Un livre passionnant qui interroge à nouveaux frais le modèle de la séparation entre juifs et chrétiens dans l'Antiquité tardive.

« Prouve donc aussi qu’il [le Christ] a consenti à naître homme par l’intermédiaire de la vierge, selon la volonté de son Père, à être crucifié et à mourir. Puis montre encore qu’après cela il est ressuscité et qu’il est monté au ciel », déclare le juif Tryphon au narrateur chrétien dans Dialogue avec le juif Tryphon de Justin de Naplouse. Que Jésus fût à la fois homme, messie, Christ   et Fils de Dieu mort crucifié constitue la pierre d’achoppement à partir de laquelle les chemins des juifs et de ceux qu’on peut appeler les judéo-chrétiens vont se dédoubler    dès les premiers siècles de notre ère pour favoriser un peu plus tard l’éclosion de deux identités distinctes : celle des juifs et celle des chrétiens. L’historiographie du débat concernant juifs et chrétiens des premiers siècles n’aura de cesse en définitive de tenter de répondre à deux questions essentielles : quand et comment ces deux groupes religieux ont-ils vu leurs chemins bifurquer ?

La question de la séparation des chemins apparaît saillante depuis les années cinquante du dernier siècle, notamment en raison de la connaissance beaucoup plus précise du judaïsme du Second Temple et des premiers siècles de notre ère (on pense ici entre autres à la découverte des manuscrits de la mer Morte en 1947 et à l’intérêt croissant pour les textes dits « intertestamentaires »). Ce que l’on appelle la troisième quête du Jésus historique   a conduit à reconnaître la pleine appartenance de Jésus et de ses disciples au judaïsme de leur époque, opérant par là même une mutation du paradigme discursif concernant les rapports entre judaïsme et christianisme.

Dans les années 1980 émerge la notion de « Parting of the ways » forgée par James D. G. Dunn   qui témoigne d’un large consensus établi autour de l’idée selon laquelle la rupture entre judaïsme et christianisme aurait été consommée durant le IIe siècle. Cette thèse sera remise en question à la fin des  1990 par l’exégète américain Daniel Boyarin   qui tentera de démontrer que les deux groupes religieux ne se sont distingués qu’au terme d’un long processus d’appropriation de marqueurs d’identité, lequel court selon lui jusqu’au IVe siècle.

 

Un lent processus de différenciation

C’est dans ce cadre historiographique qu’il faut considérer l’ouvrage intitulé Juifs et chrétiens aux premiers siècles. Identités, dialogues et dissidences paru sous la direction de Dan Jaffé   . Rassemblant les contributions de plus d’une vingtaine d’exégètes, cette somme entend mettre en lumière la diversité des formes, des lieux et des moments ayant contribué à la distinction entre judaïsme et christianisme. L’ouvrage propose ainsi un cheminement thématique déclinant quatre grandes parties : le contexte juif dans lequel Jésus et Paul ont évolué, les rapports entre rabbis du Talmud et judéo-chrétiens, la façon dont les Pères de l’Église définissent des marqueurs identitaires susceptibles de favoriser la distinction entre judaïsme et christianisme et enfin un ensemble d’études comparatives éclairant les pratiques, croyances et doctrines des deux groupes religieux dans les deux premiers siècles de notre ère.

La première partie confirme l’inscription du personnage de Jésus dans le judaïsme de son époque en interrogeant notamment le positionnement théologique de Paul de Tarse à la fois par rapport au discours de Jésus et par rapport au(x) judaïsme(s) de son temps   . Cette réflexion conduit entre autres, dans le sillage d’une nouvelle génération d’exégètes et d’historiens, à considérer que Paul était un Judéen ayant continué à observer la Torah tout en reconnaissant la messianité de Jésus. Une telle perspective permet dès lors d’envisager la naissance du christianisme à la lumière du ou des judaïsmes. Dans le prolongement de cette réflexion vient s’inscrire la place de Jacques le juste, considéré comme un personnage ayant eu une formidable influence sur les mouvements judéo-chrétiens des premiers siècles. L’ensemble de ces facteurs invite donc à porter un regard nuancé sur les conditions historiques, sociales et théologiques ayant présidé à la séparation du judaïsme et du christianisme. La chute de Jérusalem en 70, la naissance du mouvement rabbinique à Yabné à la fin du premier siècle   , les deux Guerres judéo-romaines de 66-73 et de 132-135 de notre ère, l’évolution de la société romaine au cours de l’Antiquité tardive ou encore l’émergence à Alexandrie, chez les juifs, au IIe siècle, de recueils de dicta hétérogènes recensant paroles et actes des messies au cours du premier siècle apparaissent comme autant d’éléments pointés par les différents contributeurs susceptibles d’expliquer le processus de différenciation en cours entre judaïsme et christianisme dès les premiers siècles de notre ère.

 

La mise en place de lignes d’orthodoxie

A ce contexte socio-culturel traversé par plusieurs événements décisifs vient s’ajouter la mise en place de cadres normatifs établis par les rabbis du Talmud et par les cercles chrétiens ou judéo-chrétiens. Après 70, les rabbis, considérant les judéo-chrétiens comme leurs opposants, se voient contraints de définir les frontières de l’identité et les lignes de l’orthodoxie. Qu’on cite par exemple l’existence de la Birkat ha-minim, prière de malédiction prononcée contre les judéo-chrétiens dans les synagogues, et l’on mesure la façon dont l’identité religieuse peut alors se définir selon une dynamique de rejet. Rejet d’autant plus nécessaire que les judéo-chrétiens se considéraient comme totalement juifs puisqu’ils observaient la Torah tout en reconnaissant la messianité de Jésus et en pratiquant des actes de guérison en son nom. De la même façon, les ébionites, nés du temps de Jésus, qui reconnaissent en Jésus le messie, mais non-divin, s’inscrivent encore dans le cadre judéen. Il convient donc pour les identités en construction que sont celles des juifs et des chrétiens de durcir les positions afin de dégager nettement des lignes d’orthodoxie. De ce point de vue, la rivalité exégétique qui conduit les juifs à lire en Is 7, 14 une annonce de la naissance d’Ezéchias (à partir du terme alma signifiant « jeune fille »), et les chrétiens une annonce de leur messie (à partir du vocable grec de la Septante parthenos, la vierge) est à plus d’un titre emblématique de la construction des deux identités en miroir.

Mais ce n’est véritablement qu’avec les Pères de l’Eglise, notamment au début du IIe siècle, que ces identités vont s’affirmer. Au premier christianisme à coloration juive (on peut faire par exemple référence à la Didachè   dont les prières correspondent en grande partie à l’héritage juif) succède ainsi un christianisme de combat qui éclot notamment à travers la hiérarchie ecclésiale. On pense entre autres à un Ignace d’Antioche, premier écrivain dans son Epître aux Magnésiens (10, 1.3) à employer le mot « christianisme » opposé au judaïsme « comme le mauvais levain » ou au traité de Tertullien Contre les juifs (195-197). Il ne faudrait toutefois pas prêter à cette littérature chrétienne du IIe siècle un caractère systémique : certains écrits échappent en effet à la dimension polémique. Citons par exemple l’admirable Dialogue avec le juif Tryphon de Justin de Naplouse. L’auteur y met en scène un juif Tryphon dialoguant avec l’auteur chrétien, lequel tente de le convaincre que Jésus est bien le messie humain que les juifs attendaient. Si au terme de l’ouvrage, Tryphon ne se convertit pas, il n’en reste pas moins que la réflexion se déploie avec naturel et précision et que l’identité chrétienne se dessine constamment en miroir de l’identité juive, puisqu’elle prend en permanence appui sur l’Ancien Testament qu’elle cite abondamment. Nous sommes donc là en présence d’un texte - rédigé vers 150 - qui témoigne de la façon dont juifs et chrétiens pouvaient encore dialoguer à partir d’une histoire en grande partie commune.

Ce n’est qu’avec le concile de Nicée   (325) et la mutation de l’Empire romain désormais acquis aux idées chrétiennes que vont se durcir les positions chrétiennes, favorisant l’éclosion de traités soucieux de définir l’identité chrétienne en conflit avec celle des juifs. On peut ainsi citer Préparation évangélique et Démonstration évangélique d’Eusèbe de Césarée (313-335), Contre les judaïsants de Chrysostome (386-387) ou Lettres festales de Cyrille d’Alexandrie (414-416). On mesure donc ici la manière dont les identités juive et chrétienne se sont progressivement affirmées : il ne s’agit pas d’un mouvement brutal et uniforme, même si on peut légitimement considérer qu’au IVe siècle, le triomphe du christianisme de la Grande Eglise porte en ses flancs une stricte définition de ses croyances et une volonté d’éradication des croyances d’autres adversaires (gnostiques, manichéens, ariens…).

 

Lignes de convergence et de divergence

Or, c’est précisément dans les croyances et les pratiques à l’oeuvre que se font jour à la fois les grandes lignes de démarcation et de convergence entre judaïsme et christianisme. Serge Ruzer   , dans une contribution consacrée au temps terrestre et au temps céleste, montre ainsi la façon dont le courant de Jésus témoigne d’une diversité d’approches, les unes privilégiant le rétablissement espéré du Temple, les autres affirmant la dimension essentielle du Temple dans le salut eschatologique. Marie-Françoise Baslez   , quant à elle, s’intéresse au paradigme de la martyrologie dans les mondes juif et chrétien de l’Antiquité. Elle souligne l’émergence commune d’une martyrologie qui se constitue véritablement au milieu du IIe siècle, tant dans les communautés juives que dans les communautés chrétiennes, avant de pointer un écart significatif selon lequel l’idéologie du martyr chez les juifs se trouve étroitement associée à la notion de résistance alors que chez les chrétiens, elle réfère à une théologie de la rétribution adossée à l’imitation du Christ.

 

Continuité et discontinuité : vers la mutation du modèle « Parting of the ways »

Le présent ouvrage, riche de ses nombreuses contributions (chacune d’elles étant suivie d’une bibliographie très complète), apporte un éclairage tout en nuances sur les identités en construction des juifs et des chrétiens en privilégiant notamment les phénomènes de continuité et de discontinuité. On ne saurait en effet défendre la thèse d’un « Parting of the ways » qui se serait opéré de manière brutale et uniforme, en quelques décennies. Chacun des articles, à travers les thèmes étudiés ou les lignes théologiques évoquées, converge vers un constat similaire : le judaïsme rabbinique et le christianisme puisent à une matrice commune   ; rabbins et chrétiens proviennent du peuple judéen vivant en Palestine ou en Diaspora et le processus de différenciation s’est établi dans un jeu de continuité et de discontinuité.

 

Que le présent livre privilégie, dans l’approche des deux systèmes religieux que sont le judaïsme et le christianisme, un mode opératoire fondé sur trois composantes : le groupe social, les pratiques et croyances et les conceptions théologiques nous paraît réellement pertinent. Ce mode opératoire évite ainsi de s’enfermer dans un modèle unique (celui d’un « Parting of the ways » ayant eu lieu au IIe siècle ou celui d’une séparation tardive au IVe siècle). L’ouvrage nous replonge de fait avec subtilité au cœur du débat concernant le « Parting of the ways » : peut-on réellement parler de séparation des chemins ou serait-on autorisé, dans le sillage de nouveaux chercheurs dont le chef de file est Boyarin, à parler plutôt d’une croisée des chemins ? Dans ce cas, il faudrait opérer une mutation du modèle « Parting of the ways » en privilégiant peut-être davantage les points de convergence existant entre judaïsme et christianisme, ce qui ouvrirait par là même la perspective d’un dialogue interreligieux renouvelé. Toujours est-il que Juifs et chrétiens aux premiers siècles est une invitation passionnante à découvrir ou redécouvrir les écrits religieux de ces premiers siècles de notre ère, tant dans leur diversité que dans leur richesse intellectuelle et culturelle