Trois ouvrages originaux qui enrichissent notre manière de comprendre une relation bilatérale historiquement sensible et culturellement complexe et composite.

Ennemi héréditaire de l’histoire contemporaine, devenu principal partenaire diplomatique européen depuis l’après-guerre, l’Allemagne (occidentale puis réunifiée) ne cesse d’être une énigme pour de nombreux concitoyens français. Devoir de mémoire lié à l’Occupation, idées reçues sur nos divergences culturelles, politiques et économiques et méconnaissance sur les nombreuses références historiques, culturelles et juridiques communes aux deux pays – ne serait-ce qu’en Alsace-Moselle, provinces rattachées à l’Empire allemand de 1870 à 1918 – expliquent sans doute cette incompréhension et ce regard souvent biaisé sur le puissant voisin français d’outre-Rhin.

C’est en grande partie pour remédier à ces sentiments français, mêlés de ces « vieux démons » et d’admiration de certains milieux économiques devant le « miracle économique » allemand et son modèle Made in Germany (aujourd’hui en question, du reste), qu’il est fort recommandable de lire trois ouvrages passionnants et originaux sur la persistance de l’influence allemande au sein de notre patrimoine culturel, politique et économique.

Afin de battre en brèche de nombreux clichés français toujours présents dans les conversations sur des sujets à la fois politiques, économiques, sociaux et culturels (« Les Allemands naturellement disciplinés », « Les Allemands trop dominants en Europe », « Les Allemands n’ont pas le culte du corps », « Les démons d’extrême droite ressurgissent en Allemagne »…), la politiste Claire Demesmay, qui dirige le programme franco-allemand de l’Institut allemand de politique étrangère à Berlin, propose un court essai documenté et percutant, suivant le crédo éditorial à succès de la collection « Idées reçues » des éditions Le Cavalier bleu.

A un niveau plus local, puisant ses sources dans le trésor des archives de la Kaiser-Wilhelms-Universität, installée à Strasbourg dès 1872 par l’Empire bismarckien, puis dans celles de l’Université française de Strasbourg de l’entre-deux-guerres (où les professeurs Marc Bloch et Lucien Febvre créèrent « l’école des Annales »), l’ouvrage collectif Strasbourg, creuset des sociologies allemandes et françaises, sous la direction des universitaires Suzie Guth et Roland Pfefferkorn, offre un nouveau regard tout à fait éclairant sur les influences intellectuelles croisées des cultures allemandes (le jeune Max Weber séjourna à Strasbourg et Georg Simmel y enseigna à l’époque de l’annexion) et françaises (Maurice Halbwachs ou, plus tardivement, Georges Gurvitch) dans les sciences sociales européennes.

Enfin, revenant de manière inédite sur un phénomène peu connu de la Seconde Guerre mondiale, l’historienne et germaniste Cécile Desprairies dresse en quelque sorte une forme d’inventaire de soixante mesures et dispositions décidées par l’occupant allemand mais toujours en vigueur aujourd’hui, en revenant, de manière neutre et non polémique, sur les raisons de leur édiction et de leur maintien, comme elle l’avait fait dans son précédent livre L’héritage de Vichy (les deux essais ayant été préfacé par Emmanuel Le Roy Ladurie).

 

Aller contre les préjugés français au sujet de l'Allemagne

Tout d’abord, le très didactique « manuel de vulgarisation » (au sens noble du terme) Idées reçues sur l’Allemagne. Un modèle en question de Claire Demesmay constitue une excellente introduction, à destination du « grand » public français, aux cours de civilisation allemande ou, tout simplement, à un voyage culturel chez notre grand voisin oriental. S’inscrivant souvent en faux contre des schémas préconçus en matière historico-politique (« Le nazisme, un passé qui ne passe pas », « Le mur existe encore dans les têtes »…), socio-économique (« L’Allemagne est le pays du savoir-faire automobile », « Avec ses excédents commerciaux, l’Allemagne fragilise les équilibres internationaux »…), culturelle (« L’Allemagne est un pays de culture protestante », « Les Allemands sont amateurs de musique classique »…) et internationale (« Berlin a ouvert ses frontières aux migrants », « L’armée allemande est en retrait »…), la politiste vivant à Berlin propose de courtes notices bien étayées sur des sujets variés et en général méconnus du sens commun strictement hexagonal, s’appuyant notamment sur des sources intellectuelles mais aussi sur des faits divers et des témoignages personnels.

Ce bel essai de synthèse offre ainsi une connaissance fine, intelligente et bien sûr sans préjugés, de l’Allemagne d’aujourd’hui, cherchant par là même à formuler des pistes de compréhension mutuelle et de rapprochement des deux puissances française et allemandes dans le concert européen actuel, à l’heure où le moteur franco-allemand n’est plus aussi décisif que dans les premières décennies de la construction européenne (dont le centre de gravité politique penche désormais plus à l’Est). Il s’agit donc en quelque sorte d’une pierre parmi d’autres à l’édifice du récent traité de coopération franco-allemande, signé à Aix-la-Chapelle le 22 janvier 2019 et visant à compléter pour les décennies à venir, notamment sur le plan de la législation transfrontalière et du partenariat économique et culturel, le précédent « traité de l’Elysée » (1963) signé par De Gaulle et Adenauer dans un contexte qui était encore proche de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

 

L'exmple du creuset intellectuel strasbourgeois 

Dans une dimension plus intellectuelle et universitaire, le passionnant recueil de contributions savantes Strasbourg, creuset des sociologies allemandes et françaises permet de comprendre, par l’exemple local de l’Université de Strasbourg (allemande de 1870 à 1919, puis redevenue française dans l’entre-deux-guerres), le foyer culturel d’influences croisées en matière de sciences sociales qu’a constitué cet établissement d’enseignement supérieur. Entreprise culturelle et politique de grande envergure, directement gérée par l’Empire allemand depuis Berlin (tout comme le Reichsland d’Alsace-Lorraine) pour constituer une vitrine de l’impérialisme scientifique allemand (largement prussien), l’Université impériale de Strasbourg avait d’abord été créée dans une logique de rayonnement de la culture allemande (alors d’inspiration pangermaniste, mais laissant place à certains intellectuels moins idéologues que purs savants, tels le jeune Max Weber, qui séjourna à Strasbourg dans les années 1880, ou le professeur Georg Simmel, qui y fut nommé en 1914) mais a par la suite été utilisée par la France, à partir de 1919, pour affirmer le retour de culture scientifique française dans les anciennes provinces occupées. Ceci s’illustra par la plus belle page de l’histoire universitaire strasbourgeoise (voire provinciale ?), du moins en matière de sciences sociales, avec les professeurs que furent les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre (fondant les Annales à Strasbourg en 1929) ou le sociologue Maurice Halbwachs (« inventeur » des cadres sociaux de la « mémoire collective ») puis, à la veille de la Seconde guerre mondiale, alors que les nombreux départs de ces intellectuels vers Paris contribuèrent à fragiliser l’institution, de Georges Gurvitch, qui ne resta à Strasbourg que quelques années avant d’aller aux Etats-Unis.

Ce que montre avec brio cette forme d’enquête intellectuelle et culturelle à plusieurs mains, c’est le creuset franco-allemand constitué par le foyer universitaire strasbourgeois entre le dernier tiers du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, donnant en particulier ses lettres de noblesse à un dialogue (toujours très fécond aujourd’hui, et nourri en particulier par l’Ecole de Francfort après-guerre) franco-allemand en matière de sciences sociales et humaines. L’ouvrage sous la direction de Suzie Guth et Roland Pffeferkorn peut donc être justement considéré comme un complément, sur le plan intellectuel, au livre de Cécile Demesmay car il démontre à qui veut l’entendre que, loin de constituer une incompréhension naturelle et alimentée par les préjugés, le regard français sur son voisin allemand doit se nourrir d’une histoire de dialogues culturels constants (y compris dans les périodes les plus conflictuelles) et de mise en commun d’un héritage très riche d’échanges civilisationnels.

 

L'Occupation allemande, une influence indicible ?

Bien entendu, pour finir, la période de la Seconde Guerre mondiale, et de l’Occupation allemande en particulier, reste le grand traumatisme de cette relation franco-allemande et explique à elle seule la volonté des dirigeants d’après-guerre (De Gaulle et Adenauer, mais aussi Schuman, lui-même Lorrain des frontières, ayant été le fruit d’une histoire partagée entre les deux pays) de le dépasser en multipliant les formes de coopération économique (mutualisation du charbon et de l’acier, au premier chef), politique et culturelle (développement des jumelages de villes) et de rapprochement diplomatique au sein de la construction européenne. Tout cela est bien connu mais ce qui l’est moins est à quel point il existe une forme d’Héritage allemand de l’Occupation à travers une soixantaine de dispositions toujours en vigueur, comme le montre de manière inédite l’historienne Cécile Desprairies, en démontrant notamment pourquoi cet aspect est resté longtemps (et logiquement ?) sous silence par les autorités françaises – celles-là même qui, jusqu’au discours du Vel d’Hiv du président Jacques Chirac de juillet 1995, se refusaient à considérer que l’Etat français (à travers le régime de Vichy) avait une quelconque responsabilité dans la politique menée par l’occupant allemand sur son sol.

Là encore, même si la période, de sinistre mémoire, laisse peu de place à la revendication par l’actuelle République fédérale allemande – fondée sur un « patriotisme constitutionnel » (selon Jürgen Habermas) en opposition totale avec « l’héritage » du totalitarisme nazi – d’une quelconque influence sur notre quotidien et notre droit, l’ouvrage de Cécile Desprairies offre un regard en miroir de l’Allemagne à travers l’histoire française. A partir de faits, d’archives et de témoignages, l’historienne et germaniste restitue une série de dispositions allemandes toujours en vigueur sur le plan de la vie quotidienne (pratiques hygiénistes, amendes pénales…), des habitudes et pratiques alimentaires (congélation et installations frigorifiques, aliments lyophilisés, levures, production de betteraves…), des coutumes vestimentaires (lunetteries, survêtements…), des métiers et statuts (Cours d’assises, diplômes d’avocats, détectives privés, sapeurs-pompiers…), des équipements et transports (urbanisme, moteurs diesel, énergie hydroélectrique…), de l’esthétique et de la culture (abréviations, typographie, polars…) et, enfin, de la nature et de l’agriculture (fermage, eau pure, sylviculture, législation sur la chasse…).

Suivant le précepte de l’historien Marc Bloch (arrêté, torturé puis exécuté par la Gestapo le 16 juin 1944) dans Apologie pour l’histoire ou métier d’historien (comprendre plutôt que juger), Cécile Desprairies se garde d’instruire des procès vis-à-vis de l’Occupant et de l’Etat français, qui plus est à partir d’une « affaire » politique, économique, juridique et culturelle aussi complexe, mais offre des clés de compréhension sur les raisons du maintien de certaines dispositions d’un régime autoritaire et répressif. Très illustré et documenté, cet inventaire propose ainsi un autre regard sur les influences mutuelles nées d’un régime d’occupation entre occupants et occupés, comme le remarque avec justesse Emmanuel Le Roy Ladurie dans sa préface. Bien que très douloureuse et de funeste mémoire, cet épisode fait aussi partie de notre histoire partagée.

 

Patrimoine historique commun, volonté de trouver une autre forme de coopération bilatérale et recherche d’une vision nouvelle sans idées reçues, le trait commun de ces trois ouvrages sur l’Allemagne à travers le miroir français s’exprime de la manière la plus pure dans le projet, lancé à la rentrée scolaire de 2006-2007, d’un manuel d’histoire franco-allemand ou encore, sur le plan plus local, dans la politique de bilinguisme dans les espaces frontaliers franco-allemands (Strasbourg « offrant » à ce titre la possibilité dans de nombreuses écoles publiques de disposer de classes bilingues maternelles et élémentaires).