Certaines des forces politiques nouvelles que l'on a vu émerger en Europe ces dix dernières années pourraient être rangées sous le concept de populisme de gauche, explique Manuel Cervera-Marzal.
Manuel Cervera-Marzal vient de publier Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise (La Découverte, 2021) qui rend compte de la longue enquête qu'il a menée sur la France insoumise, qu'il analyse selon les différentes dimensions qui définissent un parti politique : la stratégie, l’idéologie, l’électorat, le mode d’organisation et le discours, avant de proposer de lui appliquer, comme à d'autres forces politiques que l'on a vu émerger récemment, le concept de populisme de gauche. M. Cervera-Marzal a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre.
Nonfiction : Votre étude de la France insoumise vous conduit finalement à ranger celle-ci, comme force politique, sous la catégorie de « populisme de gauche ». Pourriez-vous expliquer pour commencer quelle définition vous donnez de ce concept et dire quel bénéfice en termes de compréhension on peut alors retirer selon vous d’une telle caractérisation ?
Manuel Cervera-Marzal : Je définis le populisme de gauche de la façon suivante. Il s’agit de forces politiques (parti, mouvement, candidat) qui 1. adoptent une idéologie hostile au néolibéralisme, au productivisme et aux différentes formes de discrimination ; 2. assument leur appartenance à la gauche, tout en priorisant une rhétorique centrée autour du clivage peuple/oligarchie ; 3. visent la conquête électorale du pouvoir d’État afin de convertir les revendications des mouvements sociaux en politiques publiques ; 4. sont dirigées par un leader charismatique à même d’incarner les aspirations des classes populaires et d’opérer une jonction avec les classes moyennes préoccupées par leur déclassement social et le changement climatique ; 5. insufflent en politique une dose supplémentaire d’affects, en particulier de joie, d’espoir et de révolte ; 6. se réapproprient des thèmes traditionnellement accaparés par la droite (la patrie, l’ordre, la souveraineté).
Cette définition est particulièrement exigeante. Je défends une conception épaisse (pour reprendre une distinction popularisée par l'anthropologue Clifford Geertz) du populisme de gauche, qui diffère des conceptions fines actuellement en vigueur. Ces dernières réduisent le populisme de gauche à sa strate discursive : l’appel au « peuple » contre les « élites ». Dès lors qu’un politicien de gauche invoquerait le peuple, on pourrait le qualifier de « populiste ». Une telle approche me paraît problématique, car dans des régimes électoraux comme les nôtres, tous les politiciens font appel au peuple, à un moment ou un autre, au cours des campagnes électorales. Au fond, plus on a une définition « fine » ou « légère » du populisme, plus ce concept permet de désigner tout le monde (et donc personne). A l’inverse, plus on se dote d’une définition épaisse (comme celle que je propose), plus le concept est précis et opérant.
Cette définition s’applique, expliquez-vous, à l’Europe des années 2010-2020 à l’exclusion de toute autre période ou zone géographique, ce qui permet de restreindre l’analyse et de préciser les conditions d’émergence bien particulières de ce nouveau type de force politique. Pourriez-vous en dire un mot ?
Ma recherche porte sur la France insoumise mais également sur Podemos. Ces deux organisations sont nées en France en 2016 et en Espagne en 2014. J’y vois deux incarnations prototypiques du populisme de gauche, tel que je l’ai défini ci-dessus. Mais attention : il existe d’autres expériences du même type dans l’histoire et hors d’Europe. Les premiers populistes (à l’époque il n’était pas nécessaire d’ajouter « de gauche ») sont les narodnikis russes de la seconde moitié du XIXème siècle (un groupe d’étudiants révolutionnaires démocrates qui tentèrent de convaincre les masses paysannes du bien fondé d’une insurrection populaire contre le tsar et la bourgeoisie) et le People’s Party états-unien des années 1880-1890, composé principalement de syndicalistes ouvriers (membres du Knight of Labor) qui s’étaient alliés à des petits propriétaires agricoles plongés dans la misère par les banques et les grands industriels. Ces gens étaient aussi des démocrates radicaux.
Le populisme (de gauche) est une stratégie voyageuse. Elle refait surface en Amérique latine dans les années 1930-1940. Les dirigeants brésilien Getulio Vargas, argentin Juan Peron et mexicain Lazaro Cardenas vont moderniser leurs pays, attribuer de nouveaux droits sociaux et politiques aux masses ouvrières, tout en s’attaquant aux contre-pouvoirs, aux syndicats et à la liberté de la presse. Alors que le populisme russe et états-unien du XIXème siècle n’a jamais réussi à s’emparer du pouvoir, l’Amérique latine du milieu du XXème siècle fournit donc le premier exemple historique de populisme réalisé. Le populisme change de statut : il n’est plus un mode de contestation sociale mais un régime politique. En Amérique latine, après le long hiver des dictatures militaires (1970-1980) puis la transition démocratique et néolibérale des années 1980-1990, le populisme de gauche ressurgit dans les années 2000 avec l’arrivée au pouvoir du vénézuélien Hugo Chavez, de l’équatorien Rafael Correa et du bolivien Evo Morales. Ces trois gouvernements « socialistes du XXIème siècle » ont eu une influence notable sur la stratégie des fondateurs de Podemos et de la France insoumise.
A travers ce bref rappel historique, je veux signaler que le populisme de gauche a une longue histoire et n’est en rien une spécificité européenne (bien au contraire). La stratégie populiste circule dans le temps et dans l’espace. Mais, à mesure que le populisme voyage, il se transforme, que ce soit au niveau idéologique, stratégique, militant. J’en reviens donc à la définition que j’ai donnée au début de cet entretien : elle ne vaut que pour l’Europe des années 2010-2020 (en particulier Podemos et la France insoumise) même si, évidemment, certains éléments de cette définition font écho aux autres expériences populistes que je viens de présenter succinctement.
Enfin, la question qui se pose est celle des conditions d’émergence du populisme de gauche. Dans l’Europe des années 2010 (comme dans l’Amérique latine des années 2000), la percée électorale de la gauche populiste a été précédée par des politiques néolibérales et austéritaires particulièrement brutales. Ces politiques ont produit une paupérisation des classes moyennes et populaires ainsi qu’un démantèlement de l’Etat-providence. En réaction à ces attaques, on a vu surgir de nombreuses résistances. En Espagne, ce furent notamment les mobilisations pour le droit au logement, les Indignés (2011), les mareas (grandes manifestations en défense des services publics, en 2012). Podemos a su profiter de cette vague contestataire et a traduit en promesses électorales les revendications sociales de ces différents mobilisations. De même, la France insoumise a su capter une importante partie des déçus du quinquennat Hollande et des manifestants contre la Loi Travail (2016). Il en va de même en Grèce, où Syriza a traduit politiquement les aspirations qui s’étaient exprimées lors de l’occupation de la place Syntagma par la jeunesse étudiante.
Une forte conflictualité sociale constitue donc un terreau propice à l’émergence d’une force populiste de gauche. Mais il faut ajouter un second élément : l’incapacité des partis sociaux-démocrates à répondre aux demandes sociales. En Espagne, en France et en Grèce, les sociaux-démocrates se sont grosso modo convertis au social-libéralisme et à l’impératif de compétitivité. Par ailleurs, du point de vue sociologique, les élus de ces partis ne sont plus du tout représentatifs de leur population. On y trouve une vaste majorité de personnes issues des classes supérieures. Enfin, plusieurs dirigeants sociaux-démocrates ont profité de leurs mandats pour s’enrichir personnellement, de façon licite ou illicite. En Espagne et en Grèce, d’incroyables affaires de corruption ont eu lieu au PASOK et au PSOE. Enfin, ces partis se sont progressivement coupés de la société civile et se sont intégrés à l’Etat, dont ils dépendent pour leur financement. Pour ces différentes raisons (tournant néolibéral, embourgeoisement des élus, corruption, étatisation), les partis socialistes ont connu un lent et inexorable déclin électoral et militant. La gauche populiste est la conséquence (mais aussi en partie l’accélérateur) de ce déclin. Syriza a germé sur les cendres du PASOK, Podemos sur celles du PSOE. Mais attention : ce dernier a su rebondir, en gauchisant son discours et son programme, afin de récupérer les électeurs que Podemos lui avait ravi. De même, si le PS français est mal en point au niveau national depuis le score calamiteux de Benoit Hamon en 2017, il résiste néanmoins au niveau local, où il a réussi à conserver la plupart de ses municipalités et de ses régions. Il ne faut donc pas enterrer trop rapidement la « vieille » gauche.
Un dernier point concerne les règles du jeu électoral. Pourquoi l’équivalent de Podemos et la France insoumise n’a-t-il pas vu le jour en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis ? L’explication tient, me semble-t-il, aux règles du scrutin, qui, dans ces deux pays, entravent fortement l’émergence de nouveaux partis, comme en attestent les difficultés rencontrées par les candidats indépendants aux présidentielles américaines, et la très faible représentation de Ukip ou des Verts en Grande-Bretagne, en dépit de leurs progrès électoraux. C’est pour cela que Bernie Sanders a tenté d’obtenir l’investiture du Parti démocrate et que Jeremy Corbyn, au lieu de fonder un parti à la gauche du Labour, s’est emparé de la direction de ce dernier grâce au soutien des militants et de bastions syndicaux.
Les différences avec l’ancienne gauche sont ici essentielles à la compréhension, elles jouent à différents niveaux. Pourriez-vous préciser lesquels ?
Au moment de sa fondation, Podemos avait un programme politique très proche des communistes espagnols d’Izquierda Unida. De même, en dépit de quelques divergences (principalement sur le nucléaire et l’Union européenne), la France insoumise propose des mesures semblables à celles du Parti communiste français. On s’aperçoit d’ailleurs que, localement, de nombreux cadres de Podemos et de la France insoumise proviennent de l’ « ancienne » gauche , sans parler d’Iglesias, qui a été formé chez les communistes, et de Mélenchon, qui a été 30 ans au PS. Si ce n’est pas le programme et que ce n’est pas non plus les cadres dirigeants, qu’est-ce qui différencie donc la gauche populiste de la gauche communiste (ou socialiste ancienne manière), la « nouvelle » gauche de l’« ancienne » gauche ?
Je vois plusieurs différences et, par souci de clarté, je vais forcer le trait (en réalité, il y a une porosité entre ces deux gauches). La première se situe au niveau du discours. La gauche populiste a pris ses distances avec l’étiquette même de « gauche » et avec les symboles traditionnels du mouvement ouvrier (le rouge, la faucille et le marteau). D’ailleurs, les meetings de la France insoumise se terminent par La Marseillaise plutôt que par l’Internationale. Dans le discours des populistes de gauche, l’invocation du « peuple », des « gens » et des « citoyens » remplace tendanciellement celle des « ouvriers », des « prolétaires » et des « travailleurs ». C’est la première différence, la plus commentée. Elle est discursive.
Mais il existe une seconde différence, d’ordre organisationnel. Podemos et la France insoumise sont des « mouvements » politiques qui ont voulu s’affranchir de la forme-parti, jugée sclérosante, pyramidale, obsolète. Le « mouvement », quant à lui, serait souple, efficace, réactif. L’adhésion à la France insoumise et à Podemos se fait gratuitement et en quelques clics sur internet, alors que dans la « vieille » gauche (qu’elle soit communiste mais aussi trotskiste ou socialiste), il faut régler une cotisation, prendre sa carte et participer aux réunions de sa section. D’ailleurs, ce n’est plus tout à fait vrai, car depuis 2020, Podemos, qui a fait un bilan auto-critique de la forme-mouvement, a réinstauré la cotisation mensuelle (3 euros par mois) et l’obligation de s’investir sur le terrain afin de disposer du statut de militant. En fait, la forme-mouvement confère peu de droits aux militants et beaucoup de pouvoir au leader charismatique.
Une troisième différence tient à la composition sociologique de ces organisations. Pour le dire vite, quelques mois après sa création, la France insoumise comptait davantage de membres (500 000) que tous les autres partis de la gauche française réunis. De même pour Podemos en Espagne. Mais il s’agit d’une illusion d’optique, pour deux raisons. D’abord, ces membres ne sont pas des militants. Ce sont simplement des personnes qui ont fait quelques clics de soutien sur internet et renseigné leur adresse mail. Seuls 10% d’entre eux se sont activés sur le terrain. Deuxièmement, ces 10% de « vrais » militants ont fondu comme neige au soleil. Moins de deux ans après leur lancement, Podemos et la France insoumise ont perdu les trois quarts (si ce n’est plus) de leur vivier militant initial.
Deux caractéristiques en particulier, qui recoupent pour partie les différences ci-dessus, méritent de retenir l’attention, montrez-vous : l’articulation de ces nouvelles forces politiques avec les mouvements sociaux d’une part, et le mode d’organisation interne, auquel vous faites, s’agissant de la France insoumise, une large place dans votre livre, d’autre part. Là encore pourriez-vous éclairer ces deux points ?
L’histoire des gauches françaises et espagnoles a toujours été liée à celles des mouvements sociaux. Mais il existe bien des gauches et des mouvements sociaux. Une question intéressante est d’identifier les affinités électives entre certains courants de la gauche et certains mouvements sociaux. Par exemple, la gauche communiste a pu se développer grâce au mouvement ouvrier (la réciproque est vraie : le mouvement ouvrier a pris conscience de sa force et de son unité grâce au travail militant des avant-gardes communistes). De même, on peut dire que la gauche socialiste a pour base sociale les fonctionnaires travaillant pour la « main gauche » de l’Etat (éducation, santé, transports, etc.).
Partant, quelle est la base sociale de la nouvelle gauche populiste ? Il me semble qu’on la trouve justement du côté des « nouveaux » mouvements sociaux tels que les Indignés et Nuit debout. Ce n’est pas un hasard si Podemos naît suite à l’occupation de la Puerta del Sol et des places publiques des grandes métropoles espagnoles. Il n’est pas non plus anodin que Jean-Luc Mélenchon lance la France insoumise au même moment que Nuit debout. A la question d’un journaliste lui demandant s’il allait tenter de récupérer Nuit debout, Jean-Luc Mélenchon avait d’ailleurs habilement rétorqué que ce dont il rêvait, c’est d’être lui-même récupéré par Nuit debout. La jeunesse diplômée et menacée par le déclassement constitue le cœur du vivier militant de la France insoumise et de Podemos. Un dirigeant de Podemos, qui comme la plupart des fondateurs du parti était un universitaire en situation de précarité, me racontait d’ailleurs sur le ton de la blague : « Le gouvernement socialiste de Zapatero (2004-2011) est stupide. Il aurait suffi qu’ils ouvrent une trentaine de postes à l’université et ils n’auraient jamais eu Podemos dans les pattes ». De fait, en 2015-2016, Podemos a siphonné presque 2 millions de voix au Parti socialiste ouvrier espagnol. Quant à Jean-Luc Mélenchon, sa candidature de 2017 a accéléré le déclin national du Parti socialiste.
Le rapport de la gauche populiste aux mouvements sociaux est assez inédit. A la fin du XIXème siècle, le mouvement ouvrier s’est doté de partis politiques (socialistes, communistes, travaillistes). Dans les années 1970, le mouvement écologiste s’est doté de partis politiques (verts). Dans ces deux exemples historiques, il s’agit d’une dynamique bottom up : d’importantes mobilisations sociales s’investissent progressivement dans l’arène politique institutionnelle, en se dotant de partis. Aujourd’hui, nous sommes dans une dynamique inverse, top down. Podemos et la France insoumise ont été fondés par de vieux caciques de la politique professionnelle (Mélenchon vit de la politique depuis 3 décennies, Iglesias a commencé à militer à Izquierda Unida à 15 ans). Simplement, ces dirigeants issus de « vieux » partis ont compris à quel point les partis suscitent la méfiance des citoyens. Ils ont donc quitté leur parti et fondé des organisations nouvelles, qui se présentent comme des « mouvements », et évitent soigneusement le label partisan. Podemos n’est pas « la parti des Indignés », car de nombreux Indignés n’ont pas rejoint Podemos, et car les fondateurs de Podemos n’ont pas eu un rôle central dans le mouvement des Indignés. Mais Podemos a su intelligemment traduire les demandes sociales des indignés en proposition électorale. Il faut donc distinguer les « mouvements » qui sont devenus des « partis » (c’est le cas des premiers partis communistes et écologistes) des « partis » qui se métamorphosent en « mouvements » (comme le fait aujourd’hui la gauche populiste).
Par ailleurs, comme vous le soulignez à juste titre, le mode d’organisation interne de la France insoumise est tout à fait singulier. Je parle d’« anarcho-césarisme » : une grande liberté de la base se conjugue à une immense liberté du leader. Autrement dit, les militants n’ont aucun pouvoir sur leur dirigeant, mais ce dernier n’a pas non plus d’influence sur les activités qui s’organisent localement. Il y a une césure nette entre le noyau décisionnel (en gros, l’entourage de Jean-Luc Mélenchon) et la base militante. La plupart des militants jugent que les décisions sont prises de façon opaque. Quant aux dirigeants du mouvement, ils ne savent pas combien ils ont de militants ni ce que font ces derniers. L’information circule mal. Jean-Luc Mélenchon prétend que son mouvement est « gazeux ». En fait, il a organisé la désorganisation du mouvement, afin qu’on ne puisse pas lui reprocher d’enfreindre les règles ou les statuts (puisque ceux-ci n’existent pas).
Ces forces ont beaucoup de mal à perdurer comme on peut en juger par l’expérience d’autres pays ou l’évolution des résultats des élections. Le concept de « populisme de gauche » permet de reconnaître les tensions qui caractérisent ce type de forces et les dilemmes auxquelles celles-ci sont confrontées. Peut-on alors y voir une explication de ces difficultés ?
La stratégie populiste permet de faire des percées électorales fulgurantes mais, à moyen terme, on voit que les partis populistes de gauche sont peu endurants. Leurs résultats électoraux dégringolent aussi rapidement qu’ils ont décollé. Comment expliquer ce paradoxe ? Il y a, à mon avis, plusieurs facteurs. D’abord, dans un mouvement populiste, tout dépend du leader. C’est une force lorsqu’on dispose d’un candidat aussi charismatique et télé-compatible qu’Iglesias ou Mélenchon. Mais dès qu’une « affaire » ou un « scandale » touche le leader, sa côte de popularité s’effondre, et celle du parti avec. Par ailleurs, les partis populistes de gauche accordent peu de pouvoir et de prérogatives à leurs militants. Ces derniers ont donc tendance à quitter assez rapidement leur organisation. Ils se sentent frustrés, dépossédés. Enfin, la gauche populiste réinvestit des thèmes traditionnellement accaparés par la droite : l’ordre, la souveraineté, la nation. A court terme, cela permet peut-être de convaincre des « fâchés pas fachos » ou des électeurs de gauche sensibles au discours de la droite sur le laxisme de la justice, le « problème migratoire », la menace islamiste, etc. Mais, à moyen et long terme, cette réappropriation des thèmes de la droite risque surtout de renforcer la droitisation du débat public et de la société, donc de desservir la gauche.
Une autre faiblesse de la gauche populiste, c’est sa désynchronisation. A chaque fois qu’un de ses représentants a accédé au pouvoir (Tsipras en 2015, le Mouvement 5 étoiles en 2018, Podemos en 2020) ou s’est retrouvé aux portes du pouvoir (Corbyn en 2016, Mélenchon en 2017, Sanders en 2019), il était isolé sur le plan géopolitique. Si tous les noms mentionnés ici avaient pu connaître leur heure de gloire au même moment, le rapport de force au niveau européen aurait pu basculer. Imaginez l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la Grèce et l’Italie gouvernées au même moment par la gauche populiste. Ce que je veux suggérer, à travers cet exercice de politique-fiction, c’est que la gauche populiste gagnerait à mieux se structurer au niveau continental, à renforcer les liens transnationaux. Entre Podemos, la France insoumise, le Parti du Travail de Belgique, le Bloc de gauche portugais et la gauche populiste des pays nordiques, des campagnes communes existent déjà, sur la question de l’évasion fiscale, de la corruption, des droits humains. Mais il faudrait aller plus loin.
Enfin, la gauche populiste est en proie à plusieurs dilemmes. J’en ai identifié quatre : veut-elle gouverner ou protester ? Accorde-t-elle la priorité à la bataille culturelle ou à la bataille électorale ? Fait-elle le choix de la personnalisation et de la remise au leader ou de la démocratisation et de la massification ? Et déploie-t-elle sa stratégie à l’intérieur du cadre national ou au niveau européen ? De la capacité à répondre à ces dilemmes dépend, me semble-t-il, l’avenir de la gauche populiste.