Pour Bertrand Vergely, c'est le basculement de l'égalité des sexes vers l'identité des sexes qui rend acceptable l'idée ultra-libérale de production d'enfants.

Mercredi 12 juin 2019, lors de son discours de politique générale devant l'Assemblée nationale, le Premier Ministre Edouard Philippe a annoncé que le projet de loi de bioéthique, qui doit intégrer l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes, serait présenté en juillet en conseil des ministres et examiné fin septembre devant les députés.
 

Une qestion biologique, seulement ?

Les conséquences en sont la modification pour tous du Code de la santé publique ainsi que du Code civil. On assiste à une mise en question des relations de parenté, fondées jusqu'à présent sur l'engendrement, qui ancre la procréation des humains dans la nature. Pour le philosophe Bertrand Vingely, les notions de père et de mère, voire de frère et de sœur, vont devenir des mots vides, des fictions juridiques. La PMA introduit aussi de nombreuses interrogations, au sujet notamment de l'âge limite de procréation, des dons de gamètes, de l'homoparentalité, du droit de l'enfant à avoir et à connaître son origine. Une nouvelle aube se lève pour l'homme qui, en achevant de se rendre, ainsi que le disait Descartes, «  comme maître et possesseur de la nature  » dans la limite d'une morale de la générosité au sens d'une volonté réfléchie, finit par sortir des limites posées par la raison naturelle à notre volonté. L'homme en arrive à se prendre pour Dieu : sa volonté n'a plus d'autre limite que celles posées par les biotechnologies, qui sont repoussées plus loin chaque jour. Le projet de Bertrand Vergely est de comprendre les raisons qui ont conduit les hommes, après avoir tué Dieu, à entreprendre de tuer l'homme.

 

La PMA et ses ambiguïtés

La PMA (Procréation Médicalement Assistée), au départ, est une simple médecine réparatrice. Elle permet aux couples ayant des difficultés à concevoir de corriger une défaillance (par un don de gamètes par exemple). La mise au point, en Angleterre dans les années 70, de la fécondation in vitro par le gynécologue Patrick Steptoe et le biologiste Robert Edwards, a permis la naissance du premier « bébé-éprouvette », Louise Brown, en 1978. Qu’entend-on exactement par la notion de PMA ? Les praticiens réservent en général l’appellation PMA aux aides à la procréation qui amènent à manipuler gamètes ou embryons. Ainsi, la fécondation in vitro, le transfert des embryons, l’injection intracytoplasmique de spermatozoïdes, le transfert des gamètes ou des zygotes, la congélation des embryons, le don de sperme ou d’ovules sont autant d’interventions médicales qui tombent sous la notion générale de « PMA ». Cependant, les diverses polémiques montrent que la PMA, dans ses évolutions annoncées - où la médecine réparatrice cédera le pas aux opportunités ouvertes par la technologie biologique - renvoie surtout à des questions juridiques et à une transformation de la famille.

Pour Bertrand Vergely, la revendication de la PMA est apparue dans un contexte qui n'est pas anodin. Il s'agit de celui de la théorie du genre, qui nie les différences entre les sexes. Parfois qualifiée de « féministe », cette théorie est en réalité surtout portée par les militant(e)s LGBT qui voient un obstacle à l'égalité dans les différences sexuées, et qui considèrent qu'en matière de parenté aussi, tout doit être possible pour tous. Les différences ne seraient donc que culturelles et sociales. Approfondissant ce désir d'égalité, le mouvement du « mariage pour tous » aspire à une totale égalité entre couple hétérosexuel et couple homosexuel, confondant de fait égalité et identité. Contre les lois de la nature que l'on cherche à maîtriser coûte que coûte, s'est développée l'idée d'une maîtrise de la reproduction, la dissociant de la sexualité.

 

Ambiguïté du «  pour tous  » ou les méfaits de l'égalité

Le désir d'enfant – ou son absence – appartient à chaque être humain dans sa singularité. Le risque d'en faire un objet de plaisir à l'attention des parents pose la question des droits de l'enfant, avant celle du droit à l'enfant. Dans le premier cas, l'enfant a des droits, à commencer par le droit à avoir et connaître son origine ; dans le second cas, il est tout simplement réduit à l'objet d'une production. Ainsi le «  droit  », par definition opposable, est-il un terme vague, trouble et éventuellement pernicieux, encore plus lorsqu'il est droit «  pour tous  » ; puisqu'en l'ocurrence, tous les acteurs de cette histoire ne sont pas consultés au moment ou s'écrit son scénario.

Bertrand Vergely y voit la promotion d'une société où la singularité est condamnée au nom du refus des différences et du mérite. La morale et le droit, dans la société qui s'esquisse, se voient retournés : c'est à eux d'obéir à l'individu, constate le philosophe. La société du «  mariage pour tous  » soulève des confusions du fait de l'indétermination du «  pour tous  ». En donnant la même chose à tous, on renonce en fait à l'équité qui prend en compte la singularité de chacun, et corrige la généralité de la notion de «  justice  ». On retrouve cette même réduction dans la formule «  la réussite pour tous  ». Si l'on accorde la réussite à tous, écrit encore Bertrand Vergely, à quoi bon passer des examens ? C'est aussi oublier que quoi qu'il en soit, les jeunes élèves s'évaluent entre eux et ceci de façon sauvage. L'évaluation scolaire, à la différence, organise cette compétition, limitant ainsi les dégâts de cette sauvagerie   .

 

La PMA ou les conséquences de la redéfinition du mariage et de la filiation

Il faut au minimum remonter jusqu’à la constitution du droit moderne de la famille par la Révolution française et le Code Napoléon de 1804 si l’on veut comprendre ce qui est en jeu dans cette vaste polémique, ce conflit qui oppose en fait deux représentations de l'enfant et de la famille. Il faut aussi interroger la définition juridique de la filiation. Elle était jusqu'alors fondée biologiquement. Le droit français se singularise ainsi par son attachement à une conception médicale de la PMA qui réservait ce traitement aux couples hétérosexuels stériles, selon une perspective réparatrice, et en excluait les couples de femmes, présupposant une naturalité de la procréation. Il conviendrait de mieux distinguer origines et filiation afin de lever la confusion entre la filiation instituée par le droit et les origines. Il n’est pas toujours très clair dans l’esprit de tous qu’il ne suffit pas d’avoir contribué à la conception d’un enfant pour en être un parent.

L’opposition entre la maternité « naturelle » et la paternité « sociale » n’est pas une idée universelle : elle appartient à une aire culturelle, elle a une histoire, et c’est en Occident, avec l’entrée dans la société de l'individu moderne, qu’elle se cristallise au plan juridique, pour la France avec le Code Napoléon de 1804.

Tout remonte à la question du droit naturel. Pour Rousseau, la famille conjugale est «  la première des sociétés et la seule naturelle ». La petite famille conjugale, vue comme le point de passage entre l’animal et l’homme, la nature et la culture, est l’atome originel de toute socialité humaine depuis plus de deux siècles. Cette nature très singulière conférée à la famille conjugale repose sur l’idée qu’entre mâles et femelles humains, adultes et petits, parents et enfants – sexes, âges, générations –, les relations n’auraient pas besoin d’être médiatisées par des règles, des conventions ou des significations instituées parce qu’elles se forgeraient spontanément à partir de la simple complémentarité entre les dispositions et capacités respectives d’êtres différents et « incomplets » ayant besoin les uns des autres, et dont les positions respectives sont naturellement hiérarchisées. Cette représentation donna au mariage un statut tout à fait unique : la seule institution « naturelle », car ancrée dans la nature humaine elle-même. Portalis, le principal rédacteur du Code Napoléon de 1804, premier Code civil des Français, ne manque pas de le rappeler en tête de l’un des passages du Discours préliminaire au projet de Code civil : « Nous nous sommes convaincus que le mariage, qui existait avant l’établissement du christianisme, qui a précédé toute loi positive, et qui dérive de la constitution même de notre être, n’est ni un acte civil ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé l’attention des législateurs et que la religion a sanctifié. »

 

L'égalité de sexe : la fin de la paternité par présomption

C'est parce que l’égalité de sexe est devenue une valeur cardinale de la démocratie que peu à peu a été remis en question l’ancien « ordre matrimonial » du couple, de la famille et de la sexualité. Le mariage n’est plus ce qui fait « alliance » entre un monde masculin et un monde féminin. C'est cette remise en question de la hiérarchie au sein du couple qui est remise en cause. Le mariage n’est plus ce qui sépare la sexualité permise de la sexualité disqualifiée ou prohibée. Le mariage, enfin, n’est plus ce qui fonde la seule vraie famille, car la paternité et la transmission sont désormais assurées et instituées indépendamment du fait que l’homme soit marié ou que le couple reste uni. Là est le cœur, souvent inaperçu, à partir duquel l’idée d’un mariage de même sexe – autrefois considérée comme « impossible » ou « absurde » y compris par les homosexuels eux-mêmes – a pu se développer.

En 2005 a lieu l'effacement pur et simple, dans notre droit civil, de la distinction terminologique qui organisait tout l’univers de la famille du Code Napoléon : la distinction entre filiation légitime et filiation naturelle. Désormais, la filiation ne repose plus sur le socle du mariage. Elle a été refondée sur son propre socle, elle est commune à tous et indépendante du fait que les parents soient mariés ou non mariés, unis ou séparés.

C'est dans cette logique historique des événements que s'inscrit la proposition de loi sur la « PMA » pour toutes les femmes. C'est aussi autour de la question de l'égalité que se cristallisent les polémiques. Egalité qui se confondrait, selon Bertrand Vingely, avec identité, faisant ainsi référence à la critique de Tocqueville dans La Démocratie en Amérique (1835) :

« Il faut reconnaître que l’égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes, ainsi qu’il sera montré ci-après, des instincts fort dangereux ; elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul. »

 

Remarque : cet article s'est également appuyé sur le rapport remis en 2014 au Ministère des affaires sociales et de la santé, au Ministère délégué chargé de la famille : Filiation, origines, parentalité Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle. Rapport du groupe de travail Filiation, origines, parentalité : Irène THERY présidente, Anne-Marie LEROYER rapporteure. 

 

Sur Nonfiction.fr :

- Sommes-nous libres ?, de Henri Atlan et Bertrand Vergely lu par Stéphanie FAVREAU

- Retour sur la fonction paternelle dans la clinique contemporaine, Louis Sciara,  lu par Sabine CORNUDET

- Des humains comme les autres, Bioéthique, anonymat et genre du donIrène Théry, lu par Margaux LOIRE

- L’égalité, pas mon genre ! Ou qui a peur du genre à l’école ? Chronique de Nada CHAAR.