Frank voit dans le mouvement pour les droits civiques de Martin Luther King la dernière vraie mobilisation populiste puisque le pasteur lutte à la fois contre la ségrégation et les excès du capitalisme. Toutefois, c’est surtout la montée d’un « faux populisme » raciste de droite qui retient l’attention à partir de la fin des années 1960 et qui marque le début de la droitisation du paysage politique. Pourtant, une telle issue n’était pas inéluctable et un populisme réel aurait pu encore émerger dans les années 1970, au lieu de cette « guerre des classes à l’envers » menée par Ronald Reagan. Les républicains reprennent la rhétorique populiste pour, une fois au pouvoir, détruire la capacité d’action du gouvernement, via son démembrement ou des baisses d’impôts, au profit des plus riches. Le mouvement culmine avec l’élection de Donald Trump à la rhétorique anti-élite affirmée.

Comme dans son précédent essai, Frank revient sur l’histoire du parti démocrate, passé d’une option populiste à la représentation de la classe professionnelle – incarnée par l’alliance avec les élites de la finance et des nouvelles technologies – et à une méfiance vis-à-vis du peuple, alors même que la droite se déclare populiste au même moment. Le parti des Clinton se fait le chantre de la méritocratie, tout en cachant avec difficulté sa peur du peuple, qui ressort néanmoins dans son « libéralisme du blâme » qui fustige l’électorat ouvrier – en 2016, la candidate Hillary Clinton qualifie ainsi les électeurs de Trump de « déplorables » –, encore davantage poussé dans ses retranchements.

Quelle issue alors entrevoir ? Pour Frank, heureusement, le discrédit du populisme de droite est aussi flagrant que l’élitisme des libéraux. Il en appelle à un renouveau de cette tradition populiste exhumée afin de retrouver l’espoir d’une autre politique portée par un mouvement social – dont il voyait en Bernie Sanders l’incarnation lors de sa campagne aux primaires de 2016 – en mesure de mettre fin à cette alternative néfaste, de retrouver confiance dans le peuple et la démocratie.

 

Le nouveau livre de Thomas Frank peut se lire comme le dernier volume d’un triptyque analysant les mutations du paysage politique américain depuis plusieurs décennies : la manipulation républicaine des classes populaires autour d’enjeux culturels avec Pourquoi les pauvres votent à droite, leur abandon par les démocrates au profit des classes professionnelles avec Pourquoi les riches votent à gauche, et ce qu’il considère comme la seule solution viable pour revitaliser la démocratie américaine : le retour à la radicalité de la tradition populiste, se concentrant d’abord sur l’agenda économique et témoignant d’une « large ouverture d’esprit à l’égard de l’humanité moyenne ». En définitive, Thomas Frank rappelle George Orwell, l’essayiste, pour sa capacité à critiquer son propre camp pour le faire avancer, auquel s’ajoute sa confiance dans les classes populaires.