Trois ouvrages traitant des archives et représentations de la Révolution française, des cahiers de doléances de 1789 aux affiches destinées au peuple, témoignent d'une mémoire toujours vivante.

Loin d’être « terminée », la Révolution française constitue un événement englobant et protéiforme qui, telle une matrice de notre histoire contemporaine, déploie ses effets, représentations politiques et mémoires encore vivantes jusqu’à notre époque la plus récente – même si la période actuelle paraît plus apaisée à son égard que ne l’était l’épisode de la commémoration de son bicentenaire en 1989. Plus de trente ans après cette « ère de la commémoration »   , qui n’a d’ailleurs pas été le « rite d’enterrement »   souhaité par certains mais bien davantage le constat d’une « histoire toujours vivante »   , il est temps aujourd’hui de passer à une analyse plus dépassionnée de la mémoire de la Révolution française, sans négliger les réels progrès des recherches historiques, pour dresser une forme de bilan des processus de production, d’entretien ou d’occultation de ses représentations, mais aussi de la présence très actuelle de ses apports – qu’ils soient acquis ou encore à conquérir –, qui résonnent d’un écho singulièrement proche.

C’est donc à travers ses traces – archives, représentations, documents historiques – que le travail de mémoire peut compléter les jalons historiographiques de la Révolution française, en produisant une « mémoire apaisée parce qu’informée, qui libère de l’itération des conflits du passé et rend disponible pour l’avenir », comme l’écrit fort bien Anne de Mathan, coordinatrice de l’ouvrage collectif Mémoires de la Révolution française, issu d’un séminaire de recherche mené à Brest entre 2013 et 2015. Complétée par les livres illustrés (et parfaitement mis en perspective) Que demande le peuple ? (à propos des cahiers de doléances de 1789), de Pierre Serna (professeur d’histoire de la Révolution à la Sorbonne), et La Révolution s’affiche (catalogue de l’exposition regroupant la collection d’affiches révolutionnaires de l’Assemblée nationale), cette analyse raisonnée des empreintes de la Révolution française apparaît comme un panorama kaléidoscopique des fondements contemporains du rapport de la société française à la politique et de ses prolongements à la fois historiques et mémoriels.

« Au commencement était le verbe » : les cahiers de doléances du printemps 1789

Le premier et le troisième dimanche de mars 1789, sur ordre du roi Louis XVI, 27 millions de Français ont été invités à exprimer leurs doléances : 60 000 cahiers ont ainsi été rédigés. C’est à partir de ce commencement que, comme le rappelle Pierre Serna, Jean Jaurès a bâti son Histoire socialiste de la Révolution française (parue en 1900), considérant qu’il s’agissait du premier acte par lequel « les Français eurent la parole » (pour reprendre le titre du célèbre ouvrage Les Français ont la parole de Pierre Goubert et Michel Denis   à propos des cahiers de doléances) dans le déclenchement de la Révolution.

En choisissant des extraits inédits en fac-similé aux six coins de l’hexagone, Pierre Serna met parfaitement en valeur la force historique de ces traces et archives (pré)révolutionnaires, à la fois dans les villages, campagnes et dans les grandes villes. Organisés par thèmes et minutieusement commentés, ces cahiers de doléances apparaissent particulièrement contemporains : dénonciation de taxes et impôts abusifs du royaume, réclamation de la fin de l’arbitraire et d’une même justice pour tous, exigences de libertés, s’exprimant notamment par des dessins et des caricatures qui illustrent une société française intranquille et au bord de l’explosion des mois suivants. C’est à vrai dire à une nouvelle lecture des cahiers de doléances qu’invite Pierre Serna en ne se limitant pas à une approche stigmatisante – réduisant les milliers de pages à des modèles préparés par la bourgeoise urbaine (sous la forme des synthèses des 400 baillages du royaume) – mais en allant puiser dans les premières versions des cahiers issus de l’ensemble des districts et des paroisses et en souhaitant restituer une histoire vivante – celle des paysans, des notables (notaires, avocats, médecins, lettrés…), des nobles et des clercs – des mois qui précèdent l’insurrection nationale.

Sort de l’agriculture (libérale ou traditionnelle ?), importance de la propriété, politique religieuse, place des femmes, force sociale du « quatrième ordre » des « infortunés », abolition de l’esclavage…tous les grands thèmes de la Révolution française sont déjà présents dans ces archives de manuscrits inédits, parfaitement remis dans le contexte d’un pays en marche vers sa liberté, contre tous les abus du pouvoir, découvrant le rôle que peut jouer le peuple dans la bataille politique jusque-là réservé aux ordres et au(x) corps du roi.

Communiquer, informer, proclamer : les affiches révolutionnaires, des états généraux à la chute du Directoire

Mais les cahiers de doléances ne furent pas pour autant (du moins au départ) un défi lancé à la royauté car leur rédaction s’inscrivait dans les institutions de l’Ancien Régime, dès lors que le roi, de sa propre décision, choisissait de convoquer les états généraux pour obtenir l’autorisation de lever de nouveaux impôts. Cependant, le « coup politique » de Louis XVI fut rapidement dépassé par l’ampleur de la démarche, qui enclencha un processus proprement révolutionnaire en posant progressivement les fondements d’une représentation élue qui allait bientôt incarner collectivement la souveraineté, à côté puis en dehors du roi.

Il était donc logique que l’Assemblée nationale ait souhaité restituer cette dynamique de représentation politique en organisant en 2019 une exposition à partir de sa collection d’affiches révolutionnaires, restituée par le catalogue La Révolution s’affiche, publié avec le concours des membres du conseil scientifique de l’exposition (Pierre Serna, Anne Simonin, Emmanuel de Waresquiel et Laurent Cuvelier). Mais l’ouvrage va au-delà de la seule logique de représentation politique en montrant, à travers une collection très riche et des commentaires clairs et concis, comment les affiches furent le support d’interpellation des citoyens, de comptes-rendus des débats et, tout simplement, d’information (voire de réponses aux contre-informations) de ce que l’on n’appelait pas encore l’opinion publique.

De manière classique, La Révolution s’affiche restitue ce fonds d’archives et de documents historiques – comme autant de traces mémorielles – par une table des matières conçue de manière chronologique (1789-1799), de la réunion des états généraux à la fin du Directoire, en passant par la Constituante, la Convention, Thermidor et la conjuration des « égaux ». Au-delà des textes (assez attendus et peu développés), on retiendra en particulier les notices finales à propos de l’inventaire du fonds d’archives, constitué à partir des documents rassemblés par l’ancien député Portiez de l’Oise (1765-1810), qui eut le privilège (assez rare) de vivre l’ensemble de la période révolutionnaire.

De l’Histoire à la mémoire : figures et représentations de la Révolution jusqu’à nos jours

Les historiographies plurielles de la Révolution française ont pu donner l’impression que ses interprétations ne pouvaient qu’être qu’antagonistes – les critiques sur son prétendu « dérapage » en 1793 ont d’ailleurs longtemps occulté la richesse des recherches sur l’ensemble de la période, en particulier dernièrement sur la Terreur thermidorienne et le Directoire. De même, les débats franco-français ne doivent pas faire perdre de vue la dimension internationale de l’historiographie révolutionnaire, ainsi que sa mémoire qui reste très présente dans les pays qui ont été touchés par l’événement (Italie, Allemagne) ou non (Grande Bretagne, Russie).

L’ouvrage collectif Mémoires de la Révolution française, sous la direction d’Anne de Mathan (maître de conférences à l’Université de Bretagne occidentale) apporte précisément ce large spectre à la fois historiographique et mémoriel, tant à l’échelle internationale (Italie, Russie, Allemagne, Grande Bretagne) que sur le plan individuel (figure de Robespierre) et collectif (représentations de la Révolution française au XIXe siècle puis durant les périodes du Front populaire et de la Résistance). Les contributeurs sont des spécialistes reconnus de la période révolutionnaire (Pierre Serna, à nouveau, mais aussi Annie Jourdan, Sophie Wahnich, Jean-Clément Martin, Hervé Leuwers, Philippe Bourdin, Yannick Bosc, Paul Chopelin…) ainsi que des épistémologistes de la mémoire collective (Philippe Joutard, Michèle Baussant, Marie-Claire Lavabre…).

Le grand apport de ce volume ambitieux et important est de mettre en relief les liens entre mémoire, historiographie et politique, en prenant comme objet de sciences sociales la portée de la Révolution française en tant qu'élément structurant de notre « régime d’historicité », pour reprendre l’expression de François Hartog   . Au fondement de la représentation (et de la singularité) de l’histoire française à l’étranger (belles contributions sur l’importance de 1789 dans l’historiographie italienne, soviétique et est-allemande), mais aussi des conflits qui parcourent la société (dans ses composantes religieuses, notamment), la Révolution française est ainsi un objet d’histoire et de mémoire à nul autre pareil, s’illustrant par des figures controversées (belles analyses de Yannick Bosc et d’Hervé Leuwers s’agissant de la « fabrique » politique de la mémoire robespierriste) et des représentations durables de la référence révolutionnaire dans les luttes politiques contemporaines (voir « La Révolution française du Front populaire » par Danielle Tartakowsky, ou encore l’usage du « Vivre libre ou mourir » des résistants sous l’Occupation allemande, parfaitement mis en perspective par Laurent Douzou) ainsi que dans les répertoires (chants populaires, théâtre…) et les usages artistiques les plus divers (singulièrement les sculptures et statuaires de l’espace public au XIXe siècle).