Jason Sharman revient sur le récit traditonnel de la domination européenne et interroge les limites de cette dernière.

Selon l’historiographie traditionnelle, la domination de l'Europe sur le reste du monde, qui était à son apogée durant le XIXe siècle, était la conséquence inéluctable de sa supériorité militaire. Mais ne doit-on pas s’interroger sur ce paradigme ? En revisitant l’histoire du développement des empires coloniaux européens, Jason Sharman souligne que les facteurs traditionnellement proposés pour expliquer la domination européenne ne résistent pas à un examen approfondi, mais aussi que cette domination était limitée jusqu’au XIXe siècle.

 

La supériorité militaire européenne surévaluée ?

L’ouvrage conteste la thèse de la révolution militaire selon laquelle la rivalité permanente entre les nations européennes les a conduites à développer des armes supérieures à celles du reste du monde et à définir des stratégies militaires plus efficaces   . Il souligne que la géographie et le climat hors de l’Europe empêchaient l’alignement d’importants effectifs de soldats comme sur ce continent et l’utilisation d’armes plus létales que celles de leurs adversaires. En outre, la conquête européenne a été effectuée par des petites armées voire des bandes de mercenaires.

La supériorité militaire européenne se heurtait à de fortes résistances, voire était menacée. Tout d’abord, des bandes armées autonomes ont combattu en exploitant les ressources offertes par la géographie locale. Cette stratégie est similaire à celle qui sera utilisée par les mouvements de libération nationale au moment de la décolonisation. À l’inverse, les sociétés complexes comme les Aztèques ou les Incas se sont révélées moins efficaces pour résister aux Européens. Dans une perspective de long terme, selon Jason Sharman, les guerres de décolonisation ont révélé la fragilité de l’argument de la supériorité militaire.

Par ailleurs, l’armée ottomane a représenté une menace importante, voire existentielle, pour les Européens. Elle disposait d’une infanterie équipée de fusils, d’une cavalerie, d’ingénieurs, d’artilleurs, était ravitaillée grâce à une logistique organisée par une bureaucratie complexe et, enfin, était financée par des ressources collectées par un système fiscal centralisé. De même, les nombreuses défaites subies par les Européens en Afrique de Nord ont montré les limites de cette supériorité militaire européenne.

Les débuts de la domination européenne, qui se limitaient souvent à des incursions, ont bénéficié d’une conjonction de facteurs favorables. Puisque la domination territoriale était l’objectif principal des gouvernements locaux, ces derniers ne se trouvaient pas en rivalité directe avec les nations européennes. Les Européens, qui se voyaient attribuer des ports ou des concessions commerciales, entretenaient des relations d’allégeance avec les puissances locales.

D’autres facteurs ont contribué à long terme à la victoire des armées des nations européennes : la démographie, leur logistique supérieure notamment grâce à leur maîtrise des mers, leur capacité à s’appuyer sur des alliés locaux, leurs ressources financières et l’exploitation des divisions de leurs adversaires.

Le facteur démographique a joué dans certaines régions du monde un rôle décisif. En Amérique, les épidémies et l’augmentation du nombre des colons européens ont largement contribué à la domination européenne. À l’inverse, en Afrique, les terribles conditions sanitaires et médicales ont freiné l’expansion des Européens sur ce continent.

Le commerce entre une métropole et ses colonies était souvent contrôlé par une compagnie des Indes à qui l’État conférait un monopole. Ces compagnies étaient des sociétés par actions et leur statut était à responsabilité limitée. Mais ces compagnies privées se sont retrouvées souvent en faillite en raison notamment de l’augmentation des dépenses liées aux fonctions régaliennes (administration, défense, etc.) provoquée par l’extension des territoires sous leur contrôle. L’expansion coloniale des nations européennes répondait plus à des soucis de prestige qu’à des calculs rationnels.

 

Une critique de l’historiographie traditionnelle

L’approche de cet ouvrage critique la démarche traditionnelle historique en soulignant le rôle primordial de la culture et des idées, les pièges de la périodisation et les biais dus à l’européocentrisme.

Jason Sharman estime que les idées et la culture sont, depuis les débuts de l’époque moderne, les principaux moteurs de l’histoire humaine à la place de la technique et des rivalités militaires. Les institutions et les organisations, qui sont façonnées par leur environnement social et culturel et qui s’appuient sur la routine et le cérémonial, ne peuvent pas être considérées comme le simple produit d’une recherche permanente et rationnelle d’efficacité. Pour qu’il soit pertinent, le modèle d’optimisation suppose plusieurs conditions : une détermination aisée des relations causales, la lenteur de l’évolution de l’environnement et la possibilité de mettre en œuvre des réformes. Mais, dans la réalité, la concomitance de ces conditions n’existe pas. A contrario, les perceptions et les anticipations des populations, qui sont spécifiques à chaque culture, définissent leurs préférences, déterminent la façon dont elles analysent leur environnement et, enfin, façonnent les institutions. Ainsi, l’impact des technologies et la mise en œuvre des tactiques militaires dépendent des contextes culturels et politiques.

Puisque la connaissance de la fin d’une période historique tend à biaiser son analyse, la domination européenne de la fin du XIXe siècle altère le récit des siècles antérieurs. Seuls les événements supposés annonciateurs de l’issue finale sont retenus tandis que les faits qui infirment l’inéluctabilité de l’évolution sont écartés car ils sont considérés comme des déviations aléatoires et sans signification. Mais fixer la fin de la domination européenne après la décolonisation ou au début du réveil de la puissance chinoise change le regard porté sur elle. Si elle est considérée comme inéluctable, la domination européenne implique que les empires extra-européens étaient en retard et en déclin. Cependant, la Chine a été la première puissance à organiser de grandes armées professionnelles utilisant des armes à feu et effectuant des tirs à la volée, à construire des fortifications résistant à l’artillerie et à s’appuyer sur une bureaucratie sophistiquée.

Selon l’auteur, l’historiographie dominante est le produit d’un européocentrisme qui considère l’Europe comme un modèle universel dont la domination était inéluctable. En adoptant une vision téléologique, cet européocentrisme a imposé ses concepts et sa périodisation sur l’historiographie mondiale, conduisant à accroître l’incompréhension avec les cultures du reste du monde.

Bien que la remise en cause par Jason Sharman du rôle de la supériorité militaire pour expliquer les conquêtes européennes apparaisse convaincante, il semble difficile d’en conclure que les guerres et plus généralement l’activité militaire ont joué un rôle négligeable dans le décollage économique européen. Ainsi, au XIVe siècle, la peste noire, qui avait conduit à l’amélioration de la productivité en raison du manque de main-d’œuvre, a été suivie par une forte mortalité résultant des épidémies propagées par les troupes en mouvement au cours des guerres incessantes. Cette forte mortalité, sans être accompagnée de destructions matérielles très importantes, aurait permis une augmentation continuelle du revenu par tête en Europe   .

 

L’ouvrage de Jason Sharman s’inscrit dans le courant de l’historiographie qui vise à dépasser une vision européocentrique de l’histoire du monde en adoptant une vision extra-européenne et en analysant les échanges multidimensionnels qui ont eu lieu entre les Européens et les peuples extra-européens ; dans une même veine, citons les travaux de Christopher Bayly, Jack Goody, Romain Bertrand ou Serge Gruzinski.

À moyen terme, Jason Sharman anticipe le retour d’un monde multipolaire, le déclin de l’Europe et l’accès de l’Inde et de la Chine au statut de puissances dominantes. La période future serait donc un retour à la normale après une période de déséquilibres au profit de l’Europe.